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Samira Fellah : Algérie. Les femmes refusent la résignation

Textes parus dans Inprecor, n° 389, mars 1995, p. 17-21 et p. 32-35


L’Algérie est venue, ces dernières années, s’ajouter aux dures expériences iranienne, afghane pour éclairer la question des rapports entre femmes et intégrisme, question caractérisée par une violence exceptionnelle. Pourquoi les femmes se retrouvent-elles cibles privilégiées des islamistes, pourquoi servent-elles d’instrument d’affirmation de mouvements politico-religieux ? Qu’a-t-elle de si spécifique, cette place des femmes, pour qu’il faille leur nier tous les droits, les faire payer de leur vie, des combats politiques pour des projets de société qui les excluent presque autant les uns que les autres ? Pourquoi servent-elles de chair à canon dans ses guerres d’un nouveau type ? A ces questions devront répondre toutes celles et tous ceux que touche cette réalité. De la même manière que, d’action en analyse, le mouvement féministe occidental et la réflexion marxiste ont construit les thèses sur l’oppression des femmes, le rapport au marché du travail, il nous faudra, à partir de l’histoire que nous forgeons, au jour le jour, décrire, comprendre, expliquer, théoriser, pour que d’autres puissent continuer notre action. Pour le moment, nous en sommes à quelques bribes de réponses et à des masses de constats.

Depuis l’indépendance de l’Algérie, traditionalistes et modernistes se livraient bataille au travers du statut des femmes. Dans cette société patriarcale, ébranlée par les transformations sociales qu’avaient entraînées la guerre de libération nationale et les nécessités de reconstruction du pays, les femmes avaient conquis des espaces publics appréciables, dans les grandes villes tout au moins. La génération des femmes formées dans les luttes démocratiques des années 70 et 80, nourries des idées féministes occidentales, portées par les enthousiasmes de l’indépendance, des nationalisations, de la scolarisation massive des filles, de l’accès à l’université avait réagi régulièrement, à chaque agression du régime, en s’appuyant notamment sur la légitimité historique des moudjahidates. Les mobilisations de ces noyaux se sont régulièrement affirmées contre les projets de statut personnel, les lois restrictives et discriminatoires sur le sports, le droit au logement, les autorisations de sortie du territoire soumises à tutelle parentale ou maritale. Sous la pression de fractions traditionalistes du pouvoir, les décideurs tentaient de reprendre d’une main ce qu’ils donnaient de l’autre et les militantes ripostaient sans relâche, jusqu’à l’adoption du code de la famille, en été 1984.

Très peu d’entre-elles connaissaient la virulence des textes islamistes de l’époque. Pourtant les déclarations de Soltani, dans la décennie 70, n’avaient rien à envier à celles de Abassi ou de Belhadj. C’est l’occasion de rappeler que les thèses islamistes ne sont pas nées brutalement, un jour funeste de 1988 ou 1989. Mais à la différence de ces dernières années, elles étaient extrêmement minoritaires.

La genèse

Dans leurs écrits, les islamistes à l’époque, considéraient que le pouvoir algérien était illégitime parce qu’il ne reflétait pas l’identité fondamentalement musulmane du peuple algérien, mécréant parce qu’il avait fait le choix du « socialisme » et qu’il entraînait tout un peuple dans la dépravation, en autorisant les « interdits » musulmans, en éloignant les femmes de leur mission naturelle et originelle de procréatrices et d’éducatrices. Il fallait donc, d’après eux, corriger cette profonde crise morale par un redressement des mœurs, passant nécessairement par une réduction radicale des femmes séduites par « l’occident », d’où un foisonnement de publications moralistes et de pamphlets dont les plus célèbres étaient de Masmoudi et de Abou Jerra.

Ces thèses, les même qu’aujourd’hui, montrent bien que la question des femmes est centrale dans le projet islamiste, comme dans tout projet fondamentaliste d’ailleurs. Cette question est tellement essentielle qu’elle est à l’origine de multiples divisions de la mouvance islamiste. Si les sections féminines d’El Irchad Ouel Islah, proches de Hamas de Mahfoud Nahnah, dans un passé plus récent, ont toujours admis le droit au travail, au divorce, à la pratique du sport sans remettre en cause ni la polygamie ni la présence des hommes sur les femmes, d’autres tendances, celle du FIS notamment, allaient jusqu’à utiliser les barres de fer contre les étudiantes de cités universitaires pour les empêcher de sortir. Malgré ces différences, tous s’entendent pour considérer que l’édification de l’ordre islamique passe par la normalisation de la société et par l’asservissement des femmes à leur rôle de génitrice et d’éducatrice.

Le développement

Ces idées ne pouvaient s’épanouir dans une Algérie en plein essor, admirée, adulée, riche de sa rente pétrolière qui offrait travail, logement et santé pour tous. Pas plus qu’à l’ombre d’une dictature qui ne souffrait aucune contestation. Il en allait tout autrement, dans l’Algérie des années 80, aux prises avec une crise économique sans précédent. La mal-vie qui en résultait avec son lot de chômage, d’exclusion et d’appauvrissement de pans entiers de la société, entretenait plus qu’un cadre pour exprimer sa révolte. Son besoin de comprendre les causes de la détresse sociale se satisfaisait des explications sommaires propagées par les islamistes grâce aux relais que constituaient les innombrables mosquées.

Par ailleurs, la crise économique provoquait un repli sur les structures traditionnelles de solidarité, ravivant un terreau que les islamistes ont pu utiliser.

C’était la faute aux femmes si rien n’allait dans le pays, c’était la faute aux femmes si les jeunes n’avaient pas de travail, si les désœuvrés se droguaient, si les orphelinats s’emplissaient.

La brèche démocratique forcée de 1988 avait offert des espaces à tous, au mouvement démocratique comme aux islamistes, mais avec cette inégalité, au départ : le régime de Chadli n’allait pas laisser les mouvements de gauche se développer alors que cette ouverture avait pour but de développer l’infitah économique et de libéraliser à outrance. Les islamistes se révélaient des appuis de choix sur la question économique et la foi dans la force de l’armée permettait les calculs les plus osés. Ainsi fut fait. Les femmes, qui avaient également profité de cette ouverture pour élargir leur base de pression, et réalisé de formidables mobilisations, se sont retrouvées face à un ennemi supplémentaire qui bénéficiait de la complicité du premier. Leurs protestations ne pouvaient être que brailleries comme la révolte des jeunes n’avait été que « chahut de gamins ». Quels poids pouvaient avoir les revendications des femmes face à un tel enjeu ?

