Article d’Alain paru dans Informations et réflexions libertaires, n° 81, avril-mai 1989, p. 3
Que des écrivains ou des artistes risquent leur vie à cause de ce qu’ils expriment, les replace soudain sur le plan de la commune humanité. La littérature et l’art ne sont pas des souffles agitant l’air de façon inconséquente et intemporelle. Ils sont faits de souffrances et de bonheurs concrets qui engagent la vie de ceux qui en sont les auteurs, comme de ceux qui les apprécient. L’art, en soi, a une valeur subversive, au même titre que la raison qui permet aux individus de ne pas être seulement victimes, mais de porter un regard critique sur ce qu’ils vivent, seul gage que cette vie peut, peut-être, changer.
Un vieux fou va faire exécuter un écrivain. Il est déjà responsable de la mort de milliers d’individus qui tentaient, eux aussi, d’être un peu libres dans leurs vies et dans leurs pensées. Ce vieux fou, cependant, n’est pas un monstre à proprement parler. Il est intégré à un système mondial qui lui tolère, ou attribue, une place. Par exemple une place d’épouvantail ou de distributeur de pétrole. Quelques milliers de morts, ici, d’autres milliers ailleurs, aux quatre coins de la planète. Le prix à payer, sommes toutes, n’est pas exagéré, pour que se perpétue un système économique et idéologique.
Il ne s’agit pas d’une histoire exotique. Les intégristes musclés poseurs de bombes dans les cinémas projetant « La Dernière Tentation du Christ » sont de la même trempe. Seul un concours heureux de circonstances fait qu’ils ne disposent pas du même pouvoir. Les uns et les autres participent d’un même climat dont témoigne aussi la remise en cause de la libéralisation de l’avortement en Bavière et aux USA. Nous ne sommes pas les seuls à le dire, nous vivons une époque de repli sur les valeurs morales sûres qui ont fait leurs preuves, une époque où l’on recommence à craindre et à éviter tout questionnement, toute avancée vers plus de liberté.
Le bon Mgr Decourtray, homme tolérant et médiatique, l’a réaffirmé, après l’avoir proclamé, lors de l’affaire du film de Scorsese, ce qui est intolérable, c’est le blasphème, et ceux qui s’y essaient prennent bien des risques, dont il se lave les mains.
Un système mondial de plus en plus uniformisé est en train de s’établir, dans lequel les frontières s’estompent peu à peu, non au profit d’une communication entre les peuples mais d’un totalitarisme basé sur le profit et la médiocrité. Parallèlement, les « grandes » religions monothéistes s’aperçoivent qu’au delà des divergences qui ont pu parfois les diviser dans le passé, de façon sanglante, elles partagent une grande communauté d’intérêts. Chacune selon son aire culturelle a pour tâche de régenter les vies, les pensées, les désirs des hommes. Il leur appartient de décider du bien et du mal, du permis et du défendu. Il leur appartient de désigner et d’extirper le mal suprême, le sacrilège. Et ceci selon des critères qui ne s’opposent pas au développement économique et politique d’un système visant à l’hégémonie. Défoncer la terre de Kanaky pour en extirper le nickel, ce n’est pas un sacrilège, c’est une légitime exploitation des richesses ; cependant,pour les Kanaks, la terre s’identifie à leur mère. Mais dire que le Christ ou Mahomet aient pu parfois éprouver quelques doutes, envisager d’autres possibles, serait légitimer le doute. Or il importe que nous nous soyons tous conscients qu’il y a des choses dont on ne peut pas douter, qui sont hors du domaine de la raison.
Le doute systématique, en tant qu’il est refus de toute idée reçue, de toute évidence est le gage de toute évolution, de toute ouverture. Je peux rencontrer un Chrétien ou un Musulman sur la base commune des questions que nous nous posons, lui et moi, et non sur celle des certitudes qui prétendent y apporter des réponses définitives, encore moins lorsque ces certitudes prennent un caractère sacré et intouchable. La seule liberté qui me reste devant le sacré, c’est précisément celle du sacrilège.
Je veux continuer à douter. De tout. Du sens de la vie en général, et de la mienne en particulier. De la nécessité de travailler pour vivre. Du bien fondé de manger de la viande. A m’interroger sur le bonheur possible, tout de suite. Questions futiles, aux yeux des gens sérieux. Mais les gens sérieux nous ont crevé la couche d’ozone. Alors j’ai de sérieux doute sur leur sérieux. Tant qu’à faire de mourir, autant que ce soit en n’étant pas dupe et en continuant à s’interroger. Ça permet au moins de conserver une certaine fierté.
Mais je m’égare. Il reste que j’ai des doutes, même sur les moyens d’en sortir. Parce que les foules aliénées, elles s’y précipitent avec allégresse dans les mirages des certitudes, et des haines qu’elles justifient. L’effrayant, ce n’est pas tant la sentence d’un dément, c’est que des milliers d’exploités soient prêts à tout mettre en oeuvre pour l’exécuter, croyant ainsi prendre une revanche sur une exploitation qu’ils ne font que renforcer. Ce qui m’inquiète, c’est de voir écrit sur les murs des Minguettes « La mort pour Rushdie ». La haine, l’exaltation collective, la croyance, le besoin aveugle d’une revanche, tout ceci relève du même registre, celui du totalitarisme et de l’aliénation.
Je doute donc, fermement, et j’inviterai, tant que je le pourrai, tous les croyants de toutes les religions, aux douceurs du doute systématique.
Tous, mais pas d’un même pas, surtout. Chacun à notre pas. Chacun pour soi, et solidaires, parce qu’on reconnaîtra en l’autre quelqu’un de fondamentalement différent de nous et qui, à ce titre, peut nous apporter et nous enrichir. Si le poids des institutions, des habitudes, des intérêts économiques est tel que la violence soit nécessaire, qu’elle soit le fruit d’une réflexion et d’une décision personnelle et non obéissance à des mots d’ordre ou à une foule. J’ai peur de l’uniformité des foules, fussent-elles révolutionnaires. J’ai peur des slogans et des certitudes dont ils témoignent. J’ai peur des causes dans lesquelles on se fond. J’espère, un jour, rencontrer enfin une multitude d’individus tous différents et tous uniques.
Alain