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Maxime Rodinson : Vivre avec les Arabes

Article de Maxime Rodinson paru dans Le Monde, 5 juin 1967


Le 9 août 1903, le comte Serge de Witte, ministre des finances du tsar Nicolas II, expliquait benoîtement au journaliste viennois Theodor Herzl, qui venait lui démontrer comment l’application de la doctrine du sionisme politique (qu’il venait de fonder) devrait être soutenue par l’empereur orthodoxe :

« J’avais l’habitude de dire au pauvre empereur Alexandre III : ‘S’il était possible, Majesté, de noyer dans la mer Noire six ou sept millions de juifs, j’en serais parfaitement satisfait. Mais ce n’est pas possible. Alors nous devons les laisser vivre !' »

D’autres trouvèrent les possibilités techniques qui manquaient aux antisémites russes. Cela même, en définitive, ne leur servit pas à grand-chose. Peut-être malgré tout y a-t-il quelque chose à tirer de la résignation du baron russe.

L’État sioniste a choisi de vivre en Palestine, c’est-à-dire au milieu du monde arabe. Le choix était dangereux. Les avertissements ne lui ont pas manqué, venant surtout de la part des juifs non sionistes, ni sionisants, qui furent très longtemps la grande majorité. Mais enfin ce groupe de juifs qui a projeté, puis réalisé cet Etat a maintenu ce choix. Celui-ci a maintenant eu le temps de déployer toutes ses conséquences. Il n’est plus temps de revenir là-dessus. Mais tout arbre se juge d’après ses fruits.

La crise actuelle fait apparaître un fait nouveau (sous réserve du déroulement des événements). Israël, jusqu’ici, avait eu vis-à-vis du monde arabe un langage simple et clair :

« Nous sommes ici parce que nous sommes les plus forts. Nous y resteront tant que nous serons les plus forts que vous le vouliez ou non. Et nous serons toujours les plus forts grâce à nos amis du monde développé. A vous d’en tirer les conclusions, de reconnaître votre défaite et votre faiblesse, de nous accepter tels que nous sommes sur le terrain que nous vous avons pris ».

Comment répondre à cela sinon par la résignation ou par le défi ?

La paix peut se gagner par la résignation arabe. Mais cette résignation, qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, ne paraît pas en vue. Les Arabes ne veulent pas « entendre raison », c’est-à-dire accepter la défaite qui leur a été infligée, sans contrepartie, comme l’Irlande a fini par accepter (mais est-ce vraiment sans contrepartie ?) l’amputation de l’Ulster sur la base d’une colonisation anglaise et protestante vieille de trois siècle. Peut-être l’accepteront-ils un jour. Libre aux politiques israéliens de miser là-dessus s’ils croient pouvoir tenir jusque-là.

La crise actuelle amène seulement à penser que les hommes politiques israéliens commencent à douter de pouvoir attendre si longtemps et à soupçonner que les Arabes ne se résigneront pas dans un avenir prévisible.

Que voyons-nous en effet ? Alors que les sionistes et leurs partisans avaient toujours déclaré que l’hostilité à Israël était en pays arabe un phénomène artificiel, savamment attisé par les dirigeants, nous voyons les chefs arabes qui ont le plus à craindre d’une mobilisation populaire donner des armes à leurs pires ennemis, nous voyons les rivaux les plus féroces de Nasser venir à son secours ou se mettre sous ses ordres. Il est pourtant de notoriété publique que le plus cher désir de ces rivaux arabes serait de s’allier à Israël pour étrangler l’encombrant Égyptien. La réciproque est d’ailleurs souvent vraie. Seulement cette attitude est impossible aux uns et aux autres. Ils ne peuvent que suivre leurs troupes. Comment expliquer ce fait sinon par la force du ressentiment populaire contre Israël ?

Que faire donc ? Israël peut certes continuer le dialogue à lui tout seul, comme dit R. Misrahi. Il peut continuer à expliquer ou à faire expliquer par ses amis aux Arabes qu’ils ont grand tort d’agir ainsi, en appeler à leur sens de l’humanité, les stigmatiser comme arriérés, fanatiques, antisémites, fascistes, etc. Il ne semble pas que vingt ans de pratique de ces exhortations et de ces dénonciations encouragent à beaucoup espérer de cette méthode.

