Interview de Chawki Salhi réalisée par Cecilia Garmendia et parue dans Inprecor, n° 342, du 6 au 19 décembre 1991, p. 11-13
Les élections législatives qui devaient se tenir en juin 1991, avaient été suspendues suite à l’instauration de l’état de siège par le gouvernement du Front de libération nationale (FLN), incapable de contrecarrer les manifestations intégristes par d’autres moyens (voir Inprecor n° 334 du 5 juillet 1991). Le nouveau Premier ministre algérien, Sid Ahmed Chozali, a fixé le scrutin au 26 décembre 1991.
Un seul des dirigeants du Front islamique du salut (FIS) incarcérés en juin dernier, Mohammed Saïd, a été libéré ; mais, malgré des menaces de boycott et des louvoiements, la direction intégriste actuelle semble s’apprêter à participer au processus électoral.
Inprecor a interviewé Chawki Salhi, porte-parole du Parti socialiste des travailleurs (PST).
INPRECOR : La loi électorale imposée par le pouvoir semble avoir provoqué des remous importants, notamment au moment de son examen à l’Assemblée nationale, tant entre le gouvernement et le FLN que parmi l’opposition.
Chawki SALHI : Ces divergences apparentes sont largement artificielles. Autant les différents courants du pouvoir que la plupart des partis dits démocratiques, à l’exception du Front des forces socialistes (FFS) d’Hocine Aït Ahmed, sont en fait d’accord sur le scrutin majoritaire à deux tours. Cela démontre leur incompétence et leur absence de bon sens car la plupart d’entre eux vont ainsi disparaître de la scène électorale.
Ce consensus n’a été rompu que par le Parti socialiste des travailleurs (PST), qui s’est battu pour la proportionnelle, rejoint ensuite par une trentaine d’autres petites organisations.
Les intégristes, eux, se sont déclarés partisans d’un scrutin majoritaire proportionnel, avec prime à la majorité — cela leur avait d’ailleurs donné de bons résultats le 12 juin 1990 (1). Le FFS, lui, après beaucoup d’hésitations s’est déclaré partisan de la proportionnelle départementale (qui ne l’avantage pas vraiment, mais qui est un mode d’élection moins scandaleux que le scrutin à deux tours).
Mais tout ce débat est artificiel, car une fois que les grands partis démocratiques ont compris que la magouille du pouvoir pour les élections du 27 juin 1991 était destinée à réduire le poids du FIS dans l’Assemblée populaire nationale (APN), ils ont accepté ce grand trafic démocratique. Ce système permet une forte représentation des populations du Sud, très dispersées, un poids plus faible de celles de la campagne et encore moindre de celles des villes.
Ce mode de scrutin lésait y compris ces grands partis démocratiques, car tous les phénomènes politiques nouveaux se déroulent d’abord dans les agglomérations. La loi électorale arrange évidemment le pouvoir, qui jouit de fait de la bénédiction de la plupart des partis d’opposition. Certains partis (dont celui d’Ahmed Ben Bella) proposaient un « troisième candidat au second tour » (aujourd’hui, il faut plus de 10 % pour y être présent mais, selon les traditions, il ne reste que deux candidats en lice) — mais c’est aussi de la mauvaise arithmétique.
Lorsque la loi a été votée, plusieurs personnalités du pouvoir ont enfin compris que le scrutin à deux tours était à double tranchant et que, même s’il gagnait, le FLN risquait de rencontrer des problèmes pour s’assurer d’une majorité absolue — la plupart de ces alliés potentiels étant menacés de disparaître.
Un autre débat est apparu autour de la loi électorale ; il s’agit du système des procurations, qui, de fait, empêchait les femmes de voter (2).
Il y a deux ans, la lutte des femmes pour le droit de vote était totalement ignorée dans les médias et parmi les grands partis démocratiques. Puis, les gens ont commencé à prendre conscience que 3,5 millions de femmes mariées allaient se voir confisquer leur voix, ce qui a provoqué un vent de panique. Il y a même eu un conflit entre le Premier ministre, Sid Ahmed Ghozali, et l’APN qui a tenu à marquer sa souveraineté par rapport au gouvernement, en faisant des modifications de forme à ce sujet.
Finalement, le Conseil constitutionnel, qui, en général, n’a ni représentativité ni fonction, a examiné la loi et a supprimé le droit de vote sur présentation du livret de famille. Les femmes ont donc maintenant légalement le droit de voter, même si beaucoup d’entre elles ne le feront pas parce qu’on les empêchera de quitter leur domicile ; en tout cas, leur vote ne sera plus manipulé.