Les prêches les plus violents contre les femmes se sont développés et les violences physiques se sont impunément multipliées. Le pouvoir s’obstinait, pourtant, à reléguer ces actes, symptomatiques d’une confiance grandissante des islamistes en leur propre force, au statut d’exception, de simple fait divers. Confiant dans sa force, il les laissa dire et faire, pensant pouvoir reprendre les choses en main quand il le déciderait.

La confrontation

Les mobilisations de ces années-là étaient encadrées par cette génération de femmes de 40 ans dont les rangs s’élargissaient à de jeunes activistes des mouvements étudiant et berbère, seuls bastions où les idées de gauche se perpétuaient, se renouvelaient. Dans le reste de la société, le radicalisme prenait peu à peu la forme de l’islamisme et le discours misogyne du FIS répondait aux frustrations des jeunes et à leurs rancœurs. Le succès électoral du FIS aux municipales, en 1990, les a définitivement convaincus qu’ils étaient bien dans le camp des vainqueurs. A cette époque-là, campagne électorale oblige, c’était les femmes qu’il fallait soulager de tous les fardeaux, c’était les femmes qu’il fallait réhabiliter, « donnons-leur de l’eau, des logements décents, des salaires » même, mais à la condition qu’elle restent à la maison, qu’elles fassent des enfants et qu’elles laissent les hommes, traduisez par là les hommes du FIS, s’occuper des affaires sérieuses, celles de l’Etat. La majorité écrasante des femmes, les travailleuses surtout, usées par la vie quotidienne, par la double journée harassante, les transports difficiles, les pénuries d’eau et de denrées, les horaires impossibles des enfants scolarisés, se sont abandonnées à ce discours de prise en charge. D’autres, les jeunes notamment, trouvaient dans l’activisme militant des espaces de liberté, un droit au mouvement que la société traditionnelle ne leur aurait jamais permis autrement. Elles avaient droit, de plus, à une reconnaissance sociale jamais rêvée de la part de pères, de frères et de voisins. A ce prix-là, le voile ne comptait pas. De signe d’oppression, il devenait un moyen d’affirmation de soi. Ce sont ces femmes qui ont servi à opposer aux revendications féministes les arguments les plus contraires aux droits des femmes. Ce sont elles qu’on a fait défiler, par milliers, dans les rues d’Alger, de Constantine et de Blida, réclamant un Etat islamique qui ne leur consentirait que le rôle de reproduction de l’espèce.

Rien d’étonnant donc à ce que ces femmes en lutte pour leurs droits d’une part, et l’intégrisme de l’autre, se soient retrouvés, peu à peu, dans une confrontation de plus en plus directe, de plus en plus violente.

C’est cette confrontation, de plus en plus inégale, qui se traduit aujourd’hui par les enlèvements, les viols, les assassinats de femmes, inlassablement dénoncés par les noyaux organisés de femmes.

Ces manifestations extrêmes de la violence contre les femmes sont relativement récentes puisqu’au début de la guerre civile larvée, les femmes étaient exclues des listes d’exactions. Une fatwa générale avait décrété qu’une femme ne pouvait se faire tuer que si elle-même portait des armes. C’est ainsi, d’ailleurs que fut justifié le premier meurtre, celui de la petite Belhadj, secrétaire de police. On entendait à la télé l’informateur de ce meurtre expliquer qu’ils avaient fouillé le sac de la jeune fille à terre pour y prendre le PA inexistant. C’est seulement une dizaine de mois plus tard que Katia Abad, lycéenne de 17 ans, est abattue à un arrêt de bus de Meftah pour avoir refusé de porter le hidjab. Sinistre concrétisation de la campagne de terreur menée, menaçant de mort toutes les femmes qui n’accepteraient pas de se plier à cette injonction. Campagne ratée, d’ailleurs, puisqu’en dehors de villages où l’hégémonie récente des groupes armés intégriste, conjuguée au traditionalisme, est indiscutable, les femmes ont continué à aller aux courses, au travail, tête nue, occupant la rue, de jour, ostensiblement. C’est l’époque où les femmes, étrangères les unes aux autres, échangent sourires et regards, dans une complicité empreinte de malice, puisant courage et énergie dans cette résistance partagée, si éloignée des manifestations bruyantes et gaies des années précédentes. Puis sont venus les meurtres sanglants de femmes accompagnant dans la mort leurs maris, frères ou pères désignés par les groupes armés comme fonctionnaires ou simples appui du système. Jeunes, vieilles, enceintes, la télé commença de faire défiler les images de leurs corps ensanglantés, de leurs gorges cisaillées, de leurs ventres ouverts. Les deux jeunes filles de Birtouta, tout près d’Alger, en novembre 1994, firent éclater l’horreur des filles enlevées et violées. Les repentis, défilant sur le petit écran, se sont mis à décrire les pratiques sauvages et primaires des groupes de maquis. La guerre aux « kouffars » devenait donc totale : au nom du djihad islamique contre les mécréants, le pillage et le viol sont désormais autorisés. La peur réservée aux représentants modestes du pouvoir, policiers, gendarmes, petits fonctionnaires d’Etat et à leur familles, aux militants de partis complices du coup d’Etat de janvier 1992, aux intellectuels perçus comme des alliés du régime, s’étendait à toute la société. La rentrée scolaire de septembre 1994, interdite par les communiqués du GIA, depuis août, s’est faite, quand même malgré la peur généralisée. Envoyer ses enfants à l’école, y aller soi-même quand on est enseignante, surtout, relevait du plus grand courage, de la volonté de ne pas céder à une sale guerre entre deux puissants protagonistes armés que refusaient et continuent de refuser les masses, dans leur ensemble. De toutes les manifestations organisées ces dernières années contre le terrorisme, celle du 22 mars 1993 à l’appel de l’Union générale des travailleurs algériens et celle du 22 mars 1994 à l’appel des femmes, correspondent à des moments de révolte sincère contre la violence. L’appel à cette dernière manifestation contenait des termes ignobles, fleurant le racisme néo-pied noir de certains pans de la petite bourgeoisie que cette guerre privait de ses privilèges mesquins, du genre « on peut plus boire tranquillement sa petite bière avec les copains ». Mais les femmes qui constituaient les deux tiers des manifestants, réclamaient essentiellement le droit à la vie, à la différence, et certainement pas le meurtre organisé de centaines de milliers de jeunes désespérant de la vie au point de l’ôter aux autres, dans un jeu sinistre de quitte ou double avec l’histoire.

