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Dossier : L’intégrisme islamique en Palestine

Dossier paru dans Inprecor, n° 366, février 1993, p. 18-28


La nuit du 17 décembre 1992, le gouvernement Rabin déportait au Sud-Liban 417 Palestiniens accusés d’appartenir au mouvement Hamas, acronyme en arabe de Mouvement de la Résistance Islamique.

Croyant exécuter un coup de maître, Rabin a comblé d’aise ses prédécesseurs du Likoud au gouvernement, mais il s’est placé dans une situation extrêmement embarrassante, entreprenant une action dont la seule cohérence possible aurait été précisément l’option que le Likoud lui-même a toujours chérie sans jamais oser l’appliquer jusqu’au bout. C’est l’option d’une annexion des territoires occupés en 1967 passant par l’expulsion d’une majeure partie de leur population, dans le cadre d’un va-tout joué contre le reste de la « communauté internationale », y compris le parrain américain.

Cette option n’est pas celle de Rabin et de son parti, partisans de la « solution négociée », débouchant sur un bantoustan palestinien avec la bénédiction des Etats-Unis et de leurs protégés arabes. Et c’est pourquoi l’opération Rabin s’est avérée être une énorme bévue politique.

En outre, elle fait tout autant boomerang en ce qui concerne son objectif déclaré : l’affaiblissement et l’isolement de la mouvance intégriste palestinienne. Placé au premier plan de l’actualité par la bêtise de Rabin, Hamas se retrouve plus que jamais en position de revendiquer pour lui-même la légitimité de la lutte nationale palestinienne et de forcer l’OLP, à se solidariser avec lui.

C’est à ce mouvement intégriste palestinien qui a aujourd’hui le vent en poupe que le dossier qui suit est consacré. Par pure coïncidence et à notre grande satisfaction, les trois voix de ce dossier sont féminines – un pied de nez, en quelque sorte, à tous les intégrismes religieux qui, même lorsqu’ils sont opprimés, restent oppresseurs envers les femmes.

Léa Tsemel, que nous avons interviewée, est avocate de la cause des Palestiniens opprimés par sa propre nation. Elle fait preuve depuis des années d’un courage exemplaire, le courage physique et moral d’une femme qui affronte avec opiniâtreté l’exaspération chauvine et sexiste que lui témoignent quotidiennement la société israélienne et son establishment politique et judiciaire.

Dalal Bizri est enseignante à l’Université libanaise, sociologue de formation, féministe de conviction et spécialiste de l’intégrisme islamique au sujet duquel elle a publié quantité d’articles de revues et de contributions. Nous avons supprimé une partie des références, par souci d’allègement. L’original, qui porte sur l’ensemble de la mouvance intégriste palestinienne, sera publié dans son intégralité dans le prochain numéro de la revue Al-Mitraqa.

Manar Hassan est militante féministe palestinienne dans l’Etat d’Israël, fondatrice du mouvement Al-Fanar (voir document et interview dans Inprecor, no 338 du 11 octobre 1992). Sa contribution est le texte d’une communication faite, en anglais, à une conférence féministe à Bologne (Italie), en septembre dernier. Nous en publions ici de larges extrais.

Salah JABER


Coupables parce qu’innocents

Lea Tsemel est l’avocate israélienne qui a su stopper pendant 20 heures le convoi des 417 Palestiniens que les Israéliens avaient voulu déporter discrètement au Liban et ce faisant, changer complètement les données de cette initiative du gouvernement israélien. Depuis, confronté à la réprobation internationale, le refus de l’Etat libanais de voir une fois de plus sa souveraineté violée, à la détermination des déportés qui refusent, malgré le froid et les maladies, de quitter le « no man’s land » dans lequel ils ont été expulsés, le gouvernement israélien essaie de trouver une issue à l’impasse où il s’est fourvoyé. Inprecor a rencontré Lea Tsemel le 15 janvier, deux jours avant que la Cour Suprême ne confirme la décision de Rabin de procéder aux déportations.

INPRECOR : Qu’est-ce que la Cour Suprême est supposée faire après-demain ?

Lea TSEMEL : Tout en autorisant, il y a un mois, la poursuite des déportations, la Cour Suprême avait exigé du gouvernement de venir justifier dans les trente jours, le bien-fondé légal des ordres de déportations en question, et en particulier le bien-fondé du nouveau décret militaire qui permettait ces déportations.

C’est sur ces questions que la Cour devra délibérer après-demain. Pour nous, les avocats, il ne fait aucun doute que le décret permettant ces déportations n’est pas seulement contradictoire avec le droit international et le respect des droits de l’homme les plus élémentaires, mais il est de plus tout à fait illégal du point de vue de la procédure en vigueur en Israël et dans les Territoires occupés.

Revenons à cette nuit, mémorable, du 17 décembre : quels étaient selon toi, les objectifs du gouvernement israélien ?

Tout d’abord, et il est bon de le rappeler, ce n’est pas la première vague de déportations ; depuis 1967, des centaines de Palestiniens ont été bannis de leur patrie, au début par centaines, puis, l’opinion publique devenant plus éveillée et plus critique, par dizaines. Au-delà de son aspect répressif, la déportation est l’expression d’un rêve, souvent inconscient, de la grande majorité de la population israélienne : le rêve de voir, un beau matin, les Palestiniens disparus de notre réalité, comme en 1948. Ce que l’on appelle en Israël le transfert n’est pas un plan opérationnel, c’est un fantasme, et c’est peut-être pire…

En outre, il y a la conception selon laquelle les Palestiniens ne sont pas des résidents légitimes sur cette terre, mais tout au plus des locataires dont le contrat de location reste provisoire et aléatoire. Si, par exemple, un Palestinien quitte les Territoires occupés pour plusieurs années, les autorités israéliennes peuvent lui retirer son droit à la résidence. Je m’occupe de dizaines de cas de ce genre. Pour en revenir maintenant à la décision de déporter 417 militants des organisations islamistes, il s’agissait tout d’abord de satisfaire une partie de l’opinion publique qui exigeait des mesures de représailles radicales après la vague d’attentats de ces derniers mois. Pour Rabin, la pire des injures, c’est d’être traité de mou. Il a donc décidé d’être plus dur que Sharon (1), ou Shamir (2).

Mais au-delà ? …

Il n’y a pas d’au-delà. La pensée politique de Yitshak Rabin n’est pas des plus sophistiquées, et c’est un euphémisme, et comme beaucoup de politiciens qui ont été formés à l’école du Palmach (3), il pense en termes d’opérations coup de poing. Si l’on analyse la décision de déporter les supposés militants du Hamas, on voit aisément que rien n’a été sérieusement pris en considération : ni l’opinion publique locale, ni la réaction de la Communauté internationale, ni l’aspect juridique, ni la réaction du gouvernement libanais, ni même l’attitude des déportés eux-mêmes.

Pourtant, la Cour Suprême a ratifié toutes les déportations. Est-ce que cela signifie que tout s’est passé dans la légalité ?

Tout d’abord, la Cour Suprême délibère en fonction des lois que la Knesset vote et comme il n’y a pas en Israël de Constitution (4), elle ne peut même pas déclarer certaines lois anti-constitutionnelles. Les lois d’exception en vigueur permettent le bannissement, même si sur ce plan la Convention de Genève est explicite et interdit toute forme de bannissement ou de déportation d’individus ou de groupes. Ce qu’affirme depuis toujours la Cour Suprême, c’est que la Convention de Genève ne s’applique pas, aux Territoires palestiniens occupés. Donc, du point de vue du droit international, ces déportations, comme toutes les précédentes, relèvent du crime de guerre et pas de la légalité. Du point de vue de la légalité en vigueur en Israël, le nouveau décret militaire qui a permis les déportations est plus que problématique, en particulier le fait de refuser aux déportés de faire appel avant que l’ordre de déportation ne soit appliqué. De plus, une série de négligences rend ce décret, et en tout cas son application envers les 418 Palestiniens, tout à fait illégale. C’est cela que nous allons plaider dans deux jours.

Les déportés, qui sont-ils ?

Personne ne le sait, y compris les autorités elles-mêmes. Avant même que quiconque ait fait appel, les autorités reconnaissent déjà avoir déporté « par erreur » seize personnes, dont un adolescent de seize ans. On estime dans les Territoires occupés que que plus de cent déportés n’ont rien à voir avec le Jihad islamique. C’est bien la première raison pour laquelle nous exigeons le droit de faire appel avant la déportation, surtout quand il s’agit d’une masse de personnes où forcément il y a des erreurs. Quant aux militants des organisations intégristes musulmanes, les autorités n’ont rien de précis ou de concret à leur reprocher. La meilleure preuve étant que la semaine dernière, un commando du Hamas a été arrêté, et suite à l’interrogatoire, il s’est avéré que parmi les déportés il y avait trois à quatre personnes qui étaient mêlées à des attentats. La réaction des autorités a été de déclarer qu’ils feraient tout ce qui est possible pour les ramener en Israël et les juger. En d’autres termes, qu’ils étaient déportés par erreur, puisqu’ils étaient suspects d’un crime ! La présomption d’innocence est la précondition pour la déportation…

Pourquoi le Hamas ?

