Article de Gajo Petrović paru dans L’Homme et la société, n° 21, juillet-août-septembre 1971, p. 199-209
I
La philosophie marxiste a été conçue par les stalinistes comme une combinaison du « matérialisme dialectique » — ontologie et théorie de la connaissance d’ordre philosophique abstrait — et du « matérialisme historique » – conception économique, non philosophique de l’histoire. Aucune de ces deux parts de la version staliniste de la philosophie marxiste ne contenait une théorie explicite de l’homme. Cependant, en rejetant expressément la possibilité même d’un concept philosophique de l’homme, les stalinistes ont en effet élaboré un concept matérialiste vulgaire, selon lequel l’homme est au fond un « animal qui fait des instruments », un être entièrement déterminé par sa propre production économique.
Certains marxistes qui ont critiqué le stalinisme au cours des années cinquante affirmaient que c’était une interprétation fausse des vues de Marx, qu’on trouvait aussi chez Marx une conception tout à fait différente, selon laquelle l’homme n’était pas un animal économique, mais un être libre et créateur de praxis, un être qui pouvait sans doute s’aliéner de ses potentialités créatrices, mais qui pouvait aussi se désaliéner et réaliser sa vraie nature humaine. Une pareille conception de l’homme joue d’après cette vue un rôle décisif chez Marx permettant de considérer sa pensée comme une forme nouvelle de l’humanisme. Tous ceux qui voyaient en Marx un humaniste n’étaient pas d’accord sur tous les détails, mais la plupart inclinaient à interpréter le marxisme comme une « ontologie-anthropologie » humaniste qui se concentrait sur le concept de l’homme en tant qu’un être de praxis et qui demandait un changement révolutionnaire de la société existante.
Cette interprétation de la philosophie marxiste lui a donné une vie nouvelle en théorie et en pratique. Non seulement elle a ouvert des horizons nouveaux pour un grand nombre de problèmes théoriques qui étaient supprimés ou « oubliés » par le stalinisme, mais elle a aussi inspiré un grand nombre de marxistes dans leur lutte pratique contre le stalinisme pour une forme vraiment humaine du socialisme. Tout naturellement, elle a provoqué des attaques violentes provenant des rangs du stalinisme international. C’est ainsi que les représentants de l’interprétation humaniste du marxisme ont été accusés d’être « révisionnistes », « humanistes abstraits », « idéalistes », « libéraux bourgeois », etc. Ces critiques, faites du point de vue d’un dogmatisme sommaire, ne représentent point un danger théorique pour la conception nouvelle de la philosophie marxiste. Cependant, au cours des années soixante l’interprétation humaniste du marxisme a rencontré une critique non seulement « de droite » – de la part du dogmatisme staliniste — mais aussi de « gauche » — de la part d’un certain nombre de marxistes opposant la révolution à l’humanisme et prétendant que le marxisme est une théorie de la révolution et pas du tout de l’humanisme.
Ceux qui pensent que la « révolution » (et non « humanisme ») est le concept-clef du marxisme soutiennent que le monde où nous vivons est tellement dépravé qu’on ne pourrait l’« améliorer » qu’au moyen de sa destruction totale, de son remplacement par un monde essentiellement différent, autrement dit au moyen de ce changement radical que nous appelons « révolution ». « L’humanisation » au sens d’une amélioration graduelle du monde inhumain ne peut qu’augmenter ses chances de survivre. C’est pourquoi « l’humanisme » en tant que théorie qui prêche une « humanisation » graduelle est une idéologie essentiellement conservatrice et réactionnaire.