Quelle va être l’attitude du Front islamique du salut (FIS) ? Si ses principaux dirigeants sont toujours emprisonnés, va-t-il appeler à boycotter ces élections ou non ?
Il faut rappeler que le FIS a connu un éclatement important au lendemain de l’arrestation d’Abassi Madani et d’Ali Belhadj, le 30 juin 1991, entre les dirigeants historiques, d’une part, et un secteur représenté par des leaders moins connus, de l’autre. Les premiers représentaient la tendance dure, et même militaro-guerrière du FIS. Pour sa part, un illustre inconnu, sans aucun charisme, qui, depuis, apparaît comme le dirigeant public du FIS, Hachani, a déclaré qu’il fallait refuser de discuter avec le pouvoir tant que Madani et Belhadj restaient en prison. Mais malgré cela, il a vite commencé à négocier avec le gouvernement et s’est lancé dans la préparation des législatives, tout en déclarant que le FIS ne participerait pas au scrutin tant qu’il y aurait des emprisonnés.
Finalement, le FIS se prépare non seulement à y participer, mais il accepte même de ne présenter ses grands leaders emprisonnés que comme suppléants, pour contourner la réglementation qui oblige les gens à déposer eux-mêmes leur dossier de candidature — il continue de dire à sa base que les prisonniers sont simplement candidats. Le FIS accepte donc ce déni de justice : des accusés présumés innocents sont traités comme des coupables et interdits de droits civiques ! La loi était évidemment faite pour empêcher Madani et Belhadj de se présenter et le FIS s’y est plié, en ne les présentant que comme suppléants. Mais le pouvoir a même refusé cela — alors que ce n’est pas stipulé par la loi ; Hachani a alors déclaré que le FIS boycotterait les élections, en mettant en garde le pouvoir : « Continent voulez-vous que j’aille dire au Majlis-el-Choura [la direction du FIS] d’y participer ? Si on participe il faut gagner ; si on ne participe pas, il faut empêcher les élections. » La direction du FIS agit donc à sa guise pour participer à tout prix au scrutin.
A ton avis, après l’état de siège, le FIS dispose-t-il d’un soutien aussi important parmi la population qu’auparavant ?
Le FIS a énormément reculé ; déjà au printemps 1991, son influence parmi la population avait été entamée. Mais, malgré cela, il a repris une place centrale sur la scène politique, parce que les autres forces sont incapables de se présenter comme une alternative — à cause du vide politique.
Les partis démocratiques ont engagé toutes leurs énergies dans des polémiques virulentes contre telle ou telle loi de l’Assemblée nationale, laissant le terrain au FIS qui apparaît comme une opposition sans nuances, conséquente et constructive.
Mais dans le domaine au cœur des préoccupations des gens, l’aggravation de la crise économique, le FIS reste marginal ; il n’arrive pas, malgré ses tentatives pour construire un syndicat, à jouer un rôle moteur dans le mécontentement social à partir du moment où celui-ci doit s’exprimer par des revendications.
Mais le FIS est quand même apparu sur la scène politique : il a rempli un grand stade à la rentrée pour demander la levée de l’état de siège ; il a organisé des marches, dont celle de Tizi-Ouzou, les 23 et 24 novembre 1991, pour se donner un ton conquérant et combatif. Cela lui permettra peut-être de légitimer sa position de participation aux élections, et de la faire accepter par une base combative.
Après avoir menacé d’empêcher la campagne électorale de se dérouler, dernièrement, certains secteurs du FIS se sont mis à saborder les activités des autres partis — Ben Bella n’a pas pu tenir plusieurs meetings dans l’Est.
Il est difficile de savoir s’il s’agit de dérapages, d’une orientation décidée ou d’un baroud d’honneur avant de participer à la campagne.
Quelle est l’attitude de la population vis-à-vis des prochaines élections ?
La crise économique est la préoccupation majeure des gens. En outre, la démocratie a perdu du crédit aux yeux de la population ; l’état de siège a encore davantage mis en évidence le caractère dérisoire des prétendues alternatives en présence qui se chamaillaient dans les médias, tout en faisant des démarches impuissantes. Le pouvoir est apparu comme le maître du jeu — au-delà du gouvernement, il s’agit de l’armée, du président, etc. Les gens perdent toute confiance dans cette démocratie ; non seulement le jeu des partis est dérisoire, mais avec le danger du FIS, qui a été exagéré par la façon même dont le pouvoir a bredouillé en juin 1991, le régime a donné l’impression d’avoir tout cédé.