Essentiellement, pour deux raisons. La première, c’est parce que le Hamas a été récemment très efficace dans ses opérations, surtout contre des objectifs militaires ; ni le gouvernement, ni l’opinion publique ne sont prêts à accepter qu’une organisation palestinienne mette l’armée en échec. Deuxièmement, parce qu’il est nécessaire d’inventer un nouvel épouvantail, et l’intégrisme islamiste s’y prête à merveille. L’OLP a été pendant deux décennies l’épouvantail qui servait à terroriser l’opinion publique locale et internationale, présentant le mouvement national palestinien comme un gang de terroristes motivés uniquement par la volonté de massacrer les juifs, où qu’ils soient. Aujourd’hui, ce n’est plus efficace : l’image de l’OLP et sa légitimité rendent inefficace toute tentative de diaboliser ce mouvement. L’intégrisme islamique vient donc remplacer le nationalisme palestinien.

De plus, le Hamas est l’expression d’une révolte de la jeunesse au sein du Mouvement des Frères musulmans après le début de l’Intifada. Les jeunes Frères musulmans se sont sentis interpellés par la mobilisation populaire qu’a été l’Intifada en 1988, et ont rejeté l’anti-militantisme traditionnel des Frères musulmans. C’est cette rupture qui a fait naître le Hamas.

Au sein de la classe dirigeante israélienne, il y eu une tentation de se servir du Hamas comme contrepoids à l’OLP. C’était la position de Shamir et de Rabin. Les services de sécurité, d’ailleurs, étaient contre, affirmant que c’était jouer à l’apprenti-sorcier. Après une période pendant laquelle les autorités ont laissé faire le Hamas, lui ont laissé une marge de manœuvre pour agrandir son influence, les forces d’occupation sont arrivées à la conclusion qu’il fallait laisser se renforcer un adversaire qui risquait d’être redoutable. C’est à ce moment qu’on a décidé d’arrêter le Cheikh Yassine et de le faire condamner à perpétuité.

Comment expliques-tu la position des ministres de gauche et leur soutien total aux mesures de déportation ?

La notion de gauche, dans la réalité israélienne, est des plus relatives. Citons Amiram Goldblum, le porte-parole de La paix maintenant (5), qui déclarait : « Il y a dans notre mouvement des gauchistes pour qui les droits de l’homme sont des valeurs absolues. Pour nous, non ! Les droits de l’homme sont importants, mais le processus de paix l’est encore d’avantage … »

Derrière ce concept de « processus de paix », tout est permis. Comme autrefois derrière le concept de sécurité. C’est un alibi pour toutes les obscénités. Et c’est ainsi qu’on a réussi à convaincre des gens comme Shulamit Aloni ou Dedi Zuker (6) : le gouvernement Rabin est un gouvernement qui veut la paix, donc il doit être soutenu à tout prix. Le Hamas est l’ennemi du processus de paix, donc il doit être détruit, à n’importe quel prix.

Que va-t-il se passer maintenant ?

Tout dépend de la détermination des Palestiniens, des déportés et de la direction de l’OLP. Ce qui va se passer à la Cour Suprême est tout à fait secondaire. Les déportations sont un acte politique et c’est dans le cadre du rapport de forces politique que se joue l’avenir des déportés. Si les Palestiniens sont suffisamment fermes pour refuser toute négociation tant que les déportés ne sont pas rentrés chez eux, ils peuvent, à terme, gagner une partie substantielle de l’opinion publique arabe et internationale, et forcer la main aux capitales arabes et à Washington pour que celles-ci imposent un recul israélien.

Les intégristes en sortiraient renforcés…

Ils se renforceraient encore d’avantage si l’OLP acceptait de reprendre les négociations alors que les déportés ne sont pas réintégrés dans leurs familles.

Est-ce que la Cour Suprême peut annuler les ordres de déportation ?

J’ai représenté presque tous les Palestiniens qui ont été déportés depuis la fin des années 70 – et il s’agit de plus d’une cinquantaine de personnes – et jamais la Cour Suprême n’a annulé un ordre de déportation.

Jérusalem, janvier 1993.


1) Ariel Sharon était ministre de la défense lors des massacres de Sabra et Chatila.

2) Ytshak Shamir, ex-premier ministre du Likoud.

3) Les unités de choc de la Hagana en 1947-48.

4) Voir Inprecor n° 365 du 18 décembre 1992.

5) « La paix maintenant », mouvement pacifiste, proche des « colombes » du Parti travailliste, né en opposition à l’intransigeance du Likoud, a connu son apogée lors des manifestations contre la guerre du Liban en 1982, mais n’a pas rompu « l’Union nationale » pro-impérialiste pendant la guerre du Golfe.

6) du Mouvement des droits civiques.


Les habits neufs des Frères

Cette étude tente de répondre aux questions que se posent de nombreux chercheurs sur l’évolution de la position des intégristes musulmans face à la cause palestinienne. En effet, depuis l’émergence de cette cause en 1935 et jusqu’au début des années cinquante, le courant intégriste s’en était emparé tant au niveau de la propagande qu’à celui de l’activité. Pourquoi donc était-elle tombée, par la suite, au plus bas des préoccupations des intégristes, pendant près de deux décennies ? Pourquoi l’ont-ils replacée ensuite au premier plan, lui consacrant des discours incendiaires et une activité intense ?

Dalal BIZRI

Parler du courant intégriste au passé revient à parler des Frères musulmans : cette organisation dont la fondation en Egypte remonte à 1927, est la matrice à partir de laquelle se sont constituées à l’époque les formations intégristes de l’Orient arabe. Ces dernières affirmaient leur identité soit en se rattachant aux Frères musulmans, soit en s’en séparant, soit encore en s’y alliant. Le fondateur de l’organisation, L’Egyptien Hassan El Banna, a donné assez tôt toute son importance à la question palestinienne. Dans ses lettres aux membres de son mouvement, comme dans ses articles de presse, il accordait à la question palestinienne une grande importance tant au point de vue de la stratégie qu’à celui de la doctrine. Cette question devint ainsi le meilleur moyen pour l’expansion des Frères musulmans au delà des frontières égyptiennes. Dès 1935, la direction du mouvement envoyait deux de ses membres (…) en mission officielle en Palestine, en Syrie et au Liban. C’est alors que fut amorcée la (…) coopération entre El Hajj Amine Al-Husseini (1) et les Frères musulmans qui dura jusqu’en la fondation de l’Etat d’Israël en 1948, lorsque les Frères furent contraints de se replier en Egypte où leur organisation fut dissoute et où ils subirent leur première épreuve avec l’assassinat de leur leader, Hassan El Banna, en 1949. La période 1935-1949 fut marquée par la mise sur pied de nombreux comités de soutien à la cause palestinienne et de groupes de volontaires pour la lutte armée en Palestine, ainsi que par l’intégration des Frères musulmans de l’orient arabe, à l’occasion de cette lutte, sous la direction organisationnelle et doctrinale de la branche égyptienne (…). Entre 1949 et 1954, les activités des Frères musulmans au sujet de la Palestine furent éparses, jusqu’aux opérations armées qu’ils menèrent en 1953 pour s’opposer au projet d’implantation des réfugiés palestiniens dans le désert égyptien du Sinaï. Par la suite, ils négligèrent la cause palestinienne au point de s’occuper en priorité de questions très éloignées de leur réalité nationale. Ainsi, aussi étonnant que cela puisse paraître, les Frères musulmans palestiniens ont eux-mêmes participé, jusqu’à ces dernières années, à la guerre en Afghanistan, aux côtés des Moudjahidine, outre leur soutien idéologique et matériel à la cause de ces derniers. Le cheikh Abdallah Azzam et ses deux fils ont trouvé la mort à Peshawar, la base arrière des moudjahidine afghans au Pakistan. Ce cheikh, connu pour son appartenance aux Frères musulmans, assurait le soutien logistique aux groupes arabes combattant dans les rangs des Moudjahidine.

Un autre exemple illustre la similitude entre l’activité des Frères palestiniens et celle des Frères arabes : l’organisation, peu avant leur dernier tournant, de campagnes « morales » dont la plus connue a gardé le nom de « campagne du croissant » à cause des attaques perpétrées par les Frères en Cisjordanie et à Gaza contre les cafés, les points de vente de boissons alcoolisées et les cinémas, et au cours de laquelle ils tentèrent d’obliger les habitants à renoncer à la musique occidentale et aux bijoux.

D’autres raisons incitent au scepticisme quant à l’intérêt porté actuellement par le courant intégriste palestinien à la cause nationale et à la lutte contre Israël. La plus importante est que le gouvernement israélien a fermé les yeux sur l’activité croissante des Frères au milieu des années 80, croyant que ceux-ci affaibliraient les rangs palestiniens en faisant concurrence à l’OLP.