Pour le droit à la vie

Les véritables rendez-vous sont, depuis quelque temps déjà, les enterrements. Morbide mais vrai ! C’est à ces occasions que s’échangent les informations, les conseils, les adresses discrètes, c’est là que s’organisent la solidarité, les départs, les prises en charge. C’est là que chacun mais surtout les femmes se ressourcent aux contacts rendus difficiles par les précautions à prendre, au partage de la peine et de l’angoisse. L’enterrement de Mme Ouraïs, enseignante et militante femme, assassinée dans la rue, en ce mois de ramadhan a regroupé des centaines de femmes, enseignantes pour la plupart. Les propos échangés étaient plus des serments de résistance que des messages de désespoir. La peur est là, bien sûr, mais la colère, bien au-delà, la colère devant l’impuissance d’une population prise en étau dans une guerre dont les moyens la dépassent, dont les formes la révoltent.

C’est avec l’ignoble assassinat de Nabila Djahnine, présidente de l’association de femmes Cri de femmes, qu’une nouvelle étape est franchie. A travers elle, ce sont bien les militantes qui sont ciblées, autrement dit les maillons les plus déterminés dans l’opposition au projet islamiste. A travers elle, c’est les voix résolues que l’on veut faire taire, pour assujettir la société entière. La logique des groupes armées consiste non seulement à isoler le régime, à l’extérieur comme à l’intérieur, à le harceler sur tous les fronts, afin d’atomiser ses forces mais aussi à tétaniser la population de façon à tuer dans l’œuf toute velléité d’opposition à leur volonté de conquête du pouvoir.

Ni FIS, ni armée !

Or c’est bien cette troisième force, ce front d’opposition aux islamistes, indépendant du pouvoir que les femmes n’ont pu contribuer à construire. De même que dans les années d’ouverture démocratique, elles n’ont pu contraindre tous ceux qui se proclamaient démocrates à être conséquents avec eux-mêmes. Plus touchées que quiconque par le projet islamiste, les femmes avaient une conscience plus aiguë du danger. Cassandre jacassantes pour beaucoup de « démocrates », elles ont obtenu, de ci, de là, des soutiens quelquefois réels, bien souvent lâchés du bout des lèvres, à des moments cruciaux. Lors de la campagne contre les procurations, de la bataille pour des candidatures de femmes aux législatives en 1991, des batailles de cités universitaires, les limites étaient lamentablement, tragiquement visibles. A l’édification d’une force réelle, les leaders « démocratiques » préféraient ostensiblement les médias. Pendant que des militantes s’usaient à la tâche, d’autres, se gargarisaient de phrases bien tournées devant les caméras d’outre-mer. Non pas que l’utilisation des médias soit inutile pour un travail de propagande, mais ils et elles en oubliaient la nécessité du travail de terrain. La logique dévoyante de la médiatisation continue puisque les stars politiques, à l’abri, dans l’exil, vivant de déclarations intempestives, font payer leurs positions désormais personnelles à celles qui ont choisi de ne pas abandonner le terrain.

C’est Nabila Djahnine, opposée, en janvier 1992, aux appels de l’armée qui feront des islamistes des martyrs de la démocratie, déterminée à poursuivre sa lutte de femme et de démocrate par la résistance farouche, qui tombe sous les balles de l’ennemi.

Les traditions unitaires dominantes dans la mouvance féministe ont toujours empêché de dénoncer les mensonges les plus flagrants et les déclarations les moins respectueuses de la pluralité des positions. Le souci de voir en positif, à travers la médiatisation de femmes algériennes, quelles qu’elles soient, la reconnaissance des luttes de femmes, avant tout, a pourtant causé bien des injustices et bien des entorses à la réalité militante.

Le refus d’apparaître divisées a enfermé toute une fraction du mouvement femmes, depuis janvier 1992, dans un silence qui a contribué à faire croire qu’elles ne militaient plus. Et pourtant, pendant que ces grandes dames participent courageusement aux plateaux illustres de chaînes françaises, des militantes, modestes, discrètes, continuent de travailler, d’enseigner malgré les écoles incendiées, jusque dans les quartiers chauds et les villages éloignés, participent à la grève de la faim des licenciés des PTT, en octobre 1994, organisent la grève des pétroliers en novembre, négocient les conventions collectives de décembre, travaillent sans relâche à la formation de jeunes militantes féministes, maintiennent les contacts entre engagées, par des rencontres régulières et dénoncent, de tout près, les assassins. A toutes ces femmes courage, défiant le danger au quotidien, un hommage particulier est dû. Une solidarité particulière aussi. Celle qui est accordée aux réfugiées doit se maintenir et s’étendre de toute évidence. Mais elle ne doit pas faire oublier celle dont ont tant besoin toutes ces Algériennes et tous ces Algériens, qui consacrent leur énergie à vivre normalement, à réduire le poids du stress et de l’émotion et grâce auxquels l’Algérie n’est pas encore un pays de résignés.

Alger, 25 février 1995


Un 8 mars en hommage à Nabila

Nous publions ci-dessous un bref entretien avec Jélila, militante de l’Association pour l’émancipation de la femme, qui nous parle du travail des militantes de son association et des perspectives qu’elles se donnent

lnprecor : Est-il encore possible pour des militantes féministes de militer en Algérie ?

Jélila : Bien que ce soit difficile, c’est absolument nécessaire. De plus en plus ciblées, les femmes se doivent de prendre des précautions. Nous ne voulons pas jouer avec leur vie en les convoquant à des réunions publiques. Nous nous sommes donc organisées en réseau de contacts personnalisés et étroits pour des rencontres qui se déroulent à un rythme régulier au même endroit. Notre but est avant tout de maintenir une solidarité par l’échange qui permet de dépasser l’isolement générateur de peur et de désespoir. Nous avons des militantes qui vivent et travaillent dans les quartiers fiefs des islamistes, subissant au quotidien la terreur des groupes armés. Obligées de porter le hidjab pour pouvoir circuler dans leurs quartiers, contraintes de taire leurs convictions, elles n’ont que ces rencontres pour ne pas sombrer.

Par ailleurs, nous avons décidé d’entamer une réflexion sur les violences faites aux femmes et nous procédons à un recueil de témoignages pour dresser l’inventaire des formes d’agression anciennes et nouvelles, de la violence ancestrale ou institutionnelle à celle des viols et meurtres commis par les groupes armés.

Avez-vous des contacts avec les autres groupes de femmes ?

