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Aimé Patri : Logique et dialectique matérialiste. La dialectique abolit-elle la logique ?

Article d’Aimé Patri signé André Ariat paru dans Masses, n° 12, 25 décembre 1933, p. 3-4


La dialectique est-elle une sorte de logique, supérieure qui dispense d’appliquer les règles de la logique ordinaire, et en particulier le célèbre principe de non-contradiction ? Ou bien doit-on concevoir les rapports de la dialectique et de la logique ordinaire de telle manière que la dialectique dépasse la logique ordinaire, tout en la conservant, et sans dispenser le moins du monde d’appliquer ses règles dans le domaine où elles conservent leur valeur ?

Il y a là une question dans laquelle règne la plus grande confusion, même entre ceux qui se réclament du marxisme, question qui, pourtant, n’est pas d’intérêt simplement théorique, mais aussi d’intérêt pratique au premier chef. Il est souvent difficile de débarrasser le marxisme des sophismes d’interprétation dans lesquels la bourgeoisie l’a enveloppé dans un intérêt de polémique facile, d’autant plus que ces sophismes sont souvent partagés par ceux-là même qui se défendent d’une façon inintelligente et maladroite en acceptant les armes falsifiées que leur offre l’adversaire de classe.

La bourgeoisie conçoit la dialectique marxiste comme une sorte de revendication du droit à l’incohérence intellectuelle réclamée par les « ennemis de la société ». La dialectique ainsi comprise devient souvent, chez ceux qui confondent le marxisme avec son interprétation bourgeoise, un moyen commode de reprendre l’avantage dans une discussion entre camarades, où l’on est menacé de perdre, faute d’arguments valables. La dialectique, qu’on laisse volontiers de côté tant que les choses vont aisément, survient à point pour permettre à ceux qui ont tort de continuer à avoir raison, en affirmant en même temps ce qu’ils ont dit et l’opposé de ce qu’ils ont dit.

La dialectique est enfin présentée souvent par des gens qui se disent matérialistes sous la forme obscure où ils l’ont découverte dans les spéculations idéalistes de Hegel. Le mot « dialectique » lui-même recelant des choses obscures et mal assimilées, par ceux-là même qui l’emploient devient une sorte de mot magique qui permet de fermer la bouche à ceux qui vous posent des questions embarrassantes. Il tend à créer l’illusion d’une science occulte et mystérieuse qui place celui qui la possède au-dessus des difficultés et lui donne un prestige que n’a pas le « vulgaire qui ignore la dialectique ».

Marx avait dénoncé dans la dialectique hégélienne une source « de mysticisme et de mystifications ». II ne semble pas qu’on en ait toujours tenu compte et que de grands efforts aient été faits pour débarrasser la dialectique de ce côté mystique et mystificateur et en donner une interprétation vraiment matérialiste « en la remettant sur ses pieds » comme le demandait Marx. Le plus souvent on s’est contenté d’accoler la dialectique idéaliste de Hegel conçue comme une logique formelle supérieure au matérialisme et de créer ainsi un monstre assez affreux, d’autant plus hargneux et vindicatif qu’il est plus sensible aux coups que lui portent la bourgeoisie et le révisionnisme.

Nous voudrions montrer dans ce qui va suivre que la dialectique entendue dans un sens matérialiste n’abolit pas la logique ordinaire mais qu’elle en précise la portée et les limites.

I – LA PORTEE ET LES LIMITES DE LA LOGIQUE FORMELLE

Ce qu’on entend ordinairement par logique, constitua la logique formelle qui comprend l’ensemble des règles auxquelles est soumise toute discussion vulgaire ou scientifique sur quelque sujet que ce soit.

On a fait longtemps reposer la logique formelle sur les trois principes d’identité, de non-contradiction et du tiers exclu. La logique moderne qui diffère de celle d’Aristote par ce qu’elle a son point de départ dans l’analyse de la structure des mathématiques et non dans celle des raisonnements vulgaires, a montré que ces principes qui ne rendent pas compte du progrès qui s’effectue dans un raisonnement jouent pour la pensée un simple rôle de garde-fou. Ils ne font pas marcher mais ils empêchent de tomber, c’est à tort qu’on les a considérés comme premiers et indémontrables. Le principe d’identité est démontrable à partir du moment où l’on admet qu’on peut toujours substituer l’une à l’autre deux propositions qui disent la même chose mais qui le disent d’une manière différente. Les deux autres (non-contradiction et tiers exclu) constituent la définition déguisée des propriétés de la négation logique d’une proposition par une autre.

Précisons le sens du fameux principe de non-contradiction, puisque c’est lui surtout qui, selon une interprétation de la dialectique que nous considérons comme erronée, devrait être remis en question. Pour l’exprimer en langage clair il revient à ceci : De deux proposition dont l’une dit exactement l’opposé de ce que dit l’autre (c’est-à-dire qui est affirmative quand l’autre est négative et inversement) si l’une est vraie, l’autre est fausse… Elles ne peuvent être vraies à la fois.