Mentionnons, en outre, le soutien matériel en provenance de pays arabes peu enclins à combattre Israël, et enfin, la persistance d’une tendance des Frères musulmans à considérer comme suspect l’intérêt porté à la question palestinienne. Cette tendance est représentée actuellement par Mohammed Ali Qotb, principal successeur de Seyyid Qotb, le grand leader des Frères égyptiens, exécuté sous Nasser, qui déclarait encore en 1980 : « Les Arabes ou les Musulmans qui se sont intéressés à la question palestinienne et en ont fait un axe d’affrontement avec le sionisme, l’impérialisme et le capitalisme occidental, ont la vue et la mémoire bien courtes. Ils ont oublié que la chute de l’Etat ottoman était l’objectif politique principal pour la destruction de la porte de l’orient et (…) l’agression contre le monde islamique » (2).

S’il est utile de rappeler ces faits mettant en doute la « sincérité » des intégristes dans leur combat contre Israël pour souligner la complexité de la politique dans l’orient arabe, ils ne pèsent pas lourd néanmoins face à deux aspects essentiels de la situation présente.

D’une part, la mise en doute des objectifs déclarés d’un mouvement politique quelconque ne saurait se suffire d’un procès d’intentions, mais doit porter sur le principal, à savoir la dynamique que ce mouvement impulse parmi ses sympathisants par son programme et l’effet en retour de cette dynamique sur le mouvement lui-même qui doit s’y conformer sous peine de perdre sa légitimité ainsi que le contrôle de ce qu’il a impulsé, et ce, indépendemment de sa « sincérité ».

D’autre part, la force actuelle du courant intégriste (…) dans les territoires occupés et l’extension de ses activités contre l’occupation sont démontrées par les faits : de la participation des intégristes à l’Intifada et la campagne d’arrestations dont ils ont été victimes, les Frères y compris, jusqu’à l’interdiction de leur mouvement par Israël, en passant par leurs slogans incendiaires contre Israël et leur première attaque politique publique contre le roi Hussein de Jordanie en 1988 – à tel point que même la tendance nationaliste (non islamique) évite de les affronter ou de les défier publiquement. Pour la première fois dans les Territoires occupés, deux forces sont à la direction de l’Intifada dans ses différents aspects : « le mouvement national et le mouvement islamiste : chacune des deux peut joindre les actes aux paroles (…) et reçoit, en retour, la reconnaissance du peuple » (3).

(…) Je reviens à la question posée au départ de cet article : pourquoi les Frères musulmans de Palestine ont-ils opéré le virage décrit plus haut ?

Deux sortes de réponses méritent qu’on s’y arrête : la première se rapporte à l’expérience nassérienne, tandis que la seconde porte sur les spécificités de l’Intifada. Ces deux réponses sont liées entre elles de façon sous-jacente et renvoient à l’interférence entre les raisons qui ont conduit à arrêter la lutte contre Israël et (…) celles qui ont conduit à la reprendre.

Les Frères et Nasser

Deux éléments (…) des rapports entre les Frères musulmans et l’expérience nassérienne nous importent ici. L’un est la lutte sanglante entre les Frères et le régime de Nasser ; (…) l’autre est l’hégémonie culturelle et idéologique (au sens gramscien du terme) de Nasser (…) et les séquelles de l’affrontement et de l’hégémonie sur l’action et la réflexion des Frères. Après 1952, date du renversement de la monarchie par les « Officiers libres » en Egypte, une lutte pour le pouvoir a opposé les Frères musulmans au régime deux années durant : (…) pacifique au départ, elle s’est achevée sur la première vague de répression qui a conduit la plupart des membres du mouvement en prison. Les Frères musulmans palestiniens n’étaient pas à l’abri de cette lutte, car chaque vague de répression de l’organisation-mère entraînait automatiquement une chasse aux Frères musulmans à Gaza (4). Avec la victoire de Nasser, les Frères perdirent toute existence organisée : ni sections, ni bureaux, ni tournées de propagande, ni voyages de jeunes, etc.

Entre la première vague de répression en 1954 et la seconde en 1965, une vision négative de Nasser se développa chez les Frères, atteignant son apogée chez Seyyid Qotb : celui-ci s’identifia avec le projet intégriste au point de ne plus voir en Nasser (…) que le porteur d’un projet concurrent, celui de l’arabisme. En outre, Qotb proclama le caractère impie de la société de la Jahiliyya (à l’origine, nom donné à la société arabe anté-islamique) qu’il définit comme étant « toute société qui n’est pas vouée (…) à l’adoration de Dieu seul, (…) c’est-à-dire toutes les sociétés du monde d’aujourd’hui » (5). Bien entendu, toutes les fois que Qotb évoquait la Jahiliyya, c’est Nasser et son régime qu’il visait, résumant sa doctrine en une formule percutante : « Islam ou Jahiliyya ».

L’adoption ultérieure par les Frères de cette formule persistera sous des formes différenciées et des aspects confus. Mais ce qui est important, c’est qu’elle accompagnait la montée du nassérisme dont le cheval de bataille était la cause palestinienne et la question nationale arabe, dans un combat contre l’Occident et les différents aspects de son soutien à Israël et de son opposition à l’aspiration arabe à la libération. La montée du nassérisme dans sa lutte contre l’Occident s’est donc accompagnée de la répression des Frères et s’est traduite par l’emprise idéologique et culturelle nassérienne sur tous les autres courants (…) du camp anti-occidental : les communistes, les baassistes et les nationalistes arabes dont la relation avec Nasser a évolué en fonction du contexte politique, mais qui n’ont pas rompu avec le cadre idéologique nassérien, qui imprégna leur propre vision politique. Cette influence s’est étendue aux Frères eux-mêmes et à certaines de leur sections hors d’Egypte : lors de (…) l’agression tripartite en 1956 (6), les Frères de Jordanie, de Syrie et d’Irak n’ont pas manqué d’envoyer des télégrammes de soutien à Nasser.

Mariage d’intérêt

En revanche les Frères musulmans (…) devaient inévitablement être parrainés par les régimes arabes les plus opposés à Nasser : la Jordanie et l’Arabie Saoudite. Les Frères de Cisjordanie, rattachés organisationnellement à ceux de Jordanie depuis 1948, entretenaient d’excellentes relations avec le roi Abdallah. Ce dernier les considérait comme un « mouvement religieux attractif pour la jeunesse » contribuant à « freiner la propagation du communisme » (7). Les rapports entre les Frères de Jordanie et le régime, bien que parfois tendus et difficiles, étaient tels qu’ils étaient la seule organisation légalement autorisée, et qu’ils ont participé sous des formes diverses à la vie politique, y compris aux élections législatives. J’indiquerai par la suite les changements concrets survenus dans cette démarche, mais l’important est de relever que les justifications de cette alliance avec le trône jordanien, depuis les année cinquante, tournent autour du « problème Nasser », si l’on s’en tient à ce que disent les leaders intégristes, comme Youssef Al Azm : « Nous nous sommes rangés du côté du roi car si Nasser avait pu pénétrer en Jordanie et y instaurer un régime ami, cela aurait entraîné la liquidation des Frères » (8).

L’Arabie Saoudite se posait alors en pôle opposé au projet nassérien ; les Frères y trouvaient asile physique, politique et économique : le royaume saoudien et tous ses états alliés étaient considérés par les Frères musulmans à la fois comme des pays offrant des débouchés économiques, qui leur faisaient défaut en Egypte et à Gaza, et comme une source de réconfort politique par leur opposition commune au même pôle nassérien. Il n’est pas utile de s’attarder sur les soutiens saoudiens, financiers et autres, accordés aux Frères (9). Il me semble plus important de souligner un élément plus lourd de sens : le fait que l’emprise du nassérisme sur les cœurs et les consciences de tous ceux qui étaient hostiles à Israël et à l’Occident, a poussé spontanément les Frères musulmans (…) dans la tranchée adverse.

Un dirigeant des Frères palestiniens affirme dans ses mémoires qui se déroulent dans l’Émirat de Bahreïn dans les années cinquante : « Les Frères se sont retrouvés isolés, accusés, pourchassés, du fait de leur hostilité à Nasser. Ils n’ont pas tardé à s’opposer au mouvement populaire, ce qui leur a fait rejoindre automatiquement le camp du gouvernement » (10).

Quels sont les arguments qui justifient le choix d’apporter une importance particulière aux rapports entre les Frères et Nasser, ainsi qu’à l’hégémonie nassérienne (…), pour expliquer l’éclipse des Frères palestiniens de la lutte nationale pendant les années cinquante, soixante et la plus grande part des années soixante-dix ?

Ces arguments ne sont pas du même ordre, dans le cours historique de ces décennies. J’en ai choisi trois que je crois convaincants, à savoir : la fondation du Fatah et ses circonstances ; la justification par les Frères de leur silence, pour ne pas dire plus, face la répression sanglante de la résistance palestinienne par le roi Hussein de Jordanie, en 1970 ; et enfin, la nature du moment historique auquel les Frères, et les autres intégristes avec eux, ont resurgi en Palestine même affichant leur détermination à combattre Israël.

