Article de Paul Mattick paru dans Front Noir, n° 6, novembre 1964, p. 20-24
Tout comme la science, l’industrie, le nationalisme et l’Etat moderne, l’humanisme est un produit du développement du capitalisme. Il est le couronnement de l’idéologie de la bourgeoisie. Celle-ci avait grandi au sein des relations sociales féodales, dont le principal soutien idéologique était la religion. L’humanisme est donc un produit de l’histoire, c’est-à-dire un produit d’hommes s’attaquant à transformer une formation sociale en une autre. Parce qu’il se constitua avec l’apparition et la croissance du capitalisme, l’humanisme doit être étudié d’abord au sein de la société bourgeoise avant que l’on puisse traiter de ses relations avec le socialisme ou avec « l’humanisme socialiste ».
Les relations sociales pré-capitalistes évoluèrent si lentement que leurs changements étaient presque imperceptibles. Mais, la stagnation absolue n’existant pas, le capitalisme devait naître à la fin du Moyen,Age, marquant la fin d’une époque de l’évolution sociale et le début d’une autre. C’était le résultat de l’addition de nombreux changements, lents, isolés mais cumulatifs, du procès de production et des relations de propriété. L’accumulation de nombreuses richesses, leur concentration dans les centres urbains devaient, tout autant que la persistance des conditions féodales qui limitaient cette accumulation, déclencher un mouvement intellectuel opposé à cette discipline d’un autre monde imposée par le christianisme médiéval, défenseur de la structure sociale féodale et du pouvoir de l’Eglise. Pourtant, tout comme la richesse commerciale, cette attitude irréligieuse nouvelle venue qui faisait encore une fois de l’homme occidental la « mesure de toute chose », devait rester, pour un certain temps, le privilège du riche et de sa clientèle. Et d’ailleurs, l’humanisme parut s’épuiser lorsqu’après avoir libéré l’esprit du dogmatisme théologique il redécouvrit les classiques grecs.
Expression d’une tendance générale de l’évolution, l’humanisme ne pouvait éviter de la modifier en retour par son attitude critique vis-à-vis de l’Eglise médiévale. En quoi il devait aider à l’extension de la Réforme, même si celle-ci ne pouvait s’adapter à l’humanisme. Jusqu’au XVIIIe siècle, l’humanisme ne devait rester qu’un passe-temps d’intellectuels. Les événements révolutionnaires qui suivirent amenèrent seuls sa floraison complète, en tant que partie de l’idéologie générale des classes moyennes en lutte pour adjoindre à leur importance économique croissante le pouvoir politique, tandis que les régimes féodaux allaient sur leur déclin.
La classe moyenne révolutionnaire finit par voir dans ses propres intérêts de classe les besoins et les désirs de la grande majorité de la société qui souffrait de la domination tyrannique d’une minorité d’aristocrates. Son émancipation politique était à ses yeux, l’émancipation de l’humanité, la libération de toute forme d’oppression et de superstition. Et c’était là tout autant une nécessité qu’une conviction, même si la riche classe moyenne n’avait en réalité aucune intention de modifier le sort des basses classes. Cette modification mise à part, il fallait que triomphassent : liberté, égalité, fraternité. Les hommes du « siècle des lumières » se sentaient réellement humanistes. Ils combattaient le surnaturel, exaltaient la véritable nature humaine. A eux seuls revenait le droit de façonner la société conformément à cette nature et à la raison.
La bourgeoisie solidement établie, l’humanisme dégénéra en humanitarisme : il fallait adoucir la misère sociale qui accompagnait le processus de formation du capital. S’ils considéraient le mode de production capitaliste comme immuable (n’était-il pas le système le plus conforme et aux lois naturelles et à la nature humaine ?), les réformateurs sociaux, nourris des traditions humanistes, pensaient pouvoir combiner le système de production lié au capital avec un système de distribution plus égalitaire. Les dures nécessités des lois naturelles de l’économie exigeaient d’être tempérées par la pitié et la charité humaines.
Plus le triomphe de la bourgeoisie s’accentuait, plus son outrecuidance et l’accroissement de sa richesse masquaient la condition des classes laborieuses et moins l’idéologie bourgeoise gardait de rapport avec son passé humaniste. Bien au contraire. Les doctrines de Malthus et le darwinisme social remirent en question les attitudes et les politiques humanitaires et conclurent à leur contradiction avec les lois naturelles qui imposent « la survivance du plus apte ». Au lieu d’humanisme on parlait maintenant de « l’homme économique », seul conforme à la véritable nature humaine et aux lois de la nature, maintenant scientifiquement et définitivement établies.