Certains, comme le marxisto-sioniste arabe A. R. Abdel-Kader, seul de son espèce, peuvent encore espérer en une révolution politique ou sociale qui amènerait au pouvoir dans les pays arabes des éléments disposés à accepter Israël. Les révolutions que ces pays ont connues ont plutôt amené des éléments dont la politique était de plus en plus anti-israélienne. Ou, s’ils voulaient un règlement, la pression des surenchères, uniquement rendue possible par la sensibilité de leur opinion publique au problème, les ramenait vite à l’anti-israélisme habituel. Libre à chacun de rêver encore à une révolution inédite qui serait le miracle et la divine surprise pour Israël. Peu de réalistes le feront. L’année dernière, Abdel-Kader dédiait son dernier livre à M. Mao Tse-toung. Celui-ci s’est avéré plus radical dans l’anti-israélisme que tous ses précurseurs. Ironique leçon !

Les Arabes s’obstinant à choisir le défi, il ne reste que la force. Mais, pour la première fois, Israël semble douter de sa force. Du moins ses amis nous le donnent-ils à entendre.

Et puis, supposons que le conflit éclate et qu’Israël soit vainqueur. Que faire des Arabes ? Revenons au comte de Witte. Est-il possible de les noyer tous dans la mer Rouge ? Les maintenir sous administration directe israélienne ? Encore plus impossible. Installer partout des régimes pro-israéliens ? Nul ne doute, les Israéliens moins que quiconque, que ce seraient des régimes fantoches secoués par les révoltes, en proie à une guérilla incessante. Encore une solution impraticable.

Il faut donc vivre avec les Arabes, bon gré mal gré. Et avec les Arabes non résignés. Alors comment faire ?

Il n’est qu’une chance peut-être, même si elle est minime, en dehors de cette impasse où se sont précipités les sionistes comme les mercenaires de Carthage dans le défilé de la Hache. C’est d’offrir aux Arabes de négocier, non plus comme on le fait depuis vingt ans sur la base de l’acceptation pure et simple du fait accompli à leur détriment, mais en proclamant en principe qu’on veut leur rendre justice, réparer le tort qu’on leur a fait. C’est, je pense, le seul langage qui ait quelque chance d’être accepté par l’autre partie. Le seul langage qui puisse peut-être provoquer chez l’autre cette reconnaissance tant attendue du fait national israélien, maintenant acquis par les travaux et les souffrances de ces dernières décennies, nullement par le souvenir d’un mythe de vingt siècles.

Israël peut refuser une telle concession, hautement déclarée. Le chauvinisme développé, hélas, chez une grande partie de sa population peut s’indigner d’une telle « lâcheté » et ne pas permettre aux dirigeants cette sagesse. Et puis, Israël peut encore gagner cette manche, notamment grâce à ses puissants protecteurs. Mais qui ne voit que cette victoire ne pourrait indéfiniment se répéter ? L’émotion actuelle n’en est-elle pas le signe ?

Aux zélotes d’Israël et à leurs amis ne peut-on rappeler que les sionistes ont bien, et avec acharnement, recherché l’accord des puissances européennes dès le temps de Herlz ? Ils ont sollicité le tsar, le sultan, le pape, l’Angleterre. Leur installation ne se serait pas faite, quoi qu’ils disent, sans la déclaration Balfour, acte politique britannique, sans la décision de partage de l’O.N.U. en 1947, acte politique soviético-américain. Nous sommes en 1967. Il serait temps de rechercher l’accord des Arabes à qui cette terre fut enlevée. Non pas d’Arabes mythiques, d’Arabes souhaités, d’Arabes tels qu’on les voudrait, convertis miraculeusement aux thèses israéliennes par les exhortations des pro-sionistes du monde, les leçons des professeurs de morale, la lecture de l’Ancien Testament ou des classiques lu marxisme-léninisme. Mais des Arabes tels qu’ils sont, refusant d’accepter sans contrepartie une conquête réalisée à leur détriment. On peut déplorer qu’il en soit ainsi. Mais ce n’est là qu’une façon de perdre son temps.

S’il est une tradition de l’histoire juive, c’est celle du suicide collectif. Il est permis aux purs esthètes d’en admirer la farouche beauté. Peut-être, comme Jérémie à ceux dont la politique aboutit à la destruction du premier temple, comme Yohanan ben Zakkai à ceux qui causèrent la ruine du troisième, peut-on rappeler qu’il est une autre voie, si étroite que l’ait rendue la politique passée ? Peut-on espérer que ceux qui se proclament avant tout des bâtisseurs et des planteurs choisiront cette voie de la vie ?

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