La dernière expérience de travail unitaire date du 22 mars 1994. Nous nous étions retrouvées nombreuses à vouloir prendre une initiative de rassemblement à la suite d’une recrudescence des assassinats. Avec des représentantes entre autres du Rassemblement algérien des femmes démocrates présidé par Zazi Sadou, journaliste et militante de l’ex-Parti communiste (tendance éradicatrice forcenée), nous avons réussi à nous mettre d’accord, à l’issue d’une journée de travail, sur un appel unitaire qui dénonçait la violence des groupes armés et la répression aveugle du pouvoir. Le lendemain, nous avons été prévenues que le RFD retirait sa signature à cause de la dénonciation du pouvoir. L’appel fut remplacé par une dénonciation unilatérale du terrorisme intégriste exigeant la répression la plus sauvage contre les islamistes.

Et cette position vous paraît erronée ?

Absolument. Il n’est pas possible pour un mouvement démocratique comme le mouvement des femmes de ne pas dénoncer toutes les atteintes aux droits de l’homme et les exécutions sommaires qui faisaient rage à ce moment-là. Même si nous dénonçons en priorité la sauvagerie des groupes armés islamistes, nous ne pouvons innocenter un régime qui minorise toujours les femmes par le code de la famille et qui organise la misère et l’exclusion. Comment leur pardonner d’avoir empêché la publication de la déclaration pour Nabila ?

Pensez-vous pouvoir organiser des activités à l’occasion du 8 mars ?

Le 8 mars de cette année sera consacré à rendre hommage à une sœur de combat assassinée il y a quelques jours, Nabila Djahnine. Peu avant sa disparition tragique, nous avions le projet d’appeler les femmes à réaliser une fresque collective sur une des places d’Alger en hommage à toutes les femmes victimes des violences de cette guerre. La mort de Nabila nous fait mesurer, une fois encore, l’ampleur du danger que courent les femmes. Quoi que nous fassions pour affirmer la présence des femmes en cette date symbolique, nous le ferons avec Nabila pour le combat qu’elle a mené jusqu’à sa mort.

Et comment peut-on vous aider ?

Dans un moment comme ça, nous avons besoin essentiellement d’aide matérielle pour payer des loyers de planques, pour publier, pour taxer rapidement, pour pouvoir circuler, etc.


Communiqué du Parti socialiste des travailleurs *

C’est avec une profonde tristesse que nous avons appris l’assassinat de notre amie Nabila Djahnine aujourd’hui à Tizi-Ouzou.

Combattante de toutes les causes justes, son itinéraire militant a commencé dans les luttes étudiantes pour les libertés démocratiques et contre la sélection sociale, dans les collectifs féminins de la fin des années 80.

Elle était à la tribune des assemblées générales préparatoires du deuxième séminaire du Mouvement culturel berbère (MCB) en 1989. Elle était à la présidence des assises qui fondèrent le Syndicat national des étudiants algériens – autonome et démocratique (SNEA-AD). Elle était fondatrice et présidente de l’association féminine Thighri n’Tmettuth de Tizi-Ouzou (Cri de femmes).

Militante du PST durant toutes ces années, Nabila nous a ensuite quittés après 1991. Mais nous la retrouvions toujours sur le terrain de la lutte démocratique et sociale.

Elle faisait partie des rares militants qui ont continué leur activité, leur combat, en Algérie, malgré les périls.

Architecte, dirigeante de son association féminine, elle était jusqu’à son dernier jour toujours vivante, refusant de se résigner.

Le PST dénonce avec énergie ce lâche assassinat qui vient s’ajouter à toutes les morts injustes, à toutes les blessures douloureuses que vivent les citoyens et citoyennes de notre pays. Il s’associe à la douleur de sa famille et de ses nombreux amis et les assure de sa pleine solidarité.

Alger le 15 février 1995.


* Parti socialiste des travailleurs (PST, organisation en solidarité politique avec la Quatrième internationale en Algérie).


Les cris des femmes ne se tairont jamais, Nabila !

Nous publions ci-dessous la déclaration de l’Association pour l’émancipation de la femme (Alger), suite à l’assassinat le 15 février de Nabila Djahnine, présidente de l’association Thighri n’Tmettuth (Cri des femmes) à Tizi-Ouzou.

DOCUMENT

C’est avec une peine infinie que nous avons porté, accompagné Nabila Djahnine jusqu’à ce carré de terre où elle repose désormais. Nabila, notre sœur, dans la souffrance et la révolte, notre inébranlable camarade de tous les rendez-vous.

Des discussions fiévreuses en petit cercle à la création d’associations unitaires, de la rencontre nationale des femmes de 1989, à celle de Tizi-Ouzou, elle était de celles qui ont bâti le formidable essor du mouvement associatif féminin, contre l’oppression et pour la citoyenneté effective.

Revendiquant d’être reconnue comme un être humain, à part entière, elle vivait de toutes ses forces comme universitaire, travailleuse, sœur, fille, amie. Elle était de toutes les luttes démocratiques, sociales, culturelles … Elle était… ?

Hier encore, elle pleurait encore avec nous, nos sœurs enlevées, violées, massacrées…

Et, c’est elle que nous pleurons, aujourd’hui.

Nous habituerons-nous jamais à la mort, à la souffrance, aux mutilations… ?

Chaque disparition ravive la plaie, chaque départ nous frappe en plein cœur et nous laisse désarmées … pour un temps.

Nabila était justement de celles qui ne baissent pas les bras, de celles qui continuent l’activité militante, dans l’adversité.

Ceux qui ont osé faire pleurer les parents adorables de Nabila, savaient-ils son infini respect pour l’humanité ?

Savaient-ils, ceux qui t’ont poursuivie, ceux qui t’ont tiré une balle dans le ventre pour te voir souffrir avant de t’achever, savaient-ils seulement que tu les attendais… Ni depuis la petite Belhadj, ni depuis la belle Katia de 17 ans, ni depuis les sœurs de Boufarik, ni depuis Mme Ouraïs … Oh non. Tu les attendais depuis… que tu avais, toi, choisi de te battre plutôt que de broder tes draps de trousseau, que tu avais décidé, toi, que, femme, tu ne serais ni boniche, ni potiche.

Et tu savais depuis l’infirmière de Remchi qu’ils ne te pardonneraient pas d’être une femme belle et brave. Depuis la mère de Omar mort dans l’incendie de Ourgla, tu les savais capables de donner la mort aux innocents.

Ils se sont mis à plusieurs pour t’abattre, Nabila, ce sinistre mercredi, car ils n’aiment pas les femmes fières qui lèvent la tête !