Le principe du tiers exclu en est la réciproque : si l’une est fausse, l’autre est vraie, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de milieu entre affirmer une chose et nier la même chose. On doit choisir.

Pour prendre un exemple, si dans une discussion entre un révolutionnaire et un bourgeois l’un soutient, que le capitalisme cessera d’exister un jour tandis que l’autre déclare que le capitalisme existera toujours, il est absolument nécessaire que si l’un a raison l’autre ait tort et réciproquement.

Notons tout de suite le sens purement formel des principes de non-contradiction et du tiers exclu. Ils jouent à partir du moment où l’on a établi que quelque chose était vrai ou faux mais ils ne donnent aucunement les moyens d’établir la vérité ou la fausseté (matérielle) de quoi que ce soit. Ils énoncent simplement une condition restrictive, nécessaire mais non suffisante pour que quelque chose soit vrai. Les règles de la logique formelle n’apprendront jamais rien à personne concernant la réalité des choses.

Par ailleurs pour que ces principes puissent trouver une application, certaines conditions sont requises.

Il est d’abord nécessaire que les deux interlocuteurs parlent de la même chose c’est-à-dire donnent le même sens aux mêmes mots. Si par capitalisme, l’un des deux interlocuteurs entend avec l’économie libérale bourgeoise un régime où l’on utilise des moyens de production comme le filet ou la barque de Robinson tandis que l’autre entend avec l’économie marxiste le régime où la force de travail est une marchandise, la discussion n’aura aucun sens tant qu’on ne sera pas remonté aux définitions. Toute la discussion suppose qu’on a convenu de définitions explicites et cette condition est rarement donnée. La logique formelle suppose donc effectué le travail nécessaire pour établir des définitions explicites valables à partir de l’expérience et au langage ordinaire mais ne le fait pas elle-même.

Il est ensuite nécessaire qu’il ne subsiste dans les termes du discours aucune indétermination par où puissent se glisser des équivoques qui aboutiraient au même résultat que l’absence de définitions communes. Les indéterminations résultent souvent de l’emploi dans un sens absolu des termes qui n’ont qu’une valeur relative. Les sophistes grecs s’amusaient à montrer qu’un individu peut être à la fois grand et petit puisqu’il est grand par rapport à un autre plus petit que lui et petit par rapport à un troisième plus grand que lui. Seulement ce n’est jamais par rapport au même terme de comparaison qu’un individu peut être à la fois grand et petit et en dehors de tout terme de comparaison ces mots n’ont aucun sens. Lorsque les marxistes qui interprètent de travers la dialectique et la confondent avec la sophistique grecque croient trouver un démenti aux lois de la logique dans le fait que le capitalisme est à la fois réactionnaire et révolutionnaire, ils jouent sur des équivoques purement verbales car ce n’est pas par rapport aux mêmes termes de comparaison (féodalité, socialisme) que le capitalisme est à la fois révolutionnaire et réactionnaire. La contradiction qu’ils découvrent est à peu près du même ordre que celle que ferait un apprenti dans l’arithmétique en découvrant que 2 est « après » 1 et « avant » 3, de sorte que 2 serait à la fois antérieur et postérieur ! Mais à quoi ? Il reste que le travail nécessaire pour dégager « tous les aspects d’une chose » selon le mot de Lénine est en dehors de la logique formelle.

Une autre source d’indéterminations vient de la condition du temps, c’est-à-dire du moment où l’on prend les choses sur lesquelles on raisonne. Les sophistes grecs établissaient aussi qu’un même individu est à la fois mort et vivant parce qu’aujourd’hui il est vivant tandis que demain il sera peut-être mort. Les contradictions logiques trouvées dans la notion du mouvement par Zénon d’Elée (une même chose dans différents endroits) sont du même ordre. En réalité c’est à la fois, c’est-à-dire dans le même temps que deux propositions contradictoires ne peuvent être vraies ensemble, Le cours du temps modifie, en effet, sans cesse les rapports des choses. Il reste que l’étude du développement d’une chose dans le cours du temps est aussi en dehors de la logique formelle.

Enfin il est nécessaire que les deux propositions que l’on oppose au cours d’une discussion soient exactement l’opposé de l’une l’autre c’est-à-dire qu’elles ne disent chacune rien de plus et rien de moins que ce que dit l’autre, mais seulement que l’une affirme là où l’autre nie et inversement. Autrement le principe de non-contradiction continue bien à s’appliquer, mais non celui du tiers exclu. Une chose ne peut être à la fois blanche et noire (principe de non-contradiction) mais comme noir dit quelque chose de plus que par blanc (car il y a d’autres couleurs que le blanc et le noir) une chose peut n’être ni blanche ni noire. La vieille logique formelle appelle les propositions contraires pour les distinguer des contradictoires auxquelles s’applique le tiers exclu.

