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Réponse aux organisations TIL et Cercle A. Zeroual

Article paru dans Femmes algériennes en lutte, bulletin du Groupe femmes algériennes, n° 2, décembre 1978, p. 41-48


Réponse au cercle A. Zeroual

De par la carence d’analyse qui existe au niveau des organisations politiques algériennes sur la situation des femmes en Algérie, nous tenons donc à souligner l’initiative du Cercle Abdellatif Zeroual, initiative qui s’est concrétisée par une approche de réflexion sur la femme algérienne dans une plateforme intitulée : « Les Communistes et la question féminine en Algérie. »

La plateforme pose avec beaucoup de confusion l’éternel débat femme ouvrière/femme bourgeoise. Un amalgame systématique est entretenu entre les termes exploitation et oppression. Citons :

« la femme ouvrière subit une double oppression en tant que femme et en tant qu’ouvrière. La femme bourgeoise subit une oppression en tant que femme mais possède les moyens d’y remédier en recrutant des hommes (?) … Il n’y a pas de commune mesure entre la cage dorée et spacieuse de la bourgeoise et l’enfer de la femme ouvrière ».

Si l’exploitation est liée à la place d’un individu dans le processus de production et aux rapports qui en découlent, l’oppression, elle, ne se réduit pas à l’économique et renvoie à une situation d’arbitraire culturel et social qui maintient la femme, bourgeoise ou ouvrière, dans une étroite relation de dépendance et de subordination à l’égard du sexe opposé. D’ailleurs la réflexion du Cercle A. Zeroual est si confuse qu’il nous donne lui-même les arguments suivants :

« la femme est opprimée en tant que femme, c’est-à-dire que son sexe détermine les tâches qui lui sont imposés. »

Et si comme le proclame le Cercle A. Zeroual, la femme bourgeoise a les moyens de remédier à son oppression de femme, ceci est lié aux formes spécifiques de son oppression en tant que femme bourgeoise et non à l’absence d’oppression, liée à son appartenance de classe. Ce sont ces formes d’oppression qu’il s’agit de définir et qui se distinguent de celles de la femme ouvrière, bien que toutes deux subissent la même nature d’oppression, une oppression liée au sexe.

Autre point crucial de la plate-forme du Cercle A. Zeroual : l’émancipation de la femme ne sera possible que lorsque « la femme de la classe ouvrière sera maîtresse de ses moyen de production ». Il est ajouté plus loin « le communisme est le but final de tout le prolétariat, par conséquent la lutte de l’ouvrière et de l’ouvrier pour ce but doit, dans l’intérêt de tous les deux, être mené en commun et inséparablement. » Non seulement, on fait totalement abstraction des possibilités d’émancipation de la femme non ouvrière car abstraction est faite de l’existence de son oppression mais surtout on appelle implicitement à ce que la lutte pour l’émancipation de la femme se fasse par et dans le cadre d’une lutte pour l’appropriation des moyens de production au sein d’un d’un parti d’avant-garde. Il y a là négation complète et incompréhension de la nécessité aujourd’hui, d’un mouvement autonome de femmes dont la tâche est de cerner les termes, la nature et les formes de leur oppression.

Réponse à t.i.l (travailleurs immigrés en lutte)

Jusqu’à maintenant, le mouvement des femmes a dû se définir sans l’aide d’aucun héritage sérieux de critiques marxistes sur le rapport des femmes à notre société. Aussi parce que cet héritage fait défaut, nous avons dû explorer l’expérience féminine à partir de ce que personnellement nous la savions être. C’est ce que nous tentons aujourd’hui en répondant aux camarades de Travailleurs Immigrés en Lutte. Leur article (n° de mai) tente de tracer le tableau de l’oppression des femmes et l’importance capitale pour « nous, femmes » de différencier les classes sociales auxquelles nous devons nous adresser. C’est là de toute évidence un souci majeur que toutes les femmes doivent prendre en compte et auquel nous nous sommes pour notre part toujours efforcer de répondre.