Parler de « survie du plus apte » c’était sous-entendre l’existence d’une coercition et d’une idéologie : la coercition s’exerce contre les inadaptés, c’est-à-dire les classes laborieuses, et c’est la classe capitaliste, détentrice des moyens de production, qui possède la force nécessaire à cette coercition politique ; l’idéologie, qui défend cet état de choses, à savoir l’exploitation du travail par le capital, proclame que la production capitaliste et les relations sociales qui en sont le fondement sont des relations naturelles sur lesquelles le temps n’a pas de prise. Comme deux sûretés valent mieux qu’une, on ressuscita les vieilles superstitions pour les ajouter aux nouvelles. Les hommes redevinrent les victimes passives de forces surhumaines hors de toute atteinte. Le processus d’humanisation qui avait accompagné la naissance du capitalisme s’était transformé en un processus de déshumanisation encore plus accentué que le précédent. Il fallait que tous les efforts des hommes se fissent au profit du nouveau fétiche : la production du capital.
L’histoire du capitalisme contrairement aux attentes des premiers idéologues de la bourgeoisie, est celle d’une déshumanisation croissante, aussi bien dans les relations sociales de production que dans la vie sociale en général. Dans tous les systèmes sociaux antérieurs, richesse et travail s’opposaient concrètement et les rapports sociaux étaient directement perceptibles : relations du maître et de l’esclave, du seigneur et du serf, de l’oppresseur et de l’opprimé. Approuvés par les dieux, ou par Dieu, l’esclavage et le servage ne pouvaient être mis en question. Pour supprimer tout problème on avait d’ailleurs relégué les esclaves au monde animal. Pourtant les maîtres savaient ce qu’ils faisaient lorsqu’ils les mettaient au travail. Le seigneur et le serf connaissaient leur situation dans la société, même si le serf pouvait, par instants, douter de la sagesse d’un tel arrangement. Mais, les voies du Seigneur sont impénétrables… Quoi qu’il en fût, esclavage et travail forcé étaient des activités, dont une classe devait souffrir et une autre profiter, mais que toutes deux envisageaient telles qu’elles étaient.
La religion, ce fétiche, si elle pouvait aider au maintien de ces conditions, ne pouvait masquer les véritables rapports sociaux qui étaient à leur base : tout au plus, elle les rendait acceptables. Les premiers humanistes, en tout cas, ne se souciaient pas des rapports sociaux ; n’éprouvaient-il pas la plus grande affection pour les sociétés esclavagistes pré-chrétiennes ? Les classes moyennes ne s’en souciaient pas davantage car elles s’attaquaient au remplacement du système féodal d’exploitation par le système capitaliste. Ce qui avait un intérêt à leurs yeux c’était la nature, l’essence de l’homme en tant qu’individu ou de la nature humaine en général ; ce pouvait être aussi la société, mais seulement dans la mesure où elle constituait une entrave à la réalisation des possibilités que l’on attribuait à l’homme en tant qu’espèce.
Cette philosophie était adaptée à la société capitaliste des entrepreneurs individuels luttant encore pour sa reconnaissance. Elle justifiait l’intérêt égoïste en le présentant comme l’instrument même de la libération de l’individu et du bien-être social. Tout comme la classe moyenne révolutionnaire avait identifié ses intérêts de classe aux besoins de la société toute entière, cette philosophie identifiait certaines particularités de « la nature humaine » liées aux conditions du capitalisme à la nature humaine en général.
Dans la réalité, pourtant, au lieu de l’homme individuel et de la nature humaine qui ne sont que des concepts abstraits, existaient des hommes véritables, s’opposant les uns aux autres au sein du processus de production. Le monde des hommes c’est le monde des acheteurs et des vendeurs de force de travail ; leurs relations sont des relations de marché. La production pour l’échange, c’est la production et l’accumulation de valeur d’échange exprimable en termes d’argent. Mais seuls les acheteurs de la force de travail s’enrichissent, les vendeurs ne font que reproduire leur misérable condition d’ouvriers salariés. La vente et l’achat de la force de travail ne peuvent être et ne sont manifestement pas un échange « égal » puisqu’une partie du travail n’est pas échangée du tout mais purement et simplement volée sous forme de plus-value. Ce processus est masqué par la forme mercantile de la production des marchandises. Ceci n’a pas empêché que, dès les débuts de la formation du capitalisme, on se soit aperçu de l’exploitation du travail par le capital. Déplorée par les exploités elle allait de soi pour les exploiteurs.