De telles critiques ont été rejetées par ceux qui croient que le concept d’« humanisme » est essentiel pour le marxisme. En défendant leur propre interprétation humaniste du marxisme, quelques-uns de ceux-ci étaient même prêts à renoncer au concept de « révolution ». Et quelques-uns ont même affirmé que la révolution en tant que changement violent. des rapports sociaux était nécessairement inhumaine et ne pouvait servir comme un moyen de transition à une forme nouvelle, plus haute, de la société humaine. Ainsi, semblait-il, nous nous trouvions confrontés à ce choix : ou rejeter l’humanisme au nom de la révolution ou condamner la révolution au nom de l’humanisme. Est-ce une alternative inévitable ? Ou une autre conception est-elle aussi possible qui n’opposerait pas l’humanisme à la « révolution » ?
Dans une série des travaux que j’ai publiés depuis le début des années cinquante, les deux concepts d’« humanisme » et de « révolution » jouent tous les deux un rôle essentiel. L’opinion que l’humanisme et la révolution ne sont pas incompatibles est contenue dans ces travaux d’une manière implicite. Cependant, cette vue n’a pas été explicitement considérée et élaborée. C’est pourquoi la question du rapport entre l’humanisme et la révolution revêt nécessairement la forme d’une question « autocritique ». Avons-nous eu raison en employant ensemble les concepts d’humanisme et de révolution ou était-ce là un effet de l’inconséquence et de l’absence de pensée critique ?
II
La question de savoir si la révolution est désirable dépend de la définition ainsi que des faits. Elle dépend de la manière dont nous entendons le mot « révolution », mais elle dépend aussi de la façon dont nous voyons la situation dans le monde contemporain.
Le mot « révolution » a été employé dans beaucoup de sens tout à fait différents. La manière dont je voudrais l’employer a été indiquée dans le travail « Philosophie et révolution (Vingt faisceaux de questions) » (Praxis, Edition internationale, N. 1-2 / 1969.) Le concept de la révolution a été élucidé dans l’article mentionné au moyen d’une série de questions. Ce n’étaient pas des questions purement neutres et il n’est pas difficile de voir quelles conceptions y ont été exprimées sous une forme apparemment interrogative. Cependant, pour éviter tout malentendu possible, je voudrais préciser dans quelle acception je prends le mot « révolution ».
Avant tout, je ne crois pas que l’expression « révolution » doive être employée pour n’exprimer que le renversement de personnes ou de groupes au pouvoir. Si le déplacement du pouvoir se passe à l’intérieur d’une classe sociale, il serait plus adéquat de parler de « putsch » ou de « coup d’Etat ».
Bien sûr je suis beaucoup plus près de ceux qui regardent la révolution comme passage du pouvoir d’une classe sociale à une autre. Cependant chaque passage du pouvoir d’une classe à une autre ne peut être considéré comme révolution. Si le pouvoir passe d’une classe progressive à une classe rétrograde, ce serait plutôt une contre-révolution.
Cependant, j’hésiterais à réduire la révolution même à un passage du pouvoir de la classe rétrograde à la classe progressive. La conquête du pouvoir par la classe progressive, si elle n’est pas suivie de la transformation de l’ordre social, ne mérite guère le nom de révolution.
Le passage du pouvoir aux mains de la classe progressive accompagné par la construction d’un ordre nouveau plus élevé mériterait mieux le nom de « révolution sociale ». Cependant, tout remplacement d’un ordre social « inférieur » par un ordre « supérieur » n’est pas encore la révolution ; la révolution, c’est uniquement l’instauration d’une société qualitativement différente. De plus, même la « différence de qualité » peut avoir des « degrés ». Autrement dit, toutes les révolutions ne sont ni également « profondes » ni également « révolutionnaires ». Seule la révolution socialiste, orientée non vers le remplacement d’une forme d’exploitation par une autre, plus progressive, mais vers l’abolition de toute exploitation, vers la suppression de toutes les formes de l’auto-aliénation, est la révolution au sens profond et complet.