En 1957, les conséquences de l’affrontement entre Nasser et les Frères musulmans étaient certainement (…) présentes à l’esprit des militants qui eurent l’idée de fonder le « Fatah ». Le document présenté à l’époque par Khalil Al Wazir (Abou Jihad) à la direction des Frères musulmans, appelant à créer une organisation parallèle pour combattre Israël, stipulait qu’ « elle n’arborera pas les couleurs islamiques dans ses slogans ou (…) son aspect extérieur ».

La fondation du Fatah

S’adressant ensuite aux membres des Frères désireux de se joindre à cette nouvelle organisation, il leur demandait de « se débarrasser de leurs tenues partisanes et d’endosser des tenues palestiniennes ». Il mettait l’accent sur le fait que l’organisation (…) « établira des ponts entre les Frères et les masses, et brisera le carcan de l’ostracisme nassérien ».

Quiconque cannait les circonstances de la fondation du Fatah sait que ses premiers dirigeants (…) étaient membres de l’organisation intégriste, d’Abou Jihad à Salim Zaanoun en passant par Salah Khalaf (Abou Iyad), Assaad Saftaoui et… Arafat lui-même. Ceci incita les Frères égyptiens à croire tout d’abord qu’il s’agissait d’une création de leur mouvement, et sema une grande confusion dans les rangs des Frères palestiniens, au point que les fondateurs du Fatah durent établir explicitement qu’ils avaient rompu leurs liens avec les Frères.

Le premier indice est donc que certains membres des Frères musulmans qui avaient compris qu’ils ne pourraient, à l’ombre de Nasser, fonder une organisation de combat contre Israël sans avoir pris une distance suffisante de leur appartenance antérieure, furent longtemps (…) taxés d’opportunisme par les Frères (…) maintenus en tant que tels, pour avoir rompu avec l’organisation.

Avec le recul du temps, nous pouvons constater que ce choix était réaliste et perspicace : il reposait sur une évaluation rationnelle de l’impact nassérien sur toutes les forces anti-israéliennes.

L’autre indice, ce sont les arguments invoqués par les Frères pour refuser de s’enrôler sous la bannière du Fatah à sa fondation en 1958. Ils sont de deux sortes : l’une est contradictoire avec leur détermination actuelle à mener le combat contre Israël. Pour exemple, cette argumentation : « L’affrontement avec Israël ne sera pas l’œuvre d’une petite partie des forces de notre nation, n’atteignant pas le millième ; toutes ses forces doivent être mobilisées pour l’affrontement (…) Nous devons changer la situation, soit en convainquant nos gouvernements (…) de modifier leur position, soit en exerçant sur eux une pression populaire qui les amène à cela, soit encore en déclenchant une révolution populaire générale qui renverse ces gouvernements capitulards face au colonialisme et les remplace par de bons gouvernements (…) » (11).

L’alibi Nasser

Cet argument est en contradiction avec la disposition actuelle au combat des Frères musulmans, car tout observateur de la scène politique arabe peut attester que les conditions posées ci-dessus pour passer à la lutte ne sont pas plus remplies aujourd’hui que sous Nasser.

La seconde sorte d’arguments au nom desquels les Frères ont refusé de s’enrôler dans le Fatah dissipent la contradiction précédente et éclairent le fond de leur position. Ces arguments sont liés à leur conception de l’hégémonie. Ils disaient : « En supposant que l’organisation (Fatah) puisse se développer et attirer de nombreux membres et sympathisants, ce soutien populaire ne portera pas sur les Frères et l’Islam, mais sur l’idée de la libération de la Palestine ». La solution est que « les Frères redoublent d’efforts pour propager leur doctrine et rehausser l’image de leur mouvement, car c’est lui qui, lorsqu’il triomphera, (…) libérera la Palestine ».

Nous verrons que les Frères disaient vrai. Ainsi, lorsque la lutte contre Israël était menée par Nasser, ou par ceux qui se situaient dans sa mouvance culturelle (…) et idéologique (…), les Frères refusèrent de s’intégrer à l’une des formations de cette lutte. Mais, avec le déclin de la direction nassérienne dans ses divers aspects, les Frères en brandirent haut l’étendard et s’en firent l’expression.

J’ai déjà dit plus haut que les Frères musulmans de Cisjordanie bénéficièrent d’un traitement de faveur de la part du roi Abdallah de Jordanie, et intégrèrent l’organisation des Frères (…) jordaniens.

Dans le cadre de cette alliance qui se renforça pendant vingt ans, jusqu’en 1967, il était « naturel » que les Frères de Jordanie soutiennent le trône dans sa confrontation avec les diverses forces de la gauche : communistes, baassistes, nationalistes arabes et nassériens. Les Frères musulmans ne se contentèrent d’ailleurs pas de participer idéologiquement à cette confrontation, mais (…) y participèrent aussi physiquement à plusieurs reprises. Lors des événements de septembre 1970 (Septembre noir), au paroxysme de l’affrontement entre le roi et les forces anti-impérialistes, les Frères expliquèrent leur soutien au trône par des arguments dont certains rejoignent les raisons invoquées pour justifier le refus d’adhérer au Fatah : « Les Frères palestiniens considéraient que la lutte contre les envahisseurs (les Israéliens), devait, à cette étape (en 1970), emprunter deux voies :

a) la résistance à l’occupation menée de l’intérieur (…) par les habitants des territoires occupés, avec ce que cela exige comme préparation en armes et munitions, etc…

b) l’action depuis l’extérieur pour attaquer l’ennemi à travers les frontières et le faire sortir par la force. »

Et concernant Nasser en particulier : « Le climat général dans le monde arabe est hostile aux Frères musulmans parce que Nasser et son régime leur sont hostiles. Malgré le coup porté à son régime par la défaite de juin 1967, il garde une influence en Jordanie et en Palestine. En outre, toutes les organisations sont hostiles aux Frères » (12).

La nouvelle légitimité de la lutte contre Israël

La résurgence de l’intégrisme contemporain date du début des années 70, c’est-à-dire depuis que la faillite du projet nassérien à conduire le réveil arabe devint patente, coïncidant avec (…) la résurrection du courant intégriste et sa prise en charge de la plupart des questions pendantes, bien qu’à sa manière.

Seule la branche palestinienne n’a pas été au rendez-vous : Hamas, le mouvement de la résistance islamique, incarnation du combat des Frères (…) contre Israël, n’a été fondé qu’en 1987, et a attendu le mois d’août 1988 pour diffuser son manifeste. Comment expliquer ce retard ? Une partie de la réponse à cette question est en rapport avec le « complexe nassérien » et (…) ses conséquences, au nom desquelles les Frères n’avaient pas pris part à la lutte. L’autre partie a trait aux raisons qui déterminèrent ce retour (…), examinées dans la partie suivante de cet article, consacrée à l’Intifada. (…)

Des circonstances similaires nous amènent à comparer le retard de l’intégrisme islamique au Liban et en Palestine : dans un autre article (13), j’ai montré que l’une des spécificités du courant libanais tenait aux conditions de son émergence dans le contexte de l’après 1982, c’est-à-dire sitôt après le départ des factions palestiniennes du Liban au lendemain de l’invasion israélienne, et l’affaiblissement du Mouvement national libanais qui s’en est suivi. Les dernières réponses nationalistes populaires à la défaite de juin 1967 ayant perdu l’initiative sur le terrain du combat national, le courant intégriste en reprit le flambeau et entama sa montée…

La résistance croyante

Les raisons du retard palestinien sont du même ordre : l’OLP, c’est-à-dire le pouvoir populaire alternatif des Palestiniens, a accumulé toutes sortes d’échecs qui l’ont conduit à s’éloigner progressivement des objectifs politiques et militaires qui présidaient à sa création. Outre le départ de toutes ses factions du Liban, suivi d’un autre échec lorsqu’elle voulut (…) retourner au Liban-nord (Tripoli, 1985), une scission eut lieu au sein de l’organisation la plus importante (la « dissidence du Fatah », 1983). L’OLP opéra un tournant vers un règlement politique pour lequel le contexte actuel ne présente aucune garantie, sauf à s’armer de sens tactique et d’un long « souffle diplomatique »… Ce repli coïncidait avec la croissance des activités de la « résistance croyante » libanaise, surtout au début de l’année 1983. Elles prenaient pour cibles les forces d’occupation israéliennes, ainsi que les postes des Forces multinationales, et se caractérisaient par un aspect suicidaire et offensif, qui eut un grand impact. Les opérations de la « résistance croyante » donnèrent une forte impulsion au courant intégriste palestinien de l’intérieur, et poussèrent même à la fondation d’organisations palestiniennes imitant l’une des principales factions libanaises, le Hezbollah.

La faillite du nationalisme palestinien, et la montée de l’équivalent intégriste libanais mettaient en évidence le vide local que le courant intégriste palestinien allait combler à une vitesse surprenante – comme si, pendant toutes ces années, il s’était préparé organisationnellement et idéologiquement à s’ériger en alternative au courant nationaliste laïc.