Ceci, en soi, n’impliquait pas une déshumanisation croissante de la société. L’humanisme était bien apparu dans les conditions d’exploitation qui existaient avant les rapports de production spécifiques du capitalisme. Peut-être aurait-il pu mener à une lente amélioration. de la domination de classe de l’économie et finalement la détruire ? Et c’était là, bien sûr, l’espoir de bourgeois remplis de bonnes intentions, des premiers socialistes utopiques. Ils soulignaient le fait que les hommes font partie d’une même humanité et en appelaient à leur sens inné de la justice pour qu’ils redressent le cours des choses.
Même si ce ne fut que pour un temps, le jeune Marx devait partager cet espoir, dans sa période de communisme philosophique. C’est dans les Manuscrits Economiques et Philosophiques de 1844, qu’il exprime cet espoir sous une forme philosophique extrêmement torturée. Selon Marx, et ceci est à rattacher à sa critique de l’idéalisme hégélien, l’homme a fait fausse route en s’écartant de sa véritable essence. Il en résulte que les produits de son travail lui apparaissent comme des objets étrangers qui exercent un pouvoir sur lui, le monde extérieur comme un monde étranger qui s’oppose à lui. Marx conçoit l’aliénation sous l’angle du matérialisme de Feuerbach et il l’envisage dans le cadre d’une critique de l’économie bourgeoise ; mais cette économie elle-même, il l’appréhende comme une forme spécifique de l’auto-aliénation de l’homme. Marx jugeait cette manière de voir indispensable pour que l’homme puisse prendre conscience de sa nature essentielle et de la nature de son aliénation. Cette prise de conscience incombait à la philosophie et à un humanisme positif. Marx en espérait la fin de toute forme d’aliénation – aliénation de l’homme de sa véritable nature, aliénation de l’homme de son travail, aliénation de l’homme de ses camarades humains – et, bien entendu, de ces diverses manifestations de l’aliénation que sont la religion et la propriété privée. Dans l’optique de Marx, humanisme et communisme, communisme et fin de l’aliénation de l’homme se confondent.
Qu’est-ce que l’essence de l’homme ? Pour le jeune Marx c’est ce qui différencie l’homme de l’animal. Alors que l’animal s’identifie directement avec son activité vitale, l’homme « fait de son activité vitale elle-même l’objet de sa volonté et de sa conscience…
En produisant pratiquement un monde d’objets… l’homme s’affirme comme un être générique conscient, c’est-à-dire comme un être qui se rapporte à l’espèce comme à sa propre nature, ou à soi-même comme un être générique… La production est sa vie générique créatrice. Grâce à cette production, la nature apparaît comme son œuvre et sa réalité. L’objet du travail est donc l’objectivation de la vie générique de l’homme : car l’homme ne se reflète pas seulement d’une façon intellectuelle dans la conscience, mais activement, réellement, et il se contemple donc lui-même dans un monde qu’il a créé. » (1)
Mais pourquoi Marx allait-il s’encombrer de considérations sur la nature humaine dans un ouvrage qui traite au premier chef de problèmes d’économie politique ? Après tout ne disait-il pas lui-même qu’il s’intéressait véritablement au « fait économique réel », c’est-à-dire l’aliénation du travailleur de son produit, qui, séparé de lui, s’oppose à lui comme une force étrangère et indépendante ? Le produit du travail, écrit Marx, « est le travail qui s’est fixé, concrétisé dans un objet, il est l’objectivation du travail. L’actualisation du travail est son objectivation. Au stade de l’économie, cette actualisation du travail apparaît comme la perte pour l’ouvrier de sa réalité, l’objectivation comme la perte de l’objet ou l’asservissement à celui-ci, l’appropriation comme l’aliénation, le désaisissement.