Un changement radical de la société peut-il s’effectuer seulement au moyen de la transformation des structures sociales ? Je tiens pour erronée l’opinion que la transformation des structures sociales puisse être séparée du changement de l’homme ou que la transformation de l’ordre social puisse précéder le changement de l’homme, qui devrait en découler automatiquement. La transformation de la société et la création d’un homme nouveau sont possibles seulement comme des aspects étroitement liés d’un même processus. C’est pourquoi il serait injustifié de réserver le nom de « révolution » à un seul aspect de ce processus unique. Le terme de « révolution » ne saurait être employé que pour un changement radical de l’homme et de la société, pour la création d’un homme vraiment humain et d’une société humaine désaliénée.
Si nous acceptons le concept de la révolution ainsi défini, la question se pose de savoir si dans le monde contemporain la révolution est encore possible et désirable. Ici, bien sûr, je ne peux entreprendre une analyse détaillée du monde contemporain, je peux seulement rappeler brièvement quelques aspects des analyses déjà effectuées, qui concernent notre question.
Si nous pouvions soutenir que le socialisme au sens d’une communauté libre des hommes libres est une réalité, notre colloque sur la révolution n’aurait pas de sens. Mais, sans doute, un tel socialisme n’existe nulle part. Au contraire, nous vivons dans un temps où l’inhumanité la plus brutale est pratiquée à l’échelle mondiale. Les guerres coloniales, l’exploitation des pays sous-développés et l’oppression à l’intérieur des pays les plus développés sont trop connues pour avoir besoin d’être prouvées. A vrai dire, il y a des pays qui prétendent être socialistes ou construire avec succès le socialisme, et si ces prétentions étaient justifiées, certains pays n’auraient à entreprendre que des améliorations ultérieures, partant des résultats déjà atteints. Malheureusement, des analyses convaincantes ont démontré que ces appréciations ne sont pas fondées. Ainsi la révolution sociale reste-t-elle toujours une question ouverte à l’échelle mondiale.
Certes, la question de savoir si la révolution est possible et désirable pourrait être posée dans un autre sens, pas celui de savoir si la révolution est encore justifiée dans le monde contemporain, mais si le temps de la révolution est arrivé et quelles seraient ses formes les plus adéquates.
Sans contester l’importance de telles questions concrètes (qui ne sont ni simples ni faciles) je voudrais souligner qu’elles ne peuvent infirmer la thèse que la révolution est en principe nécessaire pour le monde contemporain. Les obstacles dressés sur ce chemin sont peut-être grands, mais ils ne peuvent changer le fait que la transformation révolutionnaire du monde existant est un besoin profond — si l’homme veut rester et vraiment devenir homme.
III
Si nous admettons le concept esquissé de la révolution et si nous admettons la nécessité du changement révolutionnaire dans le monde contemporain, qu’avons-nous à penser de l’humanisme ? Devrions-nous essayer de le « lier » à l’attitude révolutionnaire ou faudrait-il le rejeter au nom de la révolution ?
Parmi les objections qui pourraient être soulevées contre l’humanisme au nom d’une vue révolutionnaire, nous allons considérer seulement celles qui disent que l’humanisme est incompatible avec une attitude révolutionnaire parce qu’il est :
a) philosophiquement sans fondement et pour cela non critique,
b) scientifiquement non élaboré et par conséquent abstrait,
c) anthropologiquement naïf et ainsi idéaliste,
d) socialement superficiel et par conséquent opportuniste,
e) tactiquement apparemment objectif et tolérant, c’est-à-dire conservateur,
f) idéologiquement porteur d’illusions, donc réactionnaire.
Mes réponses à ces objections n’ont pas été conçues comme une défense de toutes les formes existantes d’humanisme, mais plutôt comme une tentative de démontrer les potentialités de l’humanisme marxiste, révolutionnaire.
a) Une objection imaginable contre l’humanisme, et parfois formulée en pratique, dit qu’il est « philosophiquement sans fondement » et « non critique » parce qu’il se concentre sur le concept de l’homme et reste à l’intérieur d’une « anthropologie » philosophique ou d’une psychologie, en ignorant les grandes questions « métaphysiques » concernant la nature et les modes de l’être — comme si l’homme pouvait exister (et être compris) en dehors du monde, seul et isolé.