Il existe un profond sentiment, pas seulement chez la petite-bourgeoisie, mais aussi parmi des secteurs populaires importants, qu’en fait, au nom du statu quo, les grands partis ne veulent pas que le peuple décide, parce qu’on ne sait pas ce qu’il choisira ! Les positions de différents dirigeants de l’opposition entretiennent cette confusion — par exemple, Aït Ahmed a défendu le gouvernement, l’armée et la politique économique ; un leader du Mouvement démocratique pour le renouveau algérien (MDRA), parti croupion du FLN, a appelé à l’ « unité de tous » et à supprimer la démocratie pour sauver l’Algérie : ces personnages restent pourtant toujours aussi populaires ! Les gens ne croient plus que la démocratie puisse fonctionner ; ils pensent que le pouvoir est derrière tout, avec ses combines ; les directions apparaissent comme quelque chose de tout à fait secondaire.
En même temps, on a assisté a une campagne, orchestrée par le gouvernement, disant : « Attention, restez tranquilles ; les élections vont être reportées ». Ces rumeurs visaient les velléités combatives de la classe ouvrière, pour imposer la paix sociale avec le chantage d’un coup d’Etat —même si cela n’a jamais formulé comme tel. Un bruit a couru selon lequel la grève générale qu’avait tenté d’organiser l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), en juin 1991, avait été une manœuvre du pouvoir pour empêcher la tenue des élections — et ce, dans le but de paralyser les travailleurs qui voudraient se battre. Tout cela marche, à cause du manque de confiance en la démocratie et du démantèlement quasi complet des organisations sociales et des comités populaires démocratiques issus de 1988 : aujourd’hui, il ne reste quasiment que des partis assez lamentables.
Par ailleurs, les rares travailleurs qui avaient suivi les appels à la grève lancée par le FIS, en juin, ont été licenciés et n’ont jamais retrouvé leur emploi malgré la campagne qui a été menée ; cela a donné un sentiment d’impuissance aux salariés et semé la peur — ils savent qu’en ce moment il y a des vagues de licenciements et de réductions d’effectifs.
La campagne électorale n’intéresse donc pas grand monde, est en fait destinée à gagner la paix sociale. Ce n’est pas un hasard si le chef du gouvernement a attendu d’avoir passé un accord avec l’UGTA et d’avoir soupesé les chances de sa réussite, avant de confirmer que les élections auraient lieu à la date indiquée et que les rumeurs étaient infondées.
Dans ce contexte, il faut s’attendre à un taux d’abstention élevé, mais pas à un boycott, parce que les gens ne voient pas d’alternative. En outre, beaucoup de jeunes ne voteront sans doute pas, tout simplement parce qu’ils n’ont pas de pièce d’identité (d’ailleurs beaucoup de nos candidats n’en même avait pas, ils les ont faites en urgence). Le système de cartes électorales est aussi très désordonné (avant, ce document n’avait aucune valeur) — beaucoup de gens en ont deux, d’autres n’en ont aucune ! Enfin, toutes les femmes, à mon avis, ne voteront pas et, cette fois-ci, le mari ne pourra pas le faire à leur place.
Mais, si le FIS participe, on assistera à un affrontement sur la scène politique et les gens suivront la campagne électorale : ils regarderont le duel, même s’ils ne votent pas.
La situation économique semble s’être beaucoup aggravée ces derniers temps. Le gouvernement a introduit de nouvelles réformes du type Fonds monétaire international (FMI). Cela provoque-t-il des réactions parmi les travailleurs ?
La crise a commencé depuis longtemps ; le gouvernement précédent d’Hamrouche avait déjà engagé des réformes d’ajustement structurel, semblables à celles appliquées dans d’autres pays du tiers monde, pour obtenir des crédits internationaux rapides pour sa campagne électorale (prévue en juin 1991). Les mesures provisoires prises alors camouflaient la gravité des réformes en cours. Le FMI veut évidemment que les Algériens soient encore plus pauvres, pour disposer d’une main-d’oeuvre bon marché et redresser la place de l’Algérie sur le marché mondial. Pour ce faire, le gouvernement a dévalué le dinar (en le divisant par cinq), ce qui a beaucoup appauvri la population. Il a dissimulé la dévaluation derrière une simple opération administrative (profitant du fait que le dinar n’est pas convertible) : à partir d’une date précise, il a été annoncé que le dinar coûtait deux fois moins cher, et au bout de deux ans on a vu qu’il coûte quatre fois moins cher ! Ça a été dissimulé derrière des taxes considérables fixées sur certains produits de consommation intermédiaires – par exemple, les électroménagers — alors que les produits de consommation courante (le lait, l’huile, etc.), dans un premier temps, demeuraient à des prix bas – alors que nous les importons ; ceci a caché la gravité de la situation. Mais le FMI voulait aussi que le gouvernement arrête sa politique de soutien des prix et que ceux-ci soient libérés — ce qu’Hamrouche avait promis dans une lettre d’intentions au FMI.