La réalisation du travail se révèle être à tel point une perte de réalité que l’ouvrier perd sa réalité au point de mourir de faim… Oui, le travail lui-même devient un objet dont il ne peut s’emparer qu’en faisant les plus grands efforts et avec les interruptions les plus irrégulières. L’appropriation de l’objet se révèle à tel point être une aliénation que plus l’ouvrier produit d’objets, moins il peut posséder et plus il tombe sous la domination de son produit, le capital. » (2)
On peut trouver ici déjà entièrement exposée la conception du fétichisme de la marchandise et de la production que Marx développera dans « Le Capital ». Mais ce fétichisme est relié, non seulement aux rapports sociaux de la société bourgeoise, mais à la nature de. l’homme en tant qu’être générique qui produit consciemment les conditions de sa vie. Telle que la conçoit le jeune Marx, la nature humaine est la même pour le capitaliste et pour l’ouvrier, pour ceux qui trouvent quelque difficulté à réaliser leur travail comme pour ceux qui n’en trouvent aucune à s’approprier l’objet produit par le travail des autres. Ce que Marx affirmait, c’est que le capitalisme non seulement exploite le travail mais de surcroît violente la nature humaine. Marx combattait cette affirmation des bourgeois que leur système de production du capital est un système naturel, en harmonie avec la nature humaine, en affirmant que ce système déformait la nature même de l’homme.
Marx s’aperçut rapidement que, jeune hégélien, il avait propagé dans sa critique de la société bourgeoise, les mêmes inepties que celles que la bourgeoisie avait répandues pour sa défense. Moins de deux ans après son incursion philosophique dans le domaine de l’essence de l’homme, il ridiculisa, dans l’Idéologie allemande, jusqu’à l’intérêt même qu’il y avait porté. S’il soutenait toujours que « la production est la vie générique active de l’homme », il ne s’intéressait plus à l’homme en général mais seulement à l’homme « réel, historique ». Et à une époque déterminée ce que les hommes étaient défendaient de ce qu’ils produisaient et comment. Leur nature « dépend des conditions matérielles qui déterminent leur production : cette production n’apparaît qu’avec une croissance de la population. En retour celle-ci présuppose des rapports entre individus et la forme de ces rapports est à son tour fixée par la production » (3). En développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, les hommes « modifient par là leur existence réelle, leur pensée et le produit de leur pensée. » (4)
Marx soutenait maintenant qu’il n’est pas possible de dégager un concept comme celui de la nature humaine en étudiant un individu isolé, car la nature humaine résulte d’un « ensemble de rapports sociaux ». L’homme ne peut être rien de plus que ce qu’il fait réellement dans son contexte historique et social. S’ils modifient leur environnement, les hommes se changent eux-mêmes : l’histoire peut être considérée comme la transformation continuelle de la nature humaine. Ceci ne veut pas dire qu’il n’existe pas de tendances déterminées, caractéristiques de l’homme et qui ne peuvent être modifiées par les variations des circonstances sociales que dans leur direction et leur forme. Mais ces tendances n’influent en rien sur la mutabilité de la nature humaine au cours du développement historique et social.
En tout cas, société signifie relations entre individus et non individus isolés. On ne peut. dire, par exemple, que « du point de vue de la société, il n’existe ni maître ni esclave car tous deux sont des êtres humains. Car il ne sont ces êtres humains qu’en dehors de la société ; esclave et maître étant des déterminations sociales » (5). L’humanisme ne peut donc être relié à l’essence de l’homme ni en être dérivé. Il est lié à des conditions, à des rapports sociaux qui déterminent le comportement des hommes. Il doit être produit par les hommes et, en fait, pour en revenir à notre point de départ, il a été produit dans des circonstances sociales et historiques particulières. S’étant développé au sein d’une société de classes, l’humanisme était, par nécessité, de nature purement idéologique, c’est-à-dire qu’il représentait la fausse conscience d’une classe aspirant à diriger la société et qui, pour cette raison, identifiait ses intérêts propres à ceux de l’humanité.
En tant que valeur émancipatrice, l’humanisme fut rejeté par la bourgeoisie dès que celle-ci domina entièrement la société. C’est la classe ouvrière qui devait le ressusciter en vue de son émancipation. Mais, il existait maintenant, une différence, car il était devenu évident que l’humanisme était incompatible avec l’exploitation et les relations de classes et ne pouvait devenir une réalité pratique qu’avec l’avènement d’une société sans classes et sans exploitation. Si l’humanisme s’identifiait de nouveau au communisme ce n’était plus pourtant comme un idéal auquel il fallait ajuster la réalité, mais comme un mouvement social réel qui s’opposait au capitalisme. L’humanisme socialiste n’était ni plus ni moins que la lutte de la classe prolétarienne pour en finir avec le capitalisme et créer ainsi les conditions objectives de la société humaniste ou de la socialisation de l’humanité.