Cette remarque est valable pour certaines formes de l’humanisme. Il y a des humanistes qui s’intéressent seulement à l’homme et qui croient que les grandes querelles métaphysiques n’ont pas d’importance pour la conception de l’homme. Cependant un humanisme « non-critique », philosophiquement sans fondement, n’est pas la seule forme possible de l’humanisme. Si l’humanisme est compris comme une pensée créatrice dirigée vers la compréhension et la co-création de l’essence de l’homme, il n’y a pas de raison qu’il s abstienne de ces grandes questions « métaphysiques » dont l’éclaircissement est une précondition nécessaire pour la compréhension de l’homme. Loin d’être condamné à une attitude « sceptique » envers les grandes questions « ontologiques », l’humanisme est naturellement orienté vers elles. Et cette orientation naturelle n’est pas restée une virtualité. Dans la pensée de Marx les intentions humanistes se mêlent à l’étude des questions et des problèmes « métaphysiques » les plus profonds de la vie quotidienne.
b) Une autre objection contre l’humanisme dit qu’il reste trop loin des problèmes réels de la vie humaine. L’homme n’existe point en tant qu’Homme en général ni en tant que Nature Humaine unique. Il est un être complexe qui possède beaucoup d’aspects différents (l’aspect biologique, économique, politique, artistique, scientifique, religieux, etc.). Il est un être historique dont la nature change d’une époque à l’autre. Il est un être social différencié, divisé en classes sociales et en d’autres groupes qui diffèrent fort entre eux. Il est aussi un être individualisé dont chaque « exemplaire » a quelques qualités uniques. C’est pourquoi seule une investigation concrète scientifique de l’homme, tenant compte de sa nature complexe et différenciée, peut nous aider à élaborer une image adéquate de l’homme et à changer le monde d’une manière humaine. Autrement dit, nous n’avons pas besoin de subtilités humanistes abstraites, mais d’une investigation scientifique concrète.
Cette objection est, elle aussi, basée avant tout sur une mauvaise compréhension de l’humanisme et sur son identification avec quelques-unes de ses formes inférieures. La reconnaissance d’une nature humaine commune ne signifie pas la négation du fait que la nature humaine est complexe ni du fait qu’elle peut prendre des formes historiques et sociales différentes. De la même façon, l’analyse philosophique, « ontologico-anthropologique », n’exige pas la renonciation à l’investigation scientifique concrète des différents aspects ou formes de l’homme. Au contraire, une pareille analyse philosophique rend possible et exige ultérieurement une investigation plus concrète. Autrement dit, l’idée que l’humanisme doit être strictement séparé de l’investigation concrète est aussi peu fondée que l’idée apparemment contraire qu’il doit être strictement séparé du domaine de l’ontologie. Les deux idées dérivent de la même supposition erronée que l’humanisme doit rester dans les limites d’une anthropologie pure.
c) Une objection : ultérieure contre l’humanisme ne concerne ni sa matière ni son approche mais son « contenu » ou ses « thèses ». Elle dit que l’humanisme est trop naïf et optimiste, parce qu’il voit seulement le côté « positif », « bon », « vertueux » de l’homme et ne remarque pas le côté « négatif » « mauvais » et « vicieux ». Les humanistes regardent l’homme comme un être libre et créateur qui progresse vers des formes de plus en plus hautes et qui enrichit sa propre vie en se transformant soi-même et le monde humain d’une façon humaine. Cependant, dit l’objection, l’homme n’est pas seulement bon, gentil, aimable, vertueux, libre et créateur, il est aussi négatif, mauvais, démoniaque, immoral, dangereux et destructeur. Ces deux aspects font également partie de la nature humaine et c’est pourquoi il serait injustifié d’ignorer le « négatif » ou de le traiter comme un appendice superflu au côté positif, prétendument essentiels.