Les exceptions que l’on croit trouver au principe du tiers exclu viennent de ce que l’on confond les contraires et les contradictoires. Les « contradictions réelles » de la dialectique marxiste comme celles du prolétariat et de la bourgeoisie sont au regard de la logique des contraires. Le prolétariat est autre chose qu’un terme négatif opposé à bourgeoisie car il y a dans la société autre chose que des bourgeois et des prolétaires. L’« antithèse » dialectique est quelque chose de plus que la négation simplement logique de la « thèse ». C’est pourquoi il y a la possibilité d’une « synthèse ». Le prolétariat ne se borne pas à détruire le régime de la bourgeoisie. Il lui substitue quelque chose d’autre : le socialisme. Le socialisme n’est pas la négation pure et simple du capitalisme et il n’est pas vrai en particulier que tout ce qui n’est pas capitaliste, soit nécessairement socialiste. La possibilité à la fois logique et réelle d’un régime non socialiste et non capitaliste existe. La féodalité en était un exemple et il peut y en avoir d’autres. Par les temps qui courent il est devenu tout à fait nécessaire de distinguer soigneusement un terme purement négatif comme celui d’ anti-capitaliste qui recèle des choses très hétérogènes et en particulier des choses purement réactionnaires (l’anti-capitalisme de Déat et celui de Hitler) d’un terme positif comme celui de socialiste. L’un oppose au capitalisme une négation logique purement abstraite, l’autre lui oppose une négation dialectique concrète et effective.

L’examen qui précède nous permet de nous rendre compte à la fois de l’infaillibilité de la logique formelle dans le domaine limité qui est le sien et de son insuffisance absolue dès qu’on veut qu’elle suffise à tout car elle ne se suffit même pas à elle-même.

Nous pouvons ainsi commencer à nous rendre compte d’une façon indirecte de ce qu’est la dialectique. La dialectique ne peut, en aucune façon, être une forme supérieure de la logique formelle comme l’algèbre est une forme supérieure de l’arithmétique ordinaire. La dialectique ne peut absolument pas être une discipline formelle. Elle concerne précisément la « partie matérielle » du discours que la logique formelle laisse en dehors d’elle et qu’elle suppose. Elle a trait aux choses, à la réalité que la logique formelle laisse toujours par hypothèse en dehors d’elle.

De la même façon qu’il est ridicule de vouloir que les choses se conforment aux règles de la logique, de vouloir que les choses soient logiques alors que la logique n’est même pas une loi naturelle de notre pensée mais la règle des discussions il est ridicule de prétendre opposer la dialectique à la logique formelle dans le domaine où elle reste rigoureusement valable : celui de la conduite des discussions. La dialectique opposée à la logique formelle devient simplement la sophistique, c’est-à-dire qu’elle rétrograde jusqu’à devenir selon le mot une « simple mystification » pour ne pas dire tricherie et malhonnêteté intellectuelle consciente ou inconsciente.

Les règles de la logique formelle, ont comme règles de la conduite de la discussion, à peu près la même portée que les règles du jeu de cartes. On ne doit pas confondre les règles du jeu de cartes avec des lois de la nature. Personne n’est forcé d’admettre les règles du jeu de cartes. Seulement dans ce cas il vaut mieux s’abstenir de jouer car si l’on joue, on pourra se faire renvoyer comme tricheur. A ceux qui croient que la dialectique supprime la logique formelle, on peut demander s’ils ont quelquefois assisté à une partie de cartes où un individu était à la fois gagnant et perdant sans qu’il y ait un tricheur.

Jadis le mouvement dadaïste et plus tard le surréalisme avalent fait la démonstration que l’on peut affranchir les discours des entraves de la logique. Nul, en effet, ne peut empêcher qui que ce soit de dire n importe quoi sans se soucier des contradictions car les lois de la logique ne sont pas des lois naturelles de la pensée. Mais c’est par ce biais assez étrange que certains sont venus plus tard au marxisme. Ils ont cru trouver dans la dialectique un prolongement de leurs préoccupations initiales. Formés à l’école de la bourgeoisie, ils acceptaient en réalité l’interprétation bourgeoise du marxisme. Cette confusion était d’autant plus facile qu’ils trouvaient parmi ceux qui se disent marxistes, des gens pour qui la dialectique remplace la logique, ce qui est une manière bien peu « dialectique » d’envisager les choses.

Nous examinerons dans une prochaine étude les confusions faites par la pensée bourgeoise sur le sens et la portée de la logique formelle dont elle prend souvent les règles pour « des vérités éternelles » et pour des lois non seulement de la