Dans la lutte pour une société humaniste, l’humanisme peut paraître un « idéal » puisqu’il n’est pas encore réalité. Mais le socialisme qui voit les choses telles qu’elles sont ne peut s’empêcher de rêver à ce qu’elles devraient être. Il ne le fait pourtant qu’en fonction de buts réalisables dans la pratique, déterminés par les conditions existantes. Ce qui doit être fait ne se rattache pas à des buts éthiques abstraits mais à des conditions sociales concrètes susceptibles d’être améliorées, c’est-à-dire qui peuvent évoluer vers ce que les hommes considèrent être le mieux à un moment donné. Ceci écarte de l’humanisme tous ceux qui sont satisfaits des conditions existantes, donc, en général les classes dominantes et privilégiées. Seuls ceux qui veulent améliorer leur sort par une modification de la société adhéreront à l’éthique pratique du changement social, qui trouve son expression dans les exigences mêmes de la lutte sociale. L’individualisme cédera alors le pas à la conscience de classe, l’égoïsme à la solidarité prolétarienne. Ce sont là les préconditions de l’avènement d’une société qui, dans son existence et ses réalisations futures, ne sera plus déterminée par des relations de classes et qui, par conséquent, pourra réaliser les « idéaux » humanistes.
La réalisation pratique de l’humanisme présuppose le socialisme. Et, pour cette réalisation concrète, ce ne sont ni un homme ni des hommes qui pourront tenter de transformer leur idéologie en une arme mais bien toute une classe sociale. Cette tentative sera simultanément une lutte pratique contre l’oppression existante et contre la misère, une prise de position contre toute forme d’inhumanité perpétrée en vue de la défense du statu quo. Le mouvement socialiste est donc un mouvement éthique, mais il ne l’est que dans la mesure où la morale est liée à un comportement réel des hommes et non à des « vérités éternelles » de la nature humaine ou de la nature humaine faite à l’image de Dieu. Ce mouvement s’appliquera à mettre en pratique dans ses rangs et dans la société en général ces règles résultant d’une évolution historique, ces lois et ces normes de comportement qui assureront le bien-être général et son amélioration ; il s’opposera à celles qui ne servent que des intérêts particuliers. Agir ainsi c’est mettre à nu l’inconsistance de la morale et de la pratique bourgeoises et se préparer à des conditions sociales où les règles morales puissent vraiment avoir un sens concret.
La classe prolétarienne oppose son éthique matérialiste historique à l’éthique fétichiste de la bourgeoisie. L’humanisme bourgeois doit céder la place à l’humanisme prolétarien qui s’exprime par la lutte de classes et qui construit les moyens pour atteindre les buts humanistes. Mais ces moyens ne sont pas déterminés seulement par les buts qu’ils veulent servir mais aussi par la résistance opposée par la bourgeoisie au changement social. Les formes réelles de la lutte de classes découlent tout autant des buts socialistes que de la réalité des relations de force existant au sein du capitalisme. Il n’est pas possible de trouver des moyens humanistes non « corrompus » pour atteindre les objectifs humanistes : ceci ne serait possible qu’en dehors de la lutte de classes, c’est-à-dire si l’humanisme était réalisé par la bourgeoisie elle.même. C’est là un espoir vain et une impossibilité objective.
Selon Marx, le capitalisme représente le résultat actuel d’un long processus de développement des modes de production et des rapports sociaux. Ce processus se fonde sur la division sociale du travail, qui, dès les origines, fut une division des conditions de travail, autrement dit des outils et des matériaux. Dans le langage moderne ceci s’appelle répartition du capital accumulé entre différents propriétaires, ou bien division en travail et capital et division en diverses formes de propriété. La croissance de la production sociale entraîna le développement de l’échange et l’utilisation de plus en plus poussée de la monnaie. Considérée d’abord comme un simple moyen d’échange permettant d’assurer la production sociale, la monnaie, et l’échange qu’elle facilitait, prirent très vite un caractère apparemment indépendant. Il en résulta que la fortune des producteurs individuels se mit à dépendre des relations de marché puisque ce n’était que par le biais de l’échange que les réalités sociales pouvaient s’affirmer et dominer les producteurs au lieu d’être dominées par eux.