Ils sont venus avec toutes ces armes pour t’empêcher, Nabila, de rejoindre ton poste d’architecte, car ils n’aiment pas les femmes qui bâtissent l’avenir.

Mais ils ont tort de croire qu’en te défigurant, ils effaceront ton sourire, car il restera intact dans nos mémoires.

Ils ont tort de croire qu’en te déchiquetant le ventre, ils ont entamé ton idéal car nous le portons. Et si nos vies n’y suffisent pas, d’autres, plus jeunes, après nous, en enfanteront.

C’est cette marche inexorable du temps qu’ils ne pourront atteindre de leurs canons sciés, c’est cette avancée implacable de l’histoire au féminin qu’ils ne pourront assassiner.

Ce pouvoir de vie, cette force d’espoir, toujours renaissant, ils n’y pourront jamais rien.

C’est ton corps que nous avons mis en terre, à Béjaïa, Nabila, mais tes idées, ton idéal, ton combat, comment feront-ils pour nous y arracher ? La colère qui t’animait, nous anime encore plus aujourd’hui. C’est ainsi que tu vis et que tu vivras !

L’Association pour l’émancipation de la femme.
Alger le 19 février 1995


Pour un front social

Néjib ABDOU est membre de la direction nationale du Parti socialiste des travailleurs PST (organisation en solidarité politique avec la Quatrième internationale en Algérie). L’interview qui suit fait le bilan de la situation en Algérie et ébauche une analyse du processus en cours.

Inprecor : Peut-on faire un bilan de la situation en Algérie ?

Nejib ABDOU : Il est difficile de faire un bilan complet sur la situation politique. La grande rupture a été la révolte d’octobre 1988 et les conséquences de ce grand moment sont encore fortement présentes dans la situation d’aujourd’hui. Depuis, il y a eu un grand moment d’illusion, l’illusion de vivre une démocratie et une légalité nouvelle que le pluralisme politique et syndical ainsi que les élections municipales et législatives entretenaient. Enfin il y a eu la désillusion tragique, celle qui a permis de mesurer les vrais rapports de forces, les blocages structurels aussi bien politique que socio-économiques.

Le bilan, c’est d’abord un régime totalement discrédité pour qui tous les moyens sont bons pour préserver les privilèges énormes acquis dans la période « socialiste ». La révolte d’octobre était très menaçante pour les gouvernements, l’armée et toute la nomenklatura bourgeoise de l’Etat pour qu’ils cèdent. Et donc le pouvoir a réprimé et continué à réprimer.

Le régime a tenté de gérer la crise politique et sociale par la « démocratie formelle » en essayant d’amener l’opposition démocratique et les partis islamiques sur le terrain « non-violent » du multipartisme afin de contourner la radicalisation sociale qui venait des quartiers populaires et des usines (n’oublions pas qu’octobre a démarré de la grande grève de Rouiba). La soif d’une nouvelle alternative au pouvoir qui rétablirait la dignité des classes populaires, qui s’occuperait des frustrations énormes que les jeunes en masse ont exprimées et qui réponde concrètement aux difficultés économiques croissantes et à la crise morale vécue par la population, fera très rapidement du Front islamique du salut (FIS), l’espace privilégié où s’exprimera fortement et violemment le mécontentement populaire.

A ce moment-là, la gestion pacifique de la crise n’était plus adéquate pour le pouvoir, car le FIS populaire n’était plus seulement omniprésent, il était devenu une alternative immédiate et concrète à un pouvoir en crise et dépourvu de toute légitimité. Ainsi, la crise a atteint un seuil extrême. La suite est connue : état d’urgence, répression massive, guérilla islamiste, assassinats, etc.

Et aujourd’hui ?

Aujourd’hui, on ne sait que compter les morts. Après les arrestations massives d’islamistes, le pouvoir a engagé des opérations contre les guérillas dans les régions les plus incontrôlées. Une offensive renforcée par un équipement militaire accordé par le gouvernement français et appuyée par une armée qui s’améliore dans les techniques antiguérilla et commence à faire des dégâts dans les maquis. Pendant longtemps les intégristes ont multiplié assassinats, sabotage d’ infrastructures et guets-apens contre la police et les patrouilles de l’armée, ce qui donnait l’impression d’une guérilla forte – présente partout – et gardant l’initiative sur le plan politico-militaire, amenant la population et les courants démocratiques à se poser la question sur cette facilité d’action. Au-delà de toute spéculation, les intégristes du FIS et du Groupe islamique armé (GIA) ont su créer la peur, généraliser l’insécurité et gagner beaucoup sur le terrain psychologique.

L’impression d’incapacité du pouvoir à affronter les intégristes a été renforcée par la politique de dialogue engagée en 1994 par Liamine Zéroual (désigné à la présidence de la République par le Haut comité d’Etat en janvier 1994) et les quelques concessions qu’il avait faites au FIS.

Après le discours de novembre 1994, Zéroual et l’armée semblent s’engager dans une politique d’éradication des maquis accompagnée d’une répression massive dans les milieux islamistes. Les dégâts sont énormes. Les chiffres de la presse ne sont pas toujours réalistes (Le Monde parle de 1 000 par semaine, Libération évoque le chiffre de 500) on parle de plus de 20 000 morts et 2 milliards de dinars de dégâts dans la presse algérienne.

Mais la situation est toujours bloquée ?

Il est évident que l’impasse politique dans laquelle se trouve l’Algérie renvoie à des rapports de forces bloqués. Mais la situation est plus complexe et les évolutions ne sont pas toujours visibles.

Après une impression de divisions, de luttes sourdes au sein de l’armée et d’hésitations continues, le régime avec Zéroual semble recentrer ses forces et donner un visage plus homogène.

L’armée doit gagner contre les maquis islamistes pour crédibiliser les présidentielles (les élections viennent d’être fixées au mois de juillet 1995) et à ce moment-là l’opposition ne pourrait s’y opposer.

Les islamistes armés n’ayant aucune chance de gagner sur le terrain militaire vont privilégier les actions spectaculaires en particulier dans les villes. Certains dirigeants du FIS tiennent compte déjà de l’incontournable armée pour toute prise de pouvoir et parlent avec respect de l’armée (Anouar Haddam, représentant de la fraction parlementaire du FIS aux Etats-Unis et en Europe, lors d’une table ronde à la chaîne de télé MBC évoque la nécessité de « ne pas diviser l’armée sinon ce sera la guerre civile »)

Ce qui signifie que l’armée peut envisager un traitement plus politique de l’islamisme et du FIS dans l’avenir mais conditionné à une liquidation de tous les maquis de l’Armée islamique du salut (AIS) et du GIA affilés au FIS.