Cependant notre réflexion n’a pas abouti à la même analyse ! Il n’est pas très intéressant de revenir aux positions de T.I.L, nous essayerons plutôt de donner un bref aperçu de nos positions sur plusieurs points qui semblent être en débat dans plusieurs mouvements politiques algériens. Nous pouvons cerner grossièrement plusieurs tendances. Ceux qui insistent sur le fait que seule la classe ouvrière peut libérer la femme et qui réduisent ainsi l’oppression de la femme de façon mécaniste et schématisée. D’autres qui avancent que l’analyse économique ne peut, à elle seule, embrasser les aspects de l’oppression psychologique et physique des femmes. D’autres qui insistent pour changer les hommes. Cette dernière position constitue une transition paisible vers la libération qui évacue toute lutte politique mais surtout qui rejette toute véritable libération de la femme. Ces diverses tendances qui se traduisent sous des formes différentes sont bien entendu en rapport au statut social des femmes qui le défendent.

Pour notre part, il nous est difficile de nous retrouver dans l’une ou l’autre de ces tendances. Nous essayons de partir de nos expériences personnelles quotidiennes pour lutter. Cette lutte couvre par tous ses aspects le combat de toutes les couches défavorisées. Et c’est parce que nous exprimons notre lutte sous cette forme que l’on nous demande encore : « êtes-vous féministes ou politiques ! » Nous répondons inlassablement que la lutte féministe est une lutte politique. Dés lors les objectifs du mouvement de femmes révèlent une nouvelle signification subversive.

Réformes ou pas

L’affirmation de notre combat central et prioritaire autour de la question des droits élémentaires soulève de nombreux problèmes. Il ne s’agit pas comme T.I.L l’affirme de « quelques réformes et améliorations » de notre condition. Se battre pour les droits élémentaires c’est déjà assurer la destruction de la famille, et en ce sens, ce ne peut pas être une lutte de réformes. Par exemple, la question du droit au travail pour la femme : cette revendication pourrait être satisfaite par la bourgeoisie algérienne. Or, elle ne l’est pas car cette bourgeoisie sait, elle, que cette revendication bouleverserait tous les rapports traditionnels en vigueur au sein de la famille. Et lorsqu’elle est amenée à l’intégrer, à cause des besoins économiques, elle la contrôle et la limite en ratifiant une loi qui stipule l’interdiction pour les femmes de travailler sans l’autorisation du mari (Avant-projet du Code de la famille : art. 32).

Notre lutte pour les droits élémentaires n’est pas réformiste. C’est ce qui nous permet d’ouvrir la lutte contre la domination du capital au sein de la famille et de rejoindre par ce biais le combat de la classe ouvrière.

La femme bourgeoise est-elle opprimée ?

C’est là le deuxième point posé par les camarades de T.I.L. Nous pensons, pour notre part, que le rôle de la famille en tant qu’institution liée à la production capitaliste, détermine la situation d’oppression de toutes les femmes. Toute analyse de cette oppression doit procéder d’une analyse de la famille. L’introduction du capitalisme a fait de l’homme un travailleur salarié auquel incombe la responsabilité financière des femmes et des enfants. Quant à la femme, isolée dans la maison, se trouve accomplir un travail considéré comme « non productif » : élever les enfants et servir au renouvellement de la force de travail du mari. Aussi la famille devient-elle le lieu où se renforce et se perpétue une division sociale basée sur le sexe. C’est précisément cette spécificité de l’oppression des femmes, également définie par le nombre d’heures de travail, le type du travail et les rapports qui en découlent, qui détermine la situation de la femme quelque soit son appartenance de classe.

En Algérie, on peut observer combien les femmes bourgeoises font les frais de l’oppression. 70% des femmes sont encore à la maison et la bourgeoisie algérienne a encore besoin de ce type de famille. Il faudrait raisonner à partir de cette réalité, plutôt que d’affirmer comme T.I.L que la libération des femmes de la classe ouvrière réside dans la possibilité de trouver un emploi. Il faut partir d’une réalité où 70% des femmes sont au foyer, subissant quotidiennement brimades et humiliations. D’autre part, quand bien même ces femmes travailleraient, l’esclavage de l’usine ne les libère pas de l’esclavage de l’évier.

Il importe de préciser que la bourgeoisie organise la famille de façon à ce que la femme devienne dépendante : dans toutes les familles, y compris les familles bourgeoises, le repas est servi par les femmes, même si celles-ci sont allées travailler. Rendre compte de cela, c’est dire que la forme spécifique d’exploitation que représente le travail ménager exige une lutte spécifique de toutes les femmes. Il ne s’agit pas seulement pour les classes travailleuses de trouver un emploi, il s’agit de lutter pour que tous les services domestiques soient assurés par la société. La question de l’emploi ne garantit nullement la libération bien qu’elle assure une moins grande dépendance à l’égard de l’homme.