Si convaincante que puisse paraître cette objection de naïveté, elle est peut-être elle-même naïve. Ceux qui disent que l’homme est au fond un être libre et créateur ne désirent pas contester qu’il puisse être (et en effet a été) non-libre et non-créateur. La non-créativité et la non-liberté sont des modes d’être d’un être libre et créateur. Autrement dit, seul un être qui est libre et créateur peut être aussi non-libre et non-créateur. Un être qui n’est pas capable de devenir libre, ne peut devenir non-libre non plus. Loin de nier le fait de l’existence auto-aliénée de l’homme, l’humanisme marxiste regarde l’aliénation comme une possibilité et une « menace » constante. Si l’homme était seulement « bon » et s’il n’avait aucun côté « humain », l’exigence humaniste pour un changement radical de l’homme serait dépourvue de sens.
d) La quatrième objection contre l’humanisme est dirigée non contre ses thèses sur la nature de l’homme, mais contre son analyse de la société contemporaine et contre ses buts sociaux fondamentaux. En n’arrivant pas jusqu’aux racines des problèmes sociaux actuels (dit l’objection), les humanistes voient seulement les petits défauts dans le système existant et par conséquent demandent une série de petites réformes qui devraient graduellement « humaniser » le système social existant. Cependant, la société existante n’est pas seulement insuffisamment humaine, elle est radicalement déshumanisée et pervertie. C’est pourquoi un changement radical, révolutionnaire est indispensable pour l’humaniser.
Sans doute certains humanistes sont-ils réformistes et opportunistes. Mais ce « n’est pas une conséquence nécessaire de leur humanisme « en tant que tel ». Un humaniste conséquent doit exiger l’abolition de toute inhumanité, et cela ne peut être atteint qu’au moyen d’un changement qualitatif. Ainsi, loin de s’opposer à l’exigence d’un changement révolutionnaire radical, le point de vue humaniste conduit logiquement vers lui. D’autre part, ceux qui insistent sur l’« inhumanité » radicale du monde contemporain et exigent son humanisation radicale, ne peuvent eux-mêmes renoncer au concept d’humanisme.
e) Une cinquième objection contre l’humanisme se rapporte aux méthodes par lesquelles il veut atteindre ses buts. Selon cette objection l’humanisme prêche l’amour, le respect, la compréhension et la tolérance envers chacun, parce que chaque homme, selon l’humanisme, sans égard à ses qualités individuelles, possède une nature humaine commune. En recommandant l’amour égal pour tous comme une médecine universelle, l’humanisme se refuse à fane une différence parmi des groupes sociaux ou des individus et ne veut préférer ni léser personne. Une pareille attitude « neutre », qui ignore la différence entre le riche et le pauvre, l’exploiteur et l’exploité, l’oppresseur et l’opprimé, l’heureux et le malheureux est en fait une prise de parti pour les oppresseurs et les exploiteurs. L’appel à la tolérance envers chacun et toute chose signifie qu’il faut même tolérer l’exploitation et l’oppression.
Il s’agit là encore d’une objection contre certaines formes de l’humanisme et d’une critique inadéquate. Si l’exigence humaniste d’un amour égal envers tous est prise au sérieux, elle ne peut signifier la tolérance envers l’exploitation et l’oppression. Si chaque homme doit être traité avec amour et respect, il s’en suit qu’il faut abolir les structures sociales dans lesquelles la majorité des hommes sont traités comme objet d’exploitation et d’oppression, comme des choses dont on peut user et abuser sans restriction conformément aux intérêts d’une minorité privilégiée. Le « prêche » de l’amour et l’exigence d’un changement révolutionnaire sont ainsi directement liés.
f) Tout de même, dit la sixième objection, le prêche de l’amour, du respect, de la bonté, etc., même s’il permet ou recommande le changement révolutionnaire, reste conservateur et même réactionnaire, s’il refuse de prendre part au changement révolutionnaire qu’il admet si généreusement. Et c’est le cas avec l’humanisme contemporain. Il abonde en belles phrases sur l’homme, la liberté, la créativité et l’honnêteté, mais il s’accorde très bien avec la réalité où il n’y a pas trace de telles beautés. C’est ainsi qu’il crée et étend les illusions sur le monde dans lequel nous vivons, masque la vérité et aide à maintenir l’existant.