Pour expliquer rationnellement le désaccord entre production privée et échange de marché la théorie bourgeoise de l’économie eut recours au concept d’équilibre du marché. On supposa que la fixation des prix par la concurrence et le mécanisme du marché conduiraient à l’allocation la plus économique du travail social et assureraient à tous et chacun l’équivalent de sa contribution personnelle au procès de production. C’est justement lorsque l’intérêt personnel est satisfait au maximum au sein des relations de marché que celles-ci, telles une « main invisible », peuvent faire éclore l’optimum du bien-être social. Toute cette argumentation se trouvait contredite par la réalité des crises et des dépressions. La théorie marxienne en constitua sa réfutation théorique. Mais ce qui nous intéresse ici en fait c’est que l’on ait admis fièrement que la production et la distribution capitalistes ne sont pas déterminées consciemment et directement par les hommes mais indirectement par les vicissitudes, hors de portée, du marché.
Ce n’est pourtant là qu’une partie du tableau même si, du point de vue de l’économie bourgeoise, il est entièrement brossé. En effet, celui-ci se refuse à reconnaître l’exploitation du travail par le capital. La production capitaliste est pourtant la production d’un travail non payé sous forme de capital exprimable en terme de monnaie. L’échange entre travail et capital sous-entend un sur-travail qui, aux mains des capitalistes, se matérialise en marchandise. Ce sur-travail doit être réalisé en dehors de l’échange capital-travail et cette réalisation se fait dans la consommation de la population non-productrice et la formation de capital. La croissance de la productivité du travail dévalue le capital existant et réduit la quantité de sur-travail qui peut être extraite par un capital donné. C’est ce qui contraint les capitalistes à accroître sans relâche leur capital. Il n’y a pas lieu d’aborder ici le sujet fort compliqué de la dynamique capitaliste ; c’est assez de dire ce que chacun peut constater par lui-même : la concurrence capitaliste implique la croissance constante du capital. Et si les producteurs sont dominés par le marché, la contrainte de l’accumulation détermine et les producteurs et le marché.
Au sein du capitalisme, tout comportement est subordonné au processus d’expansion du capital. Ce processus est le résultat du développement des forces sociales au sein du régime de la propriété privée. Ce régime est à son tour déterminé par la structure de classe de la société et par son mécanisme d’exploitation. L’expansion de la production c’est en fait l’auto-expansion du capital. Aucun capitaliste ne peut éviter de se dévouer à cette idée fixe : l’expansion de son capital. Bien plus, ce n’est que dans la mesure où le capital se développe sous forme de capital que la production de biens matériels peut se poursuivre : la satisfaction des besoins des hommes dépend de la formation du capital. Bien loin d’être utilisés pour la satisfaction de ces besoins, les moyens de production déterminent les conditions d’existence de la société, celles du travail et du capital.
Les diverses manifestations de « l’aliénation » de l’homme moderne auxquelles s’attaque la critique sociale vulgaire résultent d’un phénomène fondamental : la production du capital, qui, par l’intermédiaire du marché, prend la forme du fétichisme de la marchandise. Comme la production du capital ne peut se réaliser que dans le processus de circulation, il est obligatoire d’accroître le capital sous forme de valeurs monétaires tout en négligeant totalement les besoins sociaux réels qui, eux, s’expriment en valeurs humaines. Cette obligation transforme tous les rapports sociaux en relations économiques, ce qui veut dire que les relations humaines ne peuvent exister que par le truchement des relations économiques et, en réalité, possèdent ou adoptent, un caractère mercantile. Tout est à vendre, tout peut être acheté. L’obligation sociale de l’accumulation du capital contraint les individus à mettre leur confiance dans l’argent plutôt que dans les hommes. Seule la possession de l’argent permet des rapports sociaux et, par conséquent, les relations sociales ne sont qu’un moyen de faire de l’argent. L’homme est un moyen pour l’homme de garantir sa position économique propre quels que puissent être ses intérêts réels en termes extra-économiques. Bien qu’être social, l’homme ne l’est qu’en dehors de la société. Il peut estimer que son comportement asocial est à la fois agréable et justifié, mais en réalité il ne le domine pas et il est une victime sans recours des circonstances.