Les élections prévues en juin n’ayant pas eu lieu, le FMI ne peut pas financer indéfiniment le FLN avec ses fonds, même si le spectre intégriste pèse sur cette instance internationale. Le gouvernement Ghozali s’est trouvé dans l’obligation de remplir les promesses d’Hamrouche pour avoir des crédits ; il a même choisi d’aller plus loin et de vendre une partie des droits d’exploitation du pétrole algérien à des compagnies étrangères (sous prétexte d’augmenter la production) (3). Le FMI prétend évidemment récupérer tout ce qu’il avait perdu avec la révolution coloniale et la pression des peuples, et mettre à bas toutes les barrières protectionnistes.
Face à ces mesures, on a assisté à un débat très confus au sein de la clase politique, organisé par Ghozali lui-même (le précédent gouvernement faisait des choses tout aussi graves mais n’en informait préalablement personne !) ; mais, le Premier ministre a aussi organisé ces discussions pour « faire passer la pilule » auprès de la population, en les présentant comme des « mesures de bon sens », et en discréditant tout autant les solutions plus populistes au sein du FLN même, que les réactions combatives. Le populisme du FIS a aussi été battu en brèche par cette espèce de politique de containment – la direction intégriste actuelle semble apparemment convenir au pouvoir. Le FFS a aussi subi une campagne terrible de la part du gouvernement.
Face à l’offensive libérale du pouvoir, la population a d’abord reçu un véritable coup de massue. Ensuite, des grèves ont éclaté dans des secteurs de salariés privilégiés (enseignement supérieur, médecins, pilotes d’avion, etc.) demandant des hausses salariales (qui peuvent sembler énormes quand on pense à la misère des autres travailleurs). Mais la majorité des travailleurs avait très peur des licenciements, et l’UGTA ne s’est mise en mouvement que sous la pression de sa base. Cela a débouché sur des négociations entre ce syndicat et le gouvernement, où apparemment le dirigeant ouvrier n’était présent que pour obtenir la paix sociale, tout en faisant mine d’arracher une augmentation dérisoire — le salaire minimum était de 2 500 dinars (1 dinar équivaut à 0,25 FF), il ne devrait passer à 3 500 dinars qu’en juillet 1992, malgré les hausses impressionnantes des produits de consommation courante.
Entre-temps, ni le FMI, ni la banque française, le Crédit lyonnais, qui chapeaute un prêt international considérable, n’ont versé un centime, en attendant le vote définitif de la loi de libéralisation des prix et peut-être aussi un éclaircissement du paysage politique.
Le PST a-t-il quand même réussi constituer des listes électorales pour les élections législatives ?
Malheureusement, nous n’avons pas réussi à constituer un front avec d’autres organisations ; même si l’UGTA semble cette fois-ci avoir changé de ton à notre égard et qu’elle a manifesté un certain intérêt à certains endroits pour le PST. Cependant, nous avons réussi à présenter 53 candidats, dans 16 départements. Nous comptons des figures importantes sur nos listes, dont le secrétaire général du syndicat d’entreprise des cheminots — qui vient d’ailleurs de lancer un préavis de grève nationale —, ainsi que d’autres dirigeants de luttes.
Le PST présente de nombreuses candidates femmes. A ce sujet, il faut noter qu’à nous tout seuls nous comptabilisons le quart des candidates femmes de l’ensemble des partis (alors que nous présentons seulement 1 % des candidats du pays).
Par ailleurs, un groupe de militants révolutionnaires de l’organisation Mouvement communiste d’Algérie vient de rejoindre les rangs du PST.
28 novembre 1991
Propos recueillis par Cecilia Garmendia
1) Voir Inprecor n° 311 et 312 des 15 et 29 juin 1990.
2) Selon la loi électorale en vigueur jusqu’à présent, les hommes avaient le droit de vole pour leur femme sur simple présentation du livret de famille. Depuis des années, les organisations de femmes se battent contre cette législation, sur le thème « Un homme, une femme, une voix » et « Une présence, un bulletin de vote ». Voir lnprecor n° 325 du 1er mars 1991.
3) Le 30 novembre 1991, l’Assemblée nationale a voté une nouvelle loi sur l’exploitation du pétrole qui ouvre les champs algériens aux compagnies internationales (les prises de participation seront autorisées jusqu’à 49 %), officiellement sous prétexte d’alléger la dette. Ce vote intervient 20 ans après la nationalisation du pétrole.