Sans doute, la phraséologie humaniste peut servir à de telles fins et leur a déjà servi. Mais l’humanisme n’est pas la seule théorie qui a été ainsi détournée. Chaque théorie philosophique, si elle est réduite à une simple phraséologie et vidée de son contenu réel, peut être détournée pour des buts réactionnaires. Ainsi donc, si l’humanisme révolutionnaire est détourné de cette façon, ce n’est pas sa propre faute, mais la responsabilité de ceux qui opèrent le détournement.
IV
La plupart des objections ci-dessus mentionnées contre l’humanisme d’un point de vue soi-disant révolutionnaire ont été basées sur l’incompréhension de l’humanisme et sur sa réduction à quelques-unes de ses formes historiques. D’une façon assez semblable, les différentes objections contre la révolution d’un point de vue prétendument humaniste ont été basées avant tout sur une incompréhension de l’essence de la révolution. Parmi les objections imaginables contre la révolution nous allons discuter seulement celles qui disent que la révolution est :
a) sanglante et pour cela inhumaine :
b) minoritaire et ainsi non-démocratique ;
c) nécessaire et pourtant non-suffisante ;
d) possible mais pas nécessaire ;
e) parfois utile, cependant souvent nuisible ;
f) phraséologique, donc susceptible de détournement.
Il y a certes d’autres objections possibles contre la révolution, mais un catalogue de pareilles objections n’est pas notre but.
a) Une objection dit que la révolution, en tant qu’un bouleversement violent qui inclut l’effusion de sang et la cruauté, est toujours inhumaine et par conséquent doit être évitée. Il est vrai, concèdent les objecteurs, que toutes les révolutions n’ont pas été également sanglantes et que la plupart ne considéraient pas la violence comme une fin en soi. La terreur et la brutalité ont été le plus souvent considérées seulement comme des instruments pour la construction d’une société nouvelle. Mais des instruments inhumains ne peuvent servir à des fins humaines.
Cette objection part de la juste observation historique que beaucoup de révolutions sociales dans le passé ont en effet entraîné l’effusion de sang et des cruautés. Elle oublie de voir que dans les époques de la contre-révolution ainsi que de la domination conservatrice « pacifique » il y avait souvent encore plus d’effusion de sang et d’inhumanité. L’objection soutient aussi justement que les hautes fins humaines ne peuvent être atteintes par des moyens bas, inhumains. Mais elle suppose d’une manière non-critique que la terreur et la brutalité sont les instruments essentiels et indispensables de la révolution. Cependant, l’essence de la révolution ne consiste pas dans l’effusion de sang et la cruauté, mais dans la création d’un homme et d’une société qualitativement différents. Ses fins ne peuvent être atteintes sans emploi de la force, mais elles ne peuvent être atteintes au moyen de la violence non plus.
b) Une autre objection contre la révolution dit qu’elle est sinon directement cruelle et brutale au moins non-démocratique, parce qu’elle est un changement radical effectué par la minorité contre la volonté de la majorité. Tous les changements qui servent les intérêts de la majorité peuvent être atteints par une évolution graduelle sans recours à la force, à la violence et à la révolution.