Éliminé par les conditions objectives de la production du capital, l’humanisme en tant qu’attitude et comportement ne peut être que le fait d’individus. Il est restreint à des dispositions subjectives accidentelles qui, du point de vue social, sont sans grande signification et peuvent avoir ou ne pas avoir d’influence. Dans la mesure où il existe, l’humanisme n’est qu’une affaire privée, sans aucun effet sur la nature cannibale du capitalisme. Adolph Eichmann est peut-être le meilleur exemple du degré d’« humanisme » qu’autorise la société actuelle aux individus. Eichmann se sentait lui-même incapable de tuer de sa main un seul être humain, mais il était tout à fait prêt à aider à la mise en place des moyens nécessaires à l’extermination de millions d’hommes par d’autres hommes. Son cas n’est qu’une forme plus dramatique d’une attitude générale. L’individu ne voit de réalité qu’en lui-même et les autres hommes ne lui apparaissent que comme des abstractions que l’on peut manipuler ou sacrifier à son aise. Les divers inventeurs, réalisateurs, producteurs ou utilisateurs d’armes modernes, peuvent très bien partager la « faiblesse » d’Eichmann mais ils font réellement, ou en puissance, ce qu’Eichmann a fait. Ainsi font également les capitalistes, financiers, marchands, hommes d’Etat, politiciens, savants, éducateurs, idéologues, poètes, dirigeants ouvriers et ouvriers eux-mêmes au nom de l’un ou l’autre des fétiches qui aident à maintenir et perpétuer les conditions existantes.
Ce n’est pas là une caractéristique nouvelle du capitalisme, mais l’énormité qu’elle a atteint provient de l’état de développement de celui-ci. Dire que la déshumanisation de la société s’est accrue c’est tout simplement remarquer l’expansion et l’extension du régime capitaliste, et constater qu’il en résulte la disparition de la seule force humaniste qui subsistait, c’est-à-dire constater la destruction du mouvement socialiste. Marx a certainement surestimé la capacité des ouvriers à créer une conscience socialiste tout comme il a sous-estimé la résistance du capitalisme et sa capacité d’augmenter simultanément l’exploitation du travail et le niveau de vie des ouvriers. Bref, Marx n’a pas prévu l’augmentation énorme de la productivité sous les auspices du capitalisme. Dans les pays capitalistes avancés les conditions en ont été modifiées sans que pour autant apparaissent celles qu’on espérait et qui auraient permis la création d’une conscience révolutionnaire.
Tout ce qui précède semble être démenti par l’existence de la partie du monde dite socialiste. On relie d’ailleurs habituellement la recherche d’un humanisme socialiste à l’existence même des Etats « socialistes ». Mais comme il est flagrant que dans ces Etats l’humanisme ne fleurit pas plus que dans les Etats capitalistes on les accuse de violer leurs propres principes et d’ignorer leurs propres possibilités. Tout se passe comme si les moyens mis en œuvre pour instaurer le socialisme faussaient d’eux-mêmes le but socialiste ; le problème semble être de trouver des méthodes nouvelles pour éviter une telle alternative. Pourtant, les buts immédiats que poursuivent les Etats ne sont pas et ne peuvent être la réalisation du socialisme, mais en fait l’accumulation du capital même si celle-ci s’effectue sous la direction de l’Etat au lieu de celle du capitalisme privé. Dans ces Etats, le socialisme n’existe que comme idéologie, fausse conscience d’une pratique non-socialiste. Cela n’a empêché personne d’admettre que le socialisme est réalisé dans ces pays et la bourgeoisie de la libre entreprise, elle, même, l’admet également tout simplement parce que, de son point de vue, capitalisme d’Etat et socialisme sont identiques puisque le premier se passe de la propriété privée des moyens de production.
Dans les nations sous-développées, c’est-à-dire moins développées du point de vue capitaliste, la formation du capital, en tant qu’appropriation du sur-travail, présuppose l’existence de deux classes : les producteurs et les accapareurs. Les rapports qui s’établiront entre elles seront des relations de marché entre capital et travail, même si le taux d’accumulation est déterminé par la planification et non par la concurrence. La planification est en effet décidée par les accapareurs et non par les producteurs de la plus-value. Tout comme sous le régime de la propriété privée, les producteurs sont aliénés de leurs produits. C’est le taux d’accumulation, décidé par l’Etat, c’est-à-dire par un groupe bien spécial de personnes, qui détermine les conditions de vie immédiates de la population laborieuse. Les décisions de l’Etat ne peuvent être arbitraires car son existence même dépend d’un taux d’accumulation suffisant à l’intérieur du pays et, à l’extérieur, d’un taux suffisamment concurrentiel pour garantir l’existence nationale. L’accumulation du capital, ici encore, domine les producteurs du capital. Dans de telles conditions, le taux d’exploitation ne peut que croître et celle-ci ne peut même pas être rendue plus douce par une amélioration du niveau de vie telle, que, l’existence devenue tolérable, il s’en suivrait une adhésion aux rapports sociaux existants. L’exploitation exige des méthodes autoritaires. Il n’y a aucune chance pour que l’humanisme relève la tête.