L’exclamation de Cheikh Ahmed Yassin, chef spirituel du Hamas, exprime bien cette situation : « Lorsque toutes les portes se ferment, les portes de Dieu s’ouvrent ». En d’autres termes, lorsque les idéologies non-intégristes entrent en crise sur le terrain du combat de résistance, il reste l’idéologie intégriste. C’est aussi ce qu’affirme une brochure des Frères distribuée en Cisjordanie et à Gaza, et intitulée « La vérité absente » : « Les courants qui ont démontré leur échec pendant vingt ans sur la scène palestinienne ne peuvent plus désormais prétendre au monopole de l’action palestinienne » (14). C’est la conclusion de toutes les publications des intégristes parues dans les territoires occupés : Toutes affirment, qu’une fois devenue évidente la faillite des idéologies nationalistes, libérales et socialistes, le retour à l’Islam s’impose.

Le courant intégriste ne pouvait prétendre forger une nouvelle direction alternative sans le bouleversement dû à l’établissement de son hégémonie sur les cendres de celles du nassérisme et de sa mouvance.

(…) Dans le cas palestinien, les signes de la nouvelle hégémonie ne se sont pas limités aux activités institutionnelles à caractère islamique : services sociaux, bibliothèques, ventes de livres, universités, construction de mosquées, collecte d’aumônes, etc. Cette hégémonie s’est traduite par le terrain fertile sur lequel ces activités se sont déroulées, c’est-à-dire l’accueil populaire dont elles ont bénéficié. Elles se sont nourries, en fait, d’une série de dispositions idéologiques : le regain de l’identité religieuse se greffait sur l’identité nationale palestinienne ; la référence à la religion occupait une place plus vaste qu’auparavant. Le mariage des deux identités, nationale et religieuse, a conféré à l’Intifada un caractère particulier. Quant à la référence religieuse, un (…) sondage du début des années soixante-dix, indique que 55 % des Palestiniens des Territoires occupés considéraient que la religion doit faire partie de la vie sociale, (…) 76 % d’entre eux que l’Islam est leur cadre de référence et que 26,5 % d’entre eux souhaitaient un régime basé sur la loi islamique, la Charia.

L’Intifada

Avant d’aborder l’Intifada en tant que catalyseur de la résurgence des intégristes, deux mises au point me semblent nécessaires. La première, c’est que contrairement à ce que l’on a pu prétendre par la suite, l’Intifada a débuté par des voies et des expressions (…) purement intérieures. Ni l’OLP, ni les régimes arabes ou islamiques candidats au soutien des Palestiniens n’ont été à l’initiative de l’Intifada : celle-ci a surgi du plus profond du peuple palestinien, parfois avec une spontanéité stupéfiante dont témoigne l’audace extrême des premiers manifestants. Un écrivain israélien a décrit cette témérité : « Les manifestants, nullement apeurés par les coups de feu, attaquent avec ardeur les véhicules blindés et essayent d’arracher aux soldats leurs armes » (15).

Ceci nous amène à la deuxième caractéristique de l’Intifada : elle a fait exploser un désespoir politique et social longtemps différé par les Palestiniens des Territoires occupés (…). La part politique de ce désespoir est liée aux échecs de l’OLP, qui représente la « direction de l’extérieur ». Las de compter sur elle, les Palestiniens de l’intérieur (…) ont pris l’initiative entre leurs mains. Quant à la part sociale du désespoir (…), elle trouve son expression dans les couches sociales qui ont dessiné le premier visage de l’Intifada : les miséreux des camps de réfugiés, ceux de Gaza surtout, et en particulier le camp de Jebaliya (16). Leur premier cri, comme celui de tous ceux qui les suivirent fut : « Pourquoi ne nous laissez-vous pas faire ? Nous préférons la mort ! »

Il peut paraître paradoxal que la spontanéité et le désespoir qui déclenchèrent les premières étincelles de l’Intifada, aient imprimé à l’Intifada son cachet national palestinien et rendu inévitable la « palestinisation » des Frères musulmans. Paradoxal, car les Frères sont un mouvement dont le discours englobe la totalité de l’Oumma (17), et parce que l’Intifada apparaît de l’extérieur comme nationaliste. Cependant la réalité est tout autre : le palestino-centrisme est devenu progressivement le cadre dominant toutes les démarches politiques. Tous les courants politiques, y compris les intégristes au discours universaliste, s’y sont conformés, dans leur appréhension des problèmes et dans leur conception de l’action, faute de quoi ils n’auraient pu encadrer le mouvement.

En ce qui concerne l’Intifada et tout ce qui s’y rapporte, je m’arrêterai à deux indices prouvant que les intégristes s’y réfèrent. Le premier est que Hamas affirme dans sa Charte fondamentale s’opposer à toute les initiatives et solutions pacifiques visant à résoudre la question palestinienne, ainsi qu’aux conférences internationales, celles-ci ne pouvant répondre aux revendications ni restituer les droits spoliés. Le mouvement intégriste pose des conditions (…) à une collaboration positive avec l’OLP, comme le refus des résolutions 181 (1947), 242 (1967), et 338 (1973) du conseil de sécurité de l’ONU, et la reconfirmation de l’option militaire, ainsi que l’exigence que Hamas obtienne 40 à 50 % des sièges au sein du Conseil national palestinien. Je cite ces positions pour les comparer à d’autres, propres aux Frères égyptiens qui ont précédemment constitué la direction idéologique, politique et quasi-organisationnelle de l’ensemble des Frères arabes et musulmans. Aujourd’hui, les Frères égyptiens ont des positions publiques sur la question palestinienne (…) divergentes de celles de leurs homonymes palestiniens. Ils ont une attitude positive face aux solutions pacifiques, et à l’égard des Etats-Unis et de leur rôle dans la région. Ils soutiennent la création d’un Etat palestinien sur toute parcelle de territoire. Avec l’OLP et Arafat, contre lesquels Hamas mène une lutte ressemblant à une lutte pour le pouvoir, les Frères égyptiens entretiennent de bons rapports : ils reconnaissent l’OLP comme la direction de la lutte palestinienne et ont organisé en sa faveur une campagne de solidarité matérielle pendant l’hiver 1988.

Cercles et patrie

Le second indice qui atteste de la primauté de l’axe palestinien, celui que je considère comme le plus important, tient à la conception qu’a Hamas des « cercles » et du « patriotisme ». Le mouvement intégriste dit dans sa Charte que « la libération de la Palestine concerne trois cercles : (…) palestinien, arabe et islamique. Chacun a un rôle à jouer dans la lutte contre le sionisme ».

Dans certaines des publications politiques de Hamas, on peut même lire que les Palestiniens représentent l’avant-garde de la lutte anti-sioniste. Cette commutation des cercles contredit ce que prônait Hassan El Banna dans sa théorie célèbre, qui faisait de l’Egypte, premier cercle ou maillon principal, le « concept-règle » qui en faisait la direction du monde islamique. Partant, El Banna considérait que la première étape consistait à édifier un Etat islamique en Egypte « qui unifie la voix des arabes, travaille pour leur bien, protège les musulmans de la terre entière de toute agression et propage la parole de Dieu et son message » (17).

Quant au patriotisme, pour Hamas, il est une partie de la doctrine religieuse, alors que cette doctrine incorporait, selon El Banna, le contenu le plus profond et le plus stable du patriotisme et ne saurait permettre que celui-ci se réalise à ses dépens. Je pourrais aussi comparer les concepts de cercles et de patriotisme chez Hamas et dans l’héritage de Seyyid Qotb. Ce dernier a récusé la question de l’appartenance nationale et l’a considérée comme un blasphème relevant de l’idéologie de (…) la Jahiliyya, ennemie de l’Islam.

La réponse à la question initiale mène à une série d’autres interrogations, qui ne concernent pas seulement le domaine palestinien.

La lutte sanglante entre Nasser et les Frères était-elle inéluctable ? S’inscrivait-elle dans un cours historique nécessaire ? Était-il possible de l’éviter ? Et, partant, la responsabilité en incombe-t-elle entièrement à Nasser ou (…) aux Frères également, ou encore à l’héritage culturel et social qu’il faut encore et encore étudier de près ?

Si la résurgence de l’intégrisme s’inscrit dans une alternance entre leur hégémonie et celle des autres courants, (…) la troisième vague hégémonique, qui verra le jour après celle des intégristes, sera-t-elle un mélange des deux précédentes ? Ou autre chose dont nous ne connaissons pour l’instant qu’une partie minime ?

Le palestino-centrisme résoudra-t-il la question de l’alternance à l’hégémonie (et peut-être bien au pouvoir), ou bien l’exacerbera-t-elle et marquera les courants intégristes des limites de ses conflits et de leurs perspectives, pour nous ramener encore à la dimension nationaliste, mais sous d’autres formes ?

En l’absence d’un pôle islamique unique, avec la présence de centres liés à des régimes aux orientations différentes, les mouvements intégristes auront-ils besoin de forger des alliances qui modifieront leur caractère islamo-politique ou bien rétrograderont-ils et abandonneront-ils leur nouvelle combativité ?

Beyrouth, janvier 1993


1) Mufti de Jérusalem pendant la période du mandat britannique, il a défendu les intérêts des grands propriétaires palestiniens.

2) Zyad Abou Amrou, Le mouvement islamique en Cisjordanie et à Gaza, Beyrouth, 1989.

3) Ibidem.