On nous a souvent répéter que les femmes bourgeoises peuvent devenir des exploiteuses, se faire servir leur repas par d’autres femmes. C’est là un fait que nous ne contestons pas. Seulement c’est réduire la famille au seul aspect du travail ménager. A partir de l’isolement imposé aux femmes, est né le mythe de leur incapacité sociale. A travers cet amoindrissement de la figure sociale de la femme, la bourgeoisie a commencé à construire « un rôle féminin » et a fait de l’homme le médiateur entre elle et le reste de la société. Ce rôle n’incombe pas seulement aux femmes de la classe ouvrière mais aussi à celle de la bourgeoisie. Même si selon T.I.L « les femmes petites-bourgeoises ayant intérêt au maintien de la division capitaliste du
travail, n’iront jamais jusqu’à combattre le capitalisme, ni la famille », elles expriment dans leur lutte un processus inconscient où la dynamique anticapitaliste détruira la famille. C’est pourquoi même si les femmes travailleuses peuvent libérer toutes les autres, refuser les femmes bourgeoises de combattre, c’est priver les femmes travailleuses de forces pour réellement gagner leur libération.

La lutte contre les hommes !

Certains veulent exploiter notre autonomie, notre non-mixité pour expliquer que nous faisons de notre lutte, une lutte contre « l’oppresseur masculin ». C’est là une interprétation erronée de ce que doit être l’autonomie d’un mouvement de femmes. Des groupes non-mixtes permettent de répondre aux difficultés qu’ont certaines femmes à pouvoir s’exprimer de par l’intériorisation de leur soi-disante infériorité. C’est une question de rapport de forces, de discussions d’un vécu de femmes par les femmes et non une délimitation abstraite d’une lutte contre les hommes. Cependant, il nous semble important de dire que l’homme en tant que chef de famille est devenu un instrument d’exploitation de la femme, instrument du capital. Nous devons dénoncer la subordination de la femme à l’homme, en tant qu’objet, tout en en ne perdant pas de vue qu’eux même sont subordonnés à un système. C’est-à-dire que nous aurons dès maintenant à combattre pour qu’il n’y ait aucune concession, aucun compromis dans nos relations avec les hommes.

Encore et toujours le prolétariat !

T.I.L explique par ailleurs « que le prolétariat n’a aucun intérêt objectif à l’oppression des femmes travailleuses » : « les hommes ne gagnent rien à la tutelle des femmes ». La condition des femmes est déterminée par leur fonction de reproductrice, qui dans le système capitaliste acquiert des caractéristiques précises. La reproduction de l’individu est en même temps reproduction de marchandises : la force de travail. Le travail domestique permet à cette force travail de se renouveler donc de se vendre.

Un bouton cousu, un lit fait, un repas, constituent des fonctions vitales pour la production et la reproduction de l’homme. Le travail domestique constitue une valeur d’usage pour les capitalistes. L’ouvrier a des intérêts immédiats à conserver ses privilèges de tutelle sur sa femme, car s’il n’assure pas la qualité de sa force de travail, il ne trouvera pas à se vendre. C’est dans ce sens que nous pouvons parler d’intérêt immédiat et conscient de la classe ouvrière à vouloir maintenir des privilèges au sein de la cellule familiale. Marx expliquait lui-même que la classe capitaliste n’a pas besoin de veiller au renouvellement de la force de travail, elle « peut se fier hardiment aux instincts de conservation du travailleur libre ».

Conclusion

Nous aurions pu penser (comme semble le croire les camarades de T.I.L.) que le rapport de domination qui subordonne la femme à l’homme allait pouvoir être supprimé par l’accès des femmes à l’indépendance économique. En fait, la main d’oeuvre féminine reste une main d’oeuvre spécifique qu’illustre la différence des salaires. Lorsqu’il n’y a pas disparité, il y a alors impossibilité d’accession à des postes de responsabilités. Le maintien de la discrimination entre hommes et femmes au niveau du travail est utilisé par le pouvoir dans le but d’en faire une main d’oeuvre très malléable.

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