Le monde capitaliste, incapable de se transformer en société socialiste mais encore capable soit de neutraliser soit de subjuguer les forces sociales latentes qui pourraient mener à une telle transformation, tend vers sa propre destruction. La destruction partielle qu’il a subie pendant les deux guerres mondiales a préparé le chemin de la destruction totale dans un holocauste nucléaire hautement probable. Reconnaître que la guerre ne peut plus résoudre les problèmes qui assiègent le monde n’empêche pas la marche à la guerre car la lutte sans trêve pour la domination politique et économique, que ce soit pour l’acquérir ou la conserver, est le résultat et la somme de tout le comportement asocial qui constitue la vie sociale dans le capitalisme. Les politiciens, fabricants de décisions, ne sont pas moins acculés dans une impasse que les masses émasculées et indifférentes. Tout simplement, en prenant les décisions « correctes » adaptées aux besoins spécifiques de leurs nations et au maintien de leur structure sociale, ils peuvent détruire et eux-mêmes et une grande partie du monde.
On entend couramment dire que la guerre, bien qu’improbable, pourrait éclater « par accident ». Si l’on s’intéresse à l’humanisme il faut tout au contraire admettre que la guerre est probable mais que la paix pourrait durer « par accident ». Si cette dernière situation se maintenait, il y aurait possibilité de nouvelles résurgences de sentiments et d’actions anti-capitalistes. Les possibilités du capitalisme privé, sous toutes ses formes, d’améliorer les conditions d’exploitation sont visiblement limitées. Ceci se voit dans la division de la classe laborieuse en deux secteurs : un secteur favorisé qui va décroissant et un secteur défavorisé qui augmente. L’élimination de travail humain qui accompagne toute nouvelle expansion du capital ne détruit pas plus le prolétariat numériquement qu’elle ne détruit son désir de vivre décemment. L’expansion même de systèmes capitalistes nouveaux venus entraîne avec elle la croissance d’un prolétariat industriel et par conséquent l’apparition des conditions objectives nécessaires au développement de la conscience de classe, à la prise de conscience de ce que le socialisme peut passer de l’idéologie à la réalité. La reprise de la lutte pour le socialisme serait également la renaissance de l’humanisme socialiste.
Paul Mattick (Hiver 1963-1964)
Traduit de l’anglais par S. Daniel.
(1) Marx, Manuscrits de 1844.
(2) Id.
(3) Marx et Engels : L’Idéologie Allemande.
(4) Id.
(5) Marx : Grundrisse der Politischen Oekonomie. Berlin, 1953, p. 176.
Paul MATTICK : Né en 1904 en Allemagne. Réside aux Etats-Unis depuis 1926. Milite dans le mouvement ouvrier allemand et américain : en Allemagne dans « Kommunistische Arbeiter Partei ( K.A.P.D.) » – Parti communiste ouvrier – en Amérique dans « Industrial Workers of the World » (I.W.W.) – Travailleurs Industriels du monde.
Collabore à Rätekorrespondenz (Correspondances des Conseils – Hollande) et assure la publication de son équivalent américain Council Correspondance (Correspondance des Conseils) à Chicago.
Au nom du « Communisme des Conseils », rédige une série de pamphlets dont Les Travailleurs industriels du monde (Chicago, 1933), L’inévitabilité du Communisme (New-York, 1935), Essais marxistes (Melbourne, 1946). Collabore à de nombreuses publications académiques et politiques aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord et du Sud et en Australie.
Publications récentes : Marx et Keynes dans Etudes de Marxologie (Paris, janvier 1962) ; Karl Korsch dans Etudes de Marxologie (Paris, août 1963) ; Le Marxisme de Karl Korsch dans Survey (octobre 1964) ; L’économie moderne (Tel-Aviv).