4) En 1948, Gaza est passée sous administration égyptienne, tandis que l’administration de la Cisjordanie revenait à la Jordanie qui ne tarda pas à l’annexer officiellement.

5) Seyyid Qotb, Signes de piste, 1967.

6) Agression conjointe de l’Etat sioniste, de la France et de l’Angleterre contre I’Egypte en octobre-novembre, trois mois après la nationalisation du canal de Suez.

7) lyad Bergouti, Les armes et la politique dans les territoires palestiniens occupés, Centre Zahra d’études et de recherches, Jérusalem, 1990.

8) Le mouvement islamique en Cisjordanie et à Gaza, op. cit. Au sujet de ces liens, voir Zanad El Khatib lyad, Les courants politiques en Jordanie et le texte du pacte national jordanien, Amman, 1991.

9) Dalal Bizri, « Le mouvement islamiste arabe contemporain et la guerre du Golfe : esquisse de deux concepts éclatés », Peuples méditerranéens, novembre 1991.

10) Abdallah Abou Gaza, Avec le mouvement islamique dans les pays arabes, Koweït, 1986.

11) Ibidem.

12) Ibidem.

13) Dallal Bizri, « Parole libanaise de la langue Islamiste », dans Le Liban d’Aujourd’hui, éd. CNRS, Paris, 1992.

14) Le mouvement islamique en Cisjordanie et à Gaza, op. cit.

15) Ze’ev Schiff et Ehud Ya’ari, Intifada, 1991.

16) C’est du camp de Jebaliya, qu’est partie l’Intifada, le 8 décembre 1987.

17) L’entité supra-nationale, supra-étatique et supra-ethnique que veulent construire les intégristes. Elle rassemblera tous les musulmans.

18) Lettres d’Hassan El Banna, Beyrouth, 1984.


Femmes et intégrisme

L’intégrisme islamique palestinien est un rejeton de l’intégrisme sunnite (1) du Moyen-Orient, et s’affirme essentiellement sous la forme d’un parti politique qui se nourrit des difficultés endurées par les masses – tout en mettant en évidence l’incapacité des autres partis et organisations à répondre à leur détresse.

Manar Hassan

Ces derniers ne proposent pas de solution d’ensemble, applicable à toutes les facettes de la vie sociale et privée et par conséquent, l’intégrisme, disposant de réponses toute faites et sans ambiguïté (en matière d’éducation, de vie familiale, d’héritage, d’art, par exemple), est perçu par les masses désorientées comme un remède miracle contre les maux de la société. Ce caractère global attire tout ceux qui n’attendent plus de solution partielle à leur difficultés.

(…) Le summum de la corruption occidentale, aux yeux des intégristes, est incarné par le féminisme et le mouvement de libération des femmes, qui combinent les valeurs égalitaires et démocratiques pour les appliquer aux femmes. Les femmes qui sont actives dans ces mouvements sont corrompues, licencieuses. Ce sont des renégates qu’il est permis de tuer, de même quiconque les soutenant.

Partant de ces prémisses, l’intégrisme œuvre à la préservation et au renforcement de la société patriarcale et de ses institutions ; en particulier de la famille patriarcale, qui constitue l’unité fondamentale de l’ordre de la société patriarcale basée sur la propriété privée. Ceci transparaît dans les revendications démagogiques intégristes, qui appellent d’une part, à l’égalité et à ce que les gens se contentent de peu, et de l’autre, à ce que les riches aident les pauvres en leur faisant l’aumône. En clair, la charité devrait se substituer au nécessaire changement de l’ordre social en place.

L’occupation israélienne, accompagnée de son arrogance culturelle visant à effacer l’identité nationale palestinienne, est un phénomène omniprésent à l’intérieur des frontières israéliennes de 1948 et dans les territoires qui ont été occupés en 1967. Mais cette oppression s’accommode fort bien du patriarcat et de ses valeurs, elle autorise même une certaine autonomie aux chefs traditionnels lorsqu’il s’agit d’imposer les pratiques traditionnelles dans leurs communautés, au moins dans la sphère des règles religieuses et familiales.

Cette attitude a contribué, de façon décisive, à préparer le terrain à l’introduction des idées intégristes dans la société palestinienne, dont l’identité nationale est brimée par le système oppressif.

Entre le marteau et l’enclume

Pourtant, c’est seulement une des pinces de la tenaille dans laquelle se trouve la société palestinienne. L’autre pince, c’est l’attitude des partis politiques palestiniens à l’intérieur des frontières de 1948, qui ont développé des méthodes efficaces contrecarrant le combat national : ils ont toujours confiné la lutte contre les expropriations de terres au niveau local. A l’occasion de la Journée de la terre (2) ils ont envoyé leurs observateurs pour empêcher – par la force si nécessaire – toute expression de nationalisme, comme le port du drapeau, par exemple ; ils ont transformé ce moment traditionnel d’expression du combat national en une journée de festivités, de discours et de Coca Cola- en l’enterrant finalement sous une cérémonie grandiloquente appelée « le jour de congé national des Arabes israéliens ».

De la même façon, la direction palestinienne à l’extérieur des frontières de 1948, a cantonné le rôle des Palestiniens de l’intérieur de l’Etat d’Israël aux limites du jeu parlementaire, leur assignant de faire pression sur le gouvernement israélien – évitant même parfois de les appeler Palestiniens. Ces dirigeants craignent qu’une perspective sociale ne se dessine comme partie prenante du combat national, et se cramponnent tous, d’une façon ou d’une autre, à différentes versions du schéma étapiste, qui place la libération nationale avant la libération sociale.

La lutte des paysans spoliés de leurs terres, le combat des travailleurs – qui subissent une double oppression -, et celui des femmes, dont l’oppression est triple (nationale, de classe et sexuelle) sont renvoyés au lendemain du jour de la libération nationale. La capitulation de ces dirigeants devant les traditions arriérées, est le produit d’une conception erronée qui fait de l’islam une composante fondamentale de l’identité nationale palestinienne et fait directement le jeu des intégristes. Aux yeux des masses laissées à leur propre sort, ces derniers semblent plus dignes de confiance, plus honnêtes et détenteurs d’une analyse plus globale.

L’influence massive de Hamas ne traduit pas un retour en masse à la religion. C’est, entre autres choses, une réponse des couches les plus opprimées des camps de réfugiés au message social qui sous-tend les positions de Hamas. Le rejet par ce dernier de la division de la Palestine, et sa proclamation de la nécessité du combat à l’échelle de toute la Palestine, soulèvent, chez les réfugiés, de nouveaux espoirs de retour, dans leur maison, sur leurs terres et dans leurs villages. Pourtant, ce n’est pas à cause, mais en dépit de leurs discours sur la Palestine islamique, qu’ils allument de nouveaux espoirs chez les laissés pour compte, auxquels aucune autre organisation n’a été capable d’offrir des perspectives.

Il faut rappeler que Hamas a été en fait mis sur pied grâce aux autorités, qui l’ont soutenu et lui ont permis d’agir longtemps sans entrave. Jusqu’à la vague de meurtres perpétrés par des membres de Hamas, à l’intérieur d’Israël, le nombre de prisonniers intégristes dans les camps et les prisons est resté faible, comparé à celui des autres organisations. A l’exception de Cheikh Yassine, aucun dirigeant de Hamas n’a été emprisonné. Le Mouvement islamique à l’intérieur des frontières de 1948 a reçu un traitement de faveur identique, bien que dans un contexte différent. Ses partisans disposaient d’une chaîne de télévision câblée diffusant leurs idées, de journaux légaux, alors que la presse de Abna El Balad (les enfants du pays) et d’autres groupes nationalistes, était interdite.

Rétrospectivement, il est évident, d’un point de vue stratégique, que l’intégrisme a justifié les espoirs que le régime israélien avait placés en lui, lorsqu’il a joué la carte d’Hamas contre le mouvement de libération nationale.

Pourtant, Hamas a rejoint, pour des raisons tactiques, le combat contre l’occupation des territoires de 1967, surtout pour ne pas perdre d’influence dans la jeunesse, dont la totalité soutient l’objectif de libération nationale.

La culture du voile

Quoi qu’il en soit, la raison fondamentale de ce ralliement était de donner au soulèvement – qui était par nature un processus très démocratique, s’opposant à toute oppression – une orientation convenable, à la fois pour l’intégrisme et pour les autorités israéliennes. Le meurtre de juifs simplement parce que leurs ancêtres étaient juifs induit l’hostilité des secteurs libéraux de la société israélienne vis-à-vis du mouvement de libération palestinien. Les valeurs déformées de l’intégrisme, tout particulièrement en ce qui concerne le statut des femmes et leur émancipation au sein du processus de libération nationale, ont été entérinées par les comités de grève des autres organisations palestiniennes. Des dizaines de femmes ont été assassinées, prétendument en tant que « collaboratrices », simplement parce que leur comportement personnel était incompatible avec les normes de la tradition patriarcale. L’interdiction du militantisme politique pour les femmes, le retour du voile et la mise en exergue de la « culture du voile » ont entraîné le déclin du mouvement de masse, et sont devenus des instruments au service de l’occupation israélienne. Ainsi, ce puissant mouvement révolutionnaire s’est transformé en contre-révolution sociale.