Cette objection ignore elle aussi le fait historique qu’au cours des siècles ce sont les minorités qui ont régné sur les majorités et que pour leur destitution l’emploi de la force par la majorité a été nécessaire. Ainsi n’y a-t-il aucune raison pour affirmer que la révolution est nécessairement une action de la minorité. Au contraire, la révolution au sens complet est une action créatrice collective à laquelle participe la majorité du peuple. Seule la majorité du peuple par sa propre activité peut changer ses rapports sociaux et soi-même d’une manière essentielle.
c) La troisième objection contre la révolution dit qu’elle est peut-être une condition nécessaire pour la construction d’une société vraiment humaine, mais pas une condition suffisante. La révolution peut renverser un gouvernement conservateur ou détruire quelques institutions oppressives, mais ce n’est pas suffisant. La période de la destruction révolutionnaire doit être suivie par une période de développement « positif » ou « constructif » qui crée des nouveaux rapports humains.
C’est sans doute une exigence acceptable, mais le concept de la révolution ne peut être réduit à un changement politique. Ce qui est parfois conçu comme la période post-révolutionnaire du développement constructif est en effet l’essence de la révolution. Comme on sait, la révolution qui n’est pas suivie par la création d’un homme nouveau et d’une société nouvelle est en effet un « putsch » politique ou un coup d’Etat. Et aucun grand révolutionnaire n’a pensé à réduire la révolution à un simple « putsch ». La révolution comme la concevait Lénine est « un processus incroyablement complexe et douloureux du dépérissement du vieux et de la naissance du nouvel ordre social, un nouveau mode de vie pour des dizaines de millions d’hommes ».
d) La quatrième objection contre la révolution affirme que celle-ci est un des moyens mais pas le seul de surmonter l’aliénation de l’homme. La société vraiment humaine peut être établie par le processus d’une révolution ralentie, par une série de petits changements continus. C’est pourquoi l’insistance mise sur la révolution comme seule voie possible vers une société humaniste peut être extrêmement nuisible, en empêchant l’usage des formes et des méthodes qui sont efficaces dans certaines situations historiques.
Une partie de la réponse serait que la révolution, comme un « processus incroyablement complexe et douloureux », inclût des petits changements continus. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire de construire une barrière insurmontable entre « révolution » et « évolution ». La question décisive est cependant celle de savon si la série de petits changements s’inscrit dans les limites de l’ordre social existant ou si elle inaugure une communauté d’hommes fondamentalement différente. Dans le premier cas nous avons un processus qui aide à améliorer l’ordre social existant et à le fortifier, dans l’autre cas un changement de qualité ou révolution. Il est impossible d’avoir un changement de qualité sans révolution simplement parce que c’est la révolution qui représente un pareil changement de qualité.
e) La cinquième objection contre la révolution soutient que celle-ci est peut-être nécessaire en principe, mais qu’elle peut aussi être indésirable dans une situation concrète, où les conditions pour la révolution ne sont pas encore mûres. La révolution à tout prix conduit à l’aventurisme qui cause un grand dommage aux forces sociales progressives, en fournissant une excuse bienvenue aux réactionnaires.
Une réponse simple à cette objection serait que l’attitude révolutionnaire ne signifie pas une exigence de la révolution à tout prix. La thèse selon laquelle seule la révolution peut créer un homme nouveau et une société nouvelle n’est pas équivalente à la thèse selon laquelle les conditions pour la révolution sociale sont toujours réunies. L’attitude révolutionnaire et un « prêche » aventuriste de la révolution sociale sans égard à la situation n’ont rien de commun. Les révolutionnaires ont souvent souligné que la « situation révolutionnaire » est une condition nécessaire de la révolution. Mais l’attitude révolutionnaire est bien sûr le contraire de cette attitude opportuniste pour laquelle le moment favorable pour la révolution ne viendra jamais. (Certes, il n’y a pas de garantie pour le succès de la révolution, mais l’homme n’est pas homme s’il n’est pas préparé à prendre un risque humain.)
f) Une sixième objection contre la révolution est en effet dirigée contre l’abus de la phraséologie révolutionnaire. Quoique la révolution comme telle puisse être désirable, dit l’objection, les mots sur la révolution ne sont parfois qu’un voile pour cacher l’attitude opportuniste de ceux qui, en prétendant qu’ils préparent une grande révolution dans le futur, s’abstiennent des prétendues « petites » actions progressives aujourd’hui.