L’opposition démocratique ainsi que la gauche socialiste – le Parti socialiste des travailleurs, section algérienne de la Quatrième Internationale (PST) et le Parti des travailleurs, lambertiste (PT) – mesurent les dangers d’une telle évolution qui, à travers la pression de l’islamisme armé et au-delà du face-à-face FIS/pouvoir, entretient clairement un raidissement durable de l’Etat. La dictature, fissurée par octobre 1988, se reprend et s’incruste dans tous les aspects de la vie sociale. Il n’y a pas que la répression et une législation autoritaire et d’exception, il y a aussi la peur de parler, d’agir, il y a clairement la méfiance du politique des partis, il y a la hantise de l’ordre qui légitime la dictature, il y a la mort qui entoure le quotidien. C’est dans cet univers psychologique et politique que s’installe la dictature.

L’attitude de la France pèse sur cette situation.

N’oublions pas que les rapports de forces bougent aussi par la pression de l’extérieur. La France a adopté une attitude de soutien critique au régime algérien en entretenant le chaud et le froid selon les circonstances et les intérêts. Elle a exercé un chantage continu sur la dette et poussé au rééchelonnement pour garder son emprise sur l’économie et une influence pesante sur le plan politique. Elle s’est servie du FIS et des réseaux islamistes en France pour mieux affaiblir le régime et donc le faire céder sur tout ce qui est exigences économiques et politiques de la France.

Sa pression se conjugue à celle de la CEE et des Etats-Unis qui ne s’opposent pas à la répression de l’islamisme armé mais tentent d’intégrer le FIS dans le jeu politique, dans la mesure où l’essentiel pour eux réside dans l’application des mesures libérales du Fonds monétaire international (FMI) et l’introduction des normes du marché capitaliste mondial.

Comment se présente l’application du programme du FMI ?

Pendant plusieurs années et surtout depuis la crise financière de 1986, le régime algérien a tenté d’éviter le rééchelonnement et les conditions draconiennes du FMI après avoir mesuré les dangers qu’une telle option représente au niveau social et dont les effets seront immédiats sur la stabilité.

Après octobre 1988 et la vague de luttes ouvrières qui a suivi, le pouvoir avait peur de négocier avec le FMI alors qu’en fait il était coincé. Le gouvernement de Hamrouche (1990-1991) a engagé secrètement des négociations avec le FMI et a signé une lettre d’intention acceptant, en gros, les mesure macro-économiques standard du FMI. Mais l’application de ces mesures a été partielle car la situation politique se dégradait, en particulier dans le face-à-face FIS/pouvoir. Belaïd, qui a dirigé le gouvernement en 1992, a remis clairement en cause ces accords et affiché publiquement et à travers la télévision une attitude anti-FMI qui a surpris par sa radicalité. Il essayera de mettre en oeuvre une politique économique fondée sur une libéralisation étapiste et contrôlée de l’ économie. La pression des médias et des partis pro-éradicateurs le fera sauter pour laisser place à un gouvernement totalement acquis aux thèses du FMI.

Si entre 1986 et 1992, le rééchelonnement avait été évité, cela n’a pas amélioré la situation économique et financière de l’Algérie dans la mesure où cela ne s’est pas accompagné d’une politique économique alternative au diktat libéral du FMI. Ni relance économique, ni réorientation productive dans l’industrie, ni recentrage des moyens de production du secteur public, ni contrôle social de la consommation sur la base du rationnement et de la priorisation des besoins sociaux élémentaires, ni même réarticulation de la production nationale avec le marché intérieur n’ont pu être pensés dans le cadre d’un plan de sauvetage de l’économie. Le chômage structurel touche plus de 30 % de la population active au moment où les « spécialistes » recommandaient la fin des sureffectifs dans les entreprises publiques.

Les privatisations, la dévaluation du dinar algérien et la libéralisation du commerce sont considérées comme les remèdes adéquats à la crise économique. Aucun regard critique n’est porté sur les expériences de privatisation à l’Est, en Amérique latine ou dans les pays arabes, alors que les conséquences ont été destructrices pour l’économie. Le pouvoir d’achat maltraité par l’inflation et la dévaluation de la monnaie nationale ne couvre plus ce panier de marchandises élémentaires pour les travailleurs. La politique de l’import-export développe la logique de la consommation par l’importation tout en donnant l’illusion d’une capacité réelle d’exportation de la production économique nationale. L’illusion libérale est grande et le Mexique vient nous rappeler combien elle est destructrice.

Ce contexte ne favorise-t-il pas une réaction organisée aux mesures du FMI ?

Cette politique pro-FMI n’a pu se mettre en place qu’à la faveur du contexte politique répressif donnant les moyens au gouvernement d’aller le plus loin possible dans l’application du plan du FMI sans rencontrer de résistances sociales majeures, ni l’opposition d’un mouvement syndical déjà largement déconnecté des revendications ouvrières. La polarisation extrême pouvoir-islamistes armés sur fond de terreur, aura été le moyen le plus efficace pour faire passer la pilule FMI avec le moins de réactions possibles des travailleurs. L’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), principale centrale syndicale après la dissolution de syndicat islamique du travail lié au FIS, et la liquidation de ses dirigeants, n’aura pas fait grand chose pour organiser la riposte ouvrière. Tiraillée entre les attitudes « éradicatrices » de son secrétaire général et la pression très forte de la base syndicale qui aura suscité des mouvements de grève importants rattrapés ensuite par l’appareil syndical, la centrale syndicale subit une forte pression de la part du pouvoir et de l’armée : l’instabilité due à l’intégrisme ne doit pas être confortée par une agitation sociale et ouvrière malvenue. L’exigence est très claire et Abdelhak Benhamouda, secrétaire général de l’UGTA, joue très bien le rôle attendu de lui. Le mécontentement social dû aux mesures du FMI s’amplifiant, il est obligé d’adopter un discours revendicatif et radical par moment qui accroche au niveau populaire. Mais sur l’essentiel des enjeux économiques et sociaux conditionnés par le plan d’ajustement structurel du FMI, Benhamouda et la centrale syndicale ne se situent pas vraiment à contre-courant du libéralisme économique prôné par le gouvernement.