Une politique d’apartheid

Hamas a démontré son caractère pragmatique, son populisme et son attitude de caméléon – qui lui ont permis de redorer son blason à l’aide du prestige de la lutte pour l’indépendance nationale, malgré son hostilité vis-à-vis de tous les mouvements nationalistes -, de même, le Mouvement islamique à l’intérieur des frontières de 1948 est parvenu à arborer les couleurs de la démocratie et de l’égalité, en réponse aux aspirations des masses, mais pour mieux combattre ces valeurs et les vider de leur contenu. L’objectif de ce mouvement est de gagner, aux yeux du régime israélien, le droit à administrer culturellement la société palestinienne de l’Etat d’Israël, à travers le renforcement de la famille patriarcale, et la séparation totale entre musulmans et non-musulmans. Par exemple, le mouvement islamique a mis sur pied des clubs de football, de judo et de karaté islamiques, qui sont fermés aux Palestiniens non-musulmans. De même, il a interdit les points de vente d’alcool et instauré la non-mixité dans les écoles, là où il contrôle les conseils municipaux.

Les islamistes ont rendu aux autorités israéliennes de nombreux services : leur leader, Cheikh Abdallah, a déclaré qu’on pouvait laisser une partie du territoire de Palestine aux juifs. Il a soutenu avec enthousiasme la conférence de Madrid, mais, avec son hypocrisie jésuitique coutumière, il a aussi considéré ceux qui s’y opposent comme de bon patriotes palestiniens. Il a rejeté publiquement la Fatwa (décret-sentence) légitimant l’assassinat des membres de la délégation palestinienne. Néanmoins, le principal service rendu aux autorités israéliennes, est la mise en œuvre d’une politique d’apartheid, correspondant à son idéologie originelle de « développement séparé ». Le mouvement islamique s’oppose à toute activité commune entre juifs et arabes, comme les rencontres entre écoliers arabes et juifs, qui ont été menées au compte-goutte, conçues comme un dédouanement et ne relevant pas d’un engagement démocratique sincère. Ainsi, avec le concours des islamistes, le régime ségrégationniste se voit dispensé de recourir à la force pour imposer l’apartheid.

Les intégristes ont rendu un autre service aux autorités mettant des obstacles à la fondation d’un parti arabe unifié lors de la dernière campagne électorale. En août 1991, Cheikh Abdallah déclarait nécessaire un tel parti pour affaiblir le Rakah (le Parti communiste) qui compte dans ses rangs aussi bien des juifs que des Arabes. Plus tard, quand il est devenu évident que ce parti ne pourrait voir le jour sans inclure les Palestiniens chrétiens (3), le Mouvement islamique a renoncé à le soutenir, et à même déclaré que le Shas, un parti intégriste juif, lui semblait préférable. La campagne de rumeurs et de diffamation, menée par les intégristes, a bloqué toute tentative d’unifier les partis sous l’égide de Mi’ari et Darauche (4), a rouvert le débat sur la question nationale dans le Rakah, et conduit plus de la moitié de l’électorat arabe à voter pour des partis nationalistes juifs.

Ainsi, sur beaucoup de questions, le mouvement intégriste – de par son caractère populiste, et sa ressemblance avec un ver solitaire s’alimentant de la misère des masses – est prêt à outrepasser ses principes « sacrés », et à adopter une politique pragmatique. Son rejet du nationalisme ne l’empêche pas de participer à la lutte de libération nationale, ni sa haine de la démocratie de se présenter aux élections, pas plus que son refus du principe d’égalité nationale ne le gêne pour utiliser cet argument lorsque les masses l’y poussent. Tout en rejetant le luxe il assure le financement de sa presse par des publicités vantant des biens de consommation occidentaux tels que les automobiles luxueuses et les sous-vêtements pour hommes. n déteste le sport, en tant que représentant de « valeurs occidentales barbares », mais crée des équipes de football. cependant, sur la question de la libération et de l’égalité des femmes, le mouvement islamique n’est prêt à faire aucun compromis. Il applique, sans hésitation ni concession, ses assertions sur le statut de la femme qui serait, dans l’islam, le meilleur et le plus correct (pour peu qu’elle « sache rester à sa place » ). Pour les islamistes, le mouvement de libération des femmes est l’ ennemi principal, parce que la société patriarcale, dont l’intégrisme s’est fixé pour but la défense, est bâtie sur l’oppression des femmes.

L’ironie du sort veut que, à part les mouvements féministes, le seul mouvement qui passe quotidiennement des heures et des heures en discussions, décisions, et élaborations sur les femmes soit le mouvement intégriste. Aucun sujet n’absorbe autant ses militants que les femmes : leur caractère, leur comportement, leurs vêtements et traits de caractère, et tout particulièrement leur pouvoir de tentation et de séduction. Pour les intégristes – c’est-à-dire pour la société patriarcale – c’est une question de vie ou de mort. La centralité de la question de la libération des femmes dans la société palestinienne – comme dans la société arabe dans son ensemble -met en évidence que les antagonismes opposant arriération et progrès, démocratie et despotisme et libération et oppression, sont directement liés à la question de la libération des femmes. Négliger cela revient à se faire l’allié objectif des islamiques. Il ne peut donc pas y avoir de compromis ou d’armistice entre les mouvements pour la libération des femmes dans la société arabe et l’intégrisme, quelques soient les circonstances.

Le mensonge, la fourberie, les ragots et la diffamation, la distorsion théorique, la coercition et même la violence sont les armes que les intégristes emploient contre les femmes qui en ont assez de leur oppression. En fait, l’intégrisme s’appuie sur l’angoisse masculine caractéristique, tout en l’alimentant et en la renforçant. Nous avons mentionné plus haut la victoire de l’intégrisme qui a pu éliminer les femmes de la sphère publique et politique au cours du soulèvement. Al Fanar, une organisation qui a été fondée il y a un an et demi à Haïfa, a été également la cible de prêches diffamatoires et insidieux dans les mosquées du Mouvement islamique, à l’intérieur de l’Etat d’Israël.

L’organisation Al Fanar, convaincue que la libération nationale palestinienne ne sera totale qu’avec la libération des femmes a, la première, mis à nu les liens existant entre le traditionalisme arriéré de la société palestinienne et la sympathie des autorités à leur endroit. Elle est de fait rapidement devenue la cible des attaques des fanatiques intégristes. Le combat qu’Al Fanar a engagé contre les meurtres de femmes qui aurait prétendument « porté atteinte à l’honneur de la famille », son opposition au mariage consanguin – qui entraîne la naissance d’enfants retardés et victimes de maladies génétiques -, sa lutte contre le mariage forcé – véritable viol béni par la tradition et la hiérarchie religieuse – , sa dénonciation de l’excision des petites filles bédouines (par l’ablation du clitoris), semblent constituer une menace terrible pour les intégristes. Le porte-parole du Mouvement islamiste a proclamé qu’il n’y avait pas de place pour une telle organisation ni pour ses revendications. Mais pire encore, les autres organisations et partis n’ont pas pris la défense de ce jeune mouvement féministe, et certains se sont même joints aux attaques contre lui. Etant donné qu’il ne s’agit pas seulement de la rivalité, d’une volonté de nuire ou de la stupidité de certaines organisations politiques, il faut clarifier et analyser ce phénomène dont les racines sociales, culturelles et politiques sont extrêmement profondes.

En plus des différents aspects concrets de l’oppression, dont souffrent toutes les composantes de la société palestinienne, le régime israélien pratique une « selectzia » culturelle, dont l’objectif est de gommer l’identité nationale palestinienne ; cette politique s’applique aux programmes scolaires, qui se poursuit dans les mass médias, et qui culmine avec l’interdiction de toute forme d’expression, du symbolisme national, la censure de la poésie nationaliste et l’interdiction du déploiement du drapeau palestinien.

La société palestinienne est ainsi amenée à rechercher dans son passé l’expression de son nationalisme et à considérer la tradition comme l’une de ses composante. La nostalgie devient partie intégrante de la conscience nationale palestinienne, et toute critique proférée à son endroit, une injure à la nation. L’attitude critique des féministes palestiniennes vis-à-vis de la tradition patriarcale et de l’oppression des femmes, qui perpétue l’arriération de la société, apporte une dissonance cognitive pour tous les courants politiques et la plupart des intellectuels. Ils craignent que le déballage des faiblesses et de l’arriération de leur société ne serve d’arme à l’ennemi, et tentent de le faire taire et de l’éliminer. Même si certains d’entre ces courants déclarent s’opposer à l’intégrisme, ils voient en lui un allié légitime- en principe – à la différence de celles qui lavent le linge sale en public. Par exemple, Mi’ari, a conseillé aux femmes (de Al Fanar) de « ne pas aborder la question des meurtres de femmes de façon aussi brutale et véhémente, mais avec plus de retenue » et, à une question sur les agressions et les calomnies répandues par les intégristes contre les femmes, il a répondu : « les intégristes ont une position de principe, et ils la défendent ». Dans un tel contexte, les intégristes parviennent à répandre des sentiments de culpabilité et des illusions au sein des courants politiques qui se cramponnent à la tradition, en partant du présupposé que les masses sont totalement religieuses. Ces organisations sont – consciemment ou non – entraînées par les intégristes dans leur combat contre la libération des femmes.