Ici nous sommes confrontés de nouveau non avec une objection à la révolution, mais avec le risque de détournement d’une théorie, risque auquel toute théorie est sujette et duquel aucune, comme telle, ne peut être tenue pour responsable. La théorie n’a à répondre que de son propre contenu et des conséquences qui en dérivent. Et surtout, la révolution ne peut être tenue pour responsable des falsifications contre-révolutionnaires et des détournements d’elle-même. Au contraire, la théorie et la pratique opportunistes et contre-révolutionnaires ne peuvent être dévoilées qu’à l’aide d’une théorie et d’une action vraiment révolutionnaires.
V
Maintenant nous pouvons revenir à la question centrale que j’ai posée en commençant : faut-il condamner l’humanisme au nom de la révolution ou faut-il rejeter la révolution au nom de l’humanisme ?
J’espère que les considérations précédentes ont montré qu’il s’agit d’une fausse alternative. Un humanisme conséquent, qui ne s’arrête pas à mi-chemin, exige une négation radicale de l’humanité existante et la création d’une société qualitativement différente, vraiment humaine. Autrement dit, il exige la révolution. D’autre part, une vraie révolution ne peut se satisfaire des petits changements sociaux, elle demande la réalisation d’un homme et d’une société vraiment humains. Autrement dit, elle exige une humanisation radicale.
Tout le sens de cette contribution pourrait, ainsi, être résumé dans la thèse qu’il n’existe pas d’humanisme vrai sans une attitude révolutionnaire, ni une véritable attitude révolutionnaire sans humanisme. L’humanisme révolutionnaire est le seul humanisme complet et la révolution humaniste est la seule révolution véritable. Autrement dit, l’humanisme révolutionnaire et la révolution humaniste sont au fond la même chose.
Toutes nos réponses aux objections ont été dirigées dans le même souci principal d’établir que l’humanisme et la révolution sont inséparables et de démontrer que l’humanisme révolutionnaire et la révolution humaniste sont la seule issue à notre époque. Il y avait beaucoup de répétitions dans mon propos, mais dans un temps où une inhumanité agressive menace constamment et piétine tout ce qui est humain, insister à plusieurs reprises sur la liaison entre l’humanisme et la révolution m’a paru nécessaire.
Université de Zagreb
2 réponses sur « Gajo Petrović : Humanisme et révolution »
J’adhère complètement! L’expression « création d’un homme nouveau » me semble toutefois maladroite. L’homo sapiens n’a jamais cessé d’évoluer depuis qu’il existe, même si ça n’a pas toujours été dans le sens qu’on aimerait. Quoiqu’il en soit, l' »homme » n’a jamais cessé d’être « nouveau ». Gajo Petrovic refuse d’opposer « révolution » et « évolution ». En effet, à y bien regarder, la révolution communiste, tout comme la contre-révolution, est aussi vielle que l’espèce humaine (les multiples mythes sur le thème de « l’âge d’or » en sont l’expression poétique. J’ai fait quelques recherches sur ce sujet), avec ses avancées plus ou moins locales, ses recules, ses accélérations et ses ralentissements. Consciemment ou pas, tout le monde y participe. La question qui se pose quotidiennement au communiste conscient, c’est : « Quoi faire à mon niveau pour favoriser le déclenchement d’un coup d’accélérateur révolutionnaire, ou, au moins, pour freiner la contre-révolution? »
En effet, parler d' »homme nouveau » peut légitimement susciter des réserves. Quant à ta question, elle renvoie aux débats stratégiques qui agitent les révolutionnaires depuis des siècles…