Au-delà des critiques ambiguës exprimées, Benhamouda ne se démarque pas clairement de la politique des privatisations ni du plan de dévaluation du dinar algérien. Il reconnaît au marché capitaliste un rôle essentiel mais ne situe pas le devenir de la classe ouvrière dans ce marché. La bureaucratie syndicale, malgré le réajustement revendicatif de sa ligne, reste largement en deçà du rôle combatif et dirigeant des luttes ouvrières qu’elle doit jouer. C’est ce qui explique l’absence de réactions sociales ou de luttes ouvrières majeures dans la conjoncture d’aujourd’hui, qui auraient dépolarisé le mouvement social et ouvrier du face-à-face tragique pouvoir-FIS pour favoriser l’émergence d’un front social organisé autour d’une plate-forme de lutte contre le programme de stabilisation du FMI.

Le front social représente une tâche essentielle pour les syndicats et les militants de gauche. Le consensus autour d’un programme économique libéral est acquis chez la majorité des partis, y compris les partis démocratiques.

Seul le mouvement syndical et la gauche antilibérale pensent agir et briser le consensus anti-ouvrier. Non seulement, ils doivent s’organiser autour des revendications sociales, mais il faudrait aussi formuler un discours économique alternatif au libéralisme dominant.

Les militants du PST ont mesuré l’importance de ce front social et ont essayé de sensibiliser l’opinion syndicale à travers la constitution d’un comité anti-FMI. La pression sur l’UGTA doit être plus que jamais très forte ; dans ce sens, l’appel à la résistance des travailleurs doit être permanent. Le contexte bloqué ne facilite pas les choses car l’action syndicale ne se libérera pas tant que la terreur et le climat de représailles infernal bloquent toute velléité de lutte ou d’organisation.

Mais à Rome (1), il y a eu un plan de paix proposé par l’opposition traduisant clairement sa volonté de prendre l’initiative…

Oui. Par ailleurs, l’isolement du régime, surtout après la prise d’otages et la pression internationale plus forte, donne une certaine chance aux propositions de l’opposition. Les déclarations du FIS se démarquant des assassinats du GIA et acceptant le jeu démocratique après la normalisation de la situation politique peuvent faire de l’effet. Et quand la situation n’est que tragédie, où la peur et la mort sont le quotidien, toute initiative est un espoir auquel les Algériens s’accrochent.

Ceci dit, pour qu’un plan de paix basé sur l’arrêt des affrontement entre les islamistes et l’armée soit crédible, il faudrait que le FIS contrôle les maquis et les groupes terroristes urbains et puisse leur imposer une trêve et justifier un dialogue avec le pouvoir, alors que l’argument essentiel du GIA et des groupes armés se résume à un refus de dialogue et de toute compromission avec le pouvoir. Il faudrait aussi que l’armée joue le jeu du dialogue avec l’opposition et le FIS en mettant fin à la répression féroce, en acceptant une relégalisation du FIS et en faisant admettre à ses troupes, officiers et parents des victimes, la nécessité d’une paix avec le FIS.

Il faudrait aussi que l’omniprésence de la dictature laisse place à la force du droit et que les libertés démocratiques reviennent sérieusement à la surface.

En fait, je crois que ce scénario est difficile à envisager immédiatement et que la crédibilité des acteurs est entachée de sang. La violence est allée très loin et une comptabilité doit être faite et les responsabilité situées. L’armée ne peut pas s’accommoder avec les guerilleristes du GIA et leur éradication est une question de survie. Elle ne fait pas confiance au FIS dont les discours radicaux, en particulier celui de Benhadj, sont une menace pour ses intérêts.

Le FIS aussi pose problème. Si l’arrêt du processus électoral et la répression sauvage de ses militants peuvent justifier ses frustrations et son radicalisme, sa trajectoire est aussi faite d’assassinats, de crimes collectifs, de violences insoutenables envers la société faites en son nom et organisées par ses militants. Et si on continue à regarder politiquement le FIS, on ne doit pas oublier que son radicalisme politique s’appuie évidemment sur la crise sociale profonde mais masque très mal un projet politique et social autoritaire et rétrograde où la religion n’est pas seulement qu’idéologie.

Pour résumer, l’initiative de Rome peut débloquer la situation si le pouvoir sous la pression internationale, accepte la négociation sur des bases moins piégées qu’avant avec l’opposition. A terme, c’est incontournable. Mais les manœuvres et les calculs, les chantages et les conditions, sous une forme politique ou violente, seront toujours de mise pour que Zéroual et l’armée ne perdent l’essentiel. Ils feront traîner les choses mais réprimeront au maximum. Les islamistes, coincés par l’offensive de l’armée dans les maquis, se replieront vers les villes et multiplieront les actions spectaculaires qui installent la terreur et choqueront psychologiquement.

La transition se maintiendra dans un cercle de violence intenable mais avec une population fatiguée des maquis épuisés et une armée fragilisée auxquels il faut ajouter des enjeux économiques importants qui imposeront sans doute une trêve politique et une fausse paix sociale.

Les forces démocratiques existent, elles ont connu des moments forts. Les mobilisations et les batailles spectaculaires menées par les femmes et les associations féminines en 1990-1991 étaient courageuses et prémonitoires sur ce que deviendra le FIS et son projet politique. Trop seules dans la bataille, elles n’ont pas trouvé de relais sérieux en particulier dans des partis démocratiques représentatifs comme le FFS ou médiatique comme le RCD où les calculs politiques primaient. La gauche a été plus active et plus présente mais son influence était limitée.

Le mouvement démocratique aujourd’hui c’est le Mouvement culturel berbère (MCB). Les mobilisations en Kabylie autour de la revendication berbère ont réveillé les énergies militantes étouffées depuis deux ans, brisant le mur de la fatalité qui a touché tous les secteurs de la société. Le MCB a su prouver qu’on pouvait encore se battre, mobiliser massivement, réagir à l’omniprésence pouvoir de façon efficace et dépasser la terreur installée. Le mouvement démocratique, c’est aussi et surtout une dynamique où partis démocratiques, partis de gauche, syndicalistes, militants du MCB, intellectuels, etc. s’engagent ensemble dans une bataille pour le droit à la survie, pour les libertés les plus larges, contre la répression et la torture, pour les droits identitaires du peuple algérien, contre le paiement de la dette et la pression impérialiste, pour une constituante, pour la proportionnelle, etc. Autant de thèmes et de revendications qui tracent les bases d’une perspective démocratique.