Après la libération ?

Les nationalistes essayent d’apaiser l’antagonisme entre nationalisme et
intégrisme et de se concilier ce dernier en ôtant toute référence à l’égalité et à la libération des femmes du programme de libération nationale, et en repoussant le moment de s’en préoccuper aux calendes grecques.

Les libéraux démocrates conditionnent leur soutien à la lutte pour la libération et l’égalité des femmes au respect par les femmes de la tradition et des valeurs patriarcales. Et que dire de ces gens de gauche qui voient des passerelles possibles avec l’intégrisme à cause de sa critique de la corruption du régime et de sa rhétorique sur l' »impérialisme culturel » ? Ils abandonnent le combat démocratique contre le vrai impérialisme et entretiennent l’illusion que leurs alliés sont les intégristes – c’est-à-dire les garants de l’ordre social existant. Conscients de la susceptibilité intégriste vis-à-vis de la question des femmes, ils envisagent des concessions sur ce sujet comme un faible prix à payer pour réaliser l’unité. La gauche en Palestine, et dans tout l’Orient arabe, piégée par des charmeurs aussi trompeurs que variés, s’en trouve déconsidérée.

Bien entendu, les supplications de ces girouettes n’amadoueront pas les intégristes, mais vont renforcer la pression de ces derniers. Ils refuseront les valeurs du mouvement démocratique arabe même si ses dirigeants prient cinq fois par jour et participent à la prière du vendredi à la mosquée, ils n’accepteront pas non plus le nationalisme de Georges Habache, qui commence ses discours par « Au nom d’Allah le miséricordieux et généreux ». A la haine que les intégristes portent déjà pour ces mouvements, s’ajoutera du mépris.

La force de l’intégrisme provient, non de la religiosité des masses, mais de leurs souffrances, qui sont le fruit des hésitations, de la lâcheté et de l’incompétence des directions des partis politiques prétendument laïques, qu’ils soient de gauche, nationalistes, réformistes ou panarabes. Pourtant, l’irruption de l’intégrisme dans la vie politique a prouvé son incapacité à offrir une alternative sociale aux masses ; lorsqu’ils arrivent dans les structures d’administration ils se contentent d’opérer des changements qui ont une portée religieuse.

En Jordanie, par exemple, le roi Hussein n’a pas voulu affronter directement les intégristes, et les a cooptés au gouvernement. Au bout d’un an, les ministres intégristes se sont faits haïr des masses, et en particulier des classes moyennes urbaines. En voulant interdire de conduire aux femmes et empêcher les pères d’assister à la remise de diplôme de leur filles, ils se sont discrédités ce qui a permis au roi de les chasser du gouvernement sans déclencher de protestation publique.

A Um al-Fahm et à Kafr Qassem (à l’intérieur des frontières de 1948), les intégristes ont gagné la majorité aux élections de 1988, et sont devenus les administrateurs municipaux omnipotents. Ils ont interdit les cafés et la vente d’alcools forts, séparé les garçons des filles dans les écoles, et obligé les femmes à se couvrir la tête. Le résultat ne s’est pas fait attendre : aux élections de 1992, les « bastions de l’islam » ont été les seuls endroits où le pourcentage des voix du parti communiste ont progressé- de 75% à Um al-Fahm et de 64 % à Kafr Qassem. C’était un vote sanction clair contre les fanatiques, qui a fait exploser les affirmations sur la religiosité des masses comme un ballon de baudruche.

L’opposition tonitruante de Hamas aux négociations entre Israël et les Palestiniens n’est rien d’autre qu’un camouflage de ses véritables objectifs.

Cris et camouflage

D’ailleurs Hamas a conditionné son entrée dans l’OLP à l’obtention de 45 % de représentation dans ses institutions ; et il soutiendrait probablement un projet d’autonomie pour peu que lui soit donné un monopole sur l’éducation, qui serait gérée selon ses préceptes. Le Mouvement islamique, à l’intérieur d’Israël aspire au contrôle du système éducatif et des médias arabes. Pourtant, il n’ose pas émettre ces revendications ouvertement de peur que cette alliance avec l’establishment religieux juif du gouvernement israélien ne les fasse apparaître comme des collaborateurs aux yeux des masses. Ils laisseront d’autres tirer les marrons du feu pour eux en luttant pour l' »autonomie » culturelle pour les Arabes d’Israël, par exemple -, et, en échange de leur soutien, ils demanderont le contrôle de l’éducation et des médias dans le secteur arabe.

Autre exemple, en tant que parti politique, l’intégrisme sunnite a réagi de façon intéressante au succès de l’intégrisme chiite, qu’en passant il considère comme hérétique. Le succès du Hezbollah au Liban qui a stoppé l’armée israélienne et lui a causé des pertes, a poussé le « Djihad islamique » à adopter, pour la première fois, des méthodes d’action et d’organisation similaires à celles des chiites libanais (5). En juillet 1992, Hamas a appelé les musulmans (sunnites) à observer le jeûne d’Achoura, le plus sacré de l’islam chiite, et lui a donné un sens contemporain – comme Khomeini le prescrivait dans le gouvernement islamique. Ceci dénote leur admiration pour l’Iran, qui a réussi à stabiliser un Etat islamique. C’est, aussi, une conséquence inévitable de l’échec des prétentions de Saddam Hussein à se poser en guerrier de l’islam sunnite, luttant pour la libération de la nation arabe. Sa banqueroute met en lumière le fond populiste de l’intégrisme et son opportunisme.

Comme nous l’avons vu, toute tentative de passer des compromis avec l’intégrisme et d’atteindre un état de coexistence est vouée à l’échec, tant que ceux qui s’y essayent partent de la présomption erronée que la religion a un rôle central dans la vie publique, politique et nationale. Tant que les organisations féministes, démocratiques, socialistes et même libérales ne considéreront pas les rapports avec la religion comme une affaire totalement personnelle, la confusion continuera et les intégristes en tireront des forces. Parce que la société arabe en Palestine, comme celle de l’Orient arabe, repose sur le patriarcat, la question de la libération des femmes devient la pierre de touche du processus de libération en général.

Une stratégie féministe dans la société arabe doit être basée sur les axes suivants : l’indépendance absolue des organisations féministes vis-à-vis des autres organisations politiques et de leur programme, tout en percevant la libération des femmes comme une tâche démocratique centrale de la libération nationale.

Ensuite, la séparation totale de la religion et de l’Etat ; cette séparation inclue la liberté pour les croyants de toutes les religions de vivre selon leurs conceptions, et le démantèlement de toutes les institutions religieuses liées à l’Etat. Seuls la non-intervention de l’Etat dans le choix des cadis, des rabbins et des prêtres ou dans leur rétribution et la suppression de la religion dans le système éducatif, contraignant ainsi le clergé à vivre des contributions de leurs fidèles, rendront possible la création, en Palestine, et dans les autres Etats de la région, d’une société démocratique, pluraliste et progressiste. Une législation égalitaire pour les femmes inclura un mariage et un droit familial civils. Une organisation peut toujours s’affubler de dénominations progressistes, si elle refuse ces axes, elle continuera d’être l’alliée hésitante et lâche des intégristes.

Enfin, on ne peut pas débattre avec l’intégrisme car il rejette toute critique ou approche rationnelle, telle que l’appréhension de la société à travers l’analyse de ses bases matérielles, ou l’explication des actes humains comme les produits de besoins et d’impulsions. n ne sert à rien de se frapper la tête contre les murs de ce trou noir, dont aucune lumière ne peut jaillir. L’intégrisme incarne la négation de la liberté et des droits humains, de l’égalité et de la démocratie – et nous devons lutter pour supprimer tout ce qui alimente ce parasite : la souffrance, l’ignorance, l’inégalité et la pauvreté.

Seule une victoire de ce combat pourra empêcher le glissement des sociétés du Moyen-Orient vers des tyrannies barbares, et permettra de les édifier sur des bases saines et humaines.

Jérusalem, septembre 1992


1) Branche majoritaire de l’Islam dans la région arabe. La minorité chiite n’a des poids qu’au Liban et dans certains pays du Golfe et en Irak.

2) Le 30 mars est le jour de commémoration des manifestations anti-expropriation de 1976, au cours desquelles 6 Palestiniens désarmés ont été tués et de nombreux autres blessés par la police.

3) 13% des Arabes d’Israël sont chrétiens.

4) Mohamed Mia’ri est membre de la Ligue progressiste pour la paix et a été député à la Knesset. Abd al Wahab Derauche, a fondé le Parti arabe démocratique créé à la suite de sa démission du Parti travailliste, dans la foulée du déclenchement de l’intifada. Ces formations ont connu un essor à la fin des années 80, dû essentiellement à la « palestinisation » des Arabes israéliens.

5) Au Liban, les chiites constituent 30 % de la population.

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