Après une période de flottement, le MCB s’est engagé, encore une fois, dans la revendication identitaire en essayant d’aller le plus loin possible dans la confrontation avec le pouvoir. S’appuyant sur une audience populaire indiscutable et ce malgré les dissensions qui traversent le mouvement divisé entre les pro-FFS et les pro-RCD, le MCB représente un potentiel important dans le combat démocratique d’autant plus que le débat aujourd’hui dans le MCB sera de rattacher la question identitaire aux revendications démocratiques les plus larges. Les forces démocratiques englobent les partis démocratique et la gauche politique et syndicale. Sur ce plan, les faiblesses sont énormes et le chemin sera très long. La démarche « éradicatrice » du RCD n’est pas favorable à un regroupement des forces démocratiques. En revendiquant l’éradication du FIS et des islamistes, Saïd Saadi dirigeant du RCD, s’est retrouvé à soutenir l’état de siège, à appeler à la répression des intégristes par l’armée et à se placer dans l’orbite d’un pouvoir discrédité au niveau populaire et responsable de l’impasse sociale et politique actuelle. Il ne voulait pas percevoir que l’éradication du FIS se confondait concrètement et sur le terrain avec l’éradication de couches populaires révoltées et d’une masse de jeunes désemparés constituant aujourd’hui la base sociale et de soutien au populisme rétrograde et totalitaire du FIS.

Car le courant éradicateur ne perçoit que la dimension politico-idéologique régressive de l’intégrisme en négligeant la dimension de crise sociale.

Le FFS, plus « social » dans ses formulations et plus exigeant sur les questions démocratiques, exerce une attraction plus grande sur tous ceux qui ne veulent pas s’accrocher à la fatalité de l’armée comme réponse à l’influence populaire des intégristes. Mais ses discours sont fondamentalement ambigus et même ambivalents. En ciblant prioritairement le pouvoir dans l’impasse politique actuelle et la violence tout azimuts dont il est responsable, Aït Ahmed et le FFS vont dans le même sens que Ali Yahya en martyrisant le FIS, tout en occultant presque ce qu’il représente comme projet politique et comme rapport de pouvoir violent envers la société. La réaction immédiate efface une approche plus fondamentale sur la nature sociale et politique du FIS et des partis islamistes. D’où cette logique frontiste anti-pouvoir où tout le monde est là où les engagements de démocrates des uns et des autres ne sont pas des garanties démocratique sérieuses et crédibles.

Voilà pourquoi les alliances politiques concoctés aujourd’hui autour de l’initiative de Rome sont des « fronts à risques » qui peuvent faire bouger les rapports de forces bloqués ou modifier la démarche du pouvoir et de l’armée.

Mais elles ne sont nullement à la mesure du combat démocratique et de ses exigences. Le vrai garde-fou, en ce moment, c’est pour nous l’expression autonome mais organisée du mouvement de masse. C’est construire autour du MCB, des femmes et des syndicalistes un pôle actif dans les luttes démocratiques où la démocratie revendiquée ne soit pas un terrain de recomposition et de recrédibilisation du pouvoir actuel mais le cadre de sa décomposition. Un pôle dynamique qui doit exercer des pression fortes sur les partis démocratiques incapables de se détacher d’un soutien à l’armée ou d’une alliance éphémère avec les islamistes.

Propos recueillis par Sonia Leith


1) Ont participé à cette réunion, Abdelhamid Mehri, secrétaire général du Front de libération nationale (FLN), Hocine Aït Ahmed, leader du Front des forces socialistes (FFS), Ben Bella, président du Mouvement pour la démocratie en Algérie (MDA), Abdennour Ali Yahia, président de la Ligue des droits de l’homme, Anouar Haddam, chef de la délégation du FIS, et Louisa Hannoun porte-parole du PT.


Chronologie d’une tragédie

1992
Janvier. 12 : suspension du deuxième tour des élections législatives au lendemain de la démission-déposition du président Chadli.
14 : mise en place d’un Haut Comité d’Etat (HCE) sous la présidence de Mohamed Boudiaf
Février. 9 : instauration de l’état d’urgence.
Mars. 4 : dissolution du Front islamique du salut (FIS)
Juin. 29 : assassinat du président Mohamed Boudiaf.
Juillet. 2 : nomination d’Ali Kati à la tête du HCE.
8 : nomination de Belaïd Abdesslam comme premier ministre en remplacement de Sid Ahmed Ghozali
15 : condamnation à douze ans de prison d’Abassi Madani, président du FIS et d’Ali Benhadj, vice-président.
Août. 26 : attentat à la bombe à l’aéroport d’Alger: 10 morts et 123 blessés.
Octobre. 1er : création de trois cours spéciales, chargées des affaires « de terrorisme et de subversion ».

1993
Septembre. 21 : assassinat des deux premiers ressortissants étrangers, deux français.
Octobre. 11 : exécution de treize islamistes.

1994
Janvier. 25 : ouverture de la conférence nationale, boycottée par les principaux partis d’opposition.
31 : prise de fonction du général Liamine Zeroual.
Février. 24 : libération de deux hauts responsables du FIS, Ali Oheddi et Abdelhader Boukhamkham.
26 : liquidation par les forces de l’ordre du plus recherché des dirigeants du GIA « Djafaar l’Afghan ».
Avril. 11 : nomination de Mokdad Sifi comme chef du gouvernement.
Août. 3 : assassinat, à Alger, de trois gendarmes et de deux agents consulaires français.
6 : interdiction lancée par le GIA aux enseignants et aux élèves de fréquenter les établissements scolaires sous peine de sanctions.
Septembre. 6 : envoi par les dirigeants du FIS d’une lettre pour demander au pouvoir d’associer la branche armée à ses consultations.
13: mise en résidence surveillée de Madani et Benhadj et libération de Noureddine Chigara, Kamal Guemmazi et Abdelkader Omar.
21 : lancement d’une grève générale en Kabylie, à l’appel du mouvement culturel berbère (MCB).
Novembre. 21 : ouverture à Rome d’un « colloque pour l’Algérie », sous l’égide de la communauté catholique Sant’Egido, avec la participation de responsables des partis de l’opposition et du FIS.
Décembre. 24 : prise en otage par un commando islamiste sur l’aéroport d’Alger des passagers d’un Airbus d’Air France; prise d’assaut le 26 par le GIGN.

1995
Janvier. 13 : publication d’un projet de « Contrat national » pour sortir de la crise par le FFS, FLN, FIS et le PT réunis pour la deuxième fois à Rome.
30 : explosion d’une voiture piégée en plein centre d’Alger ; bilan : 42 morts et 286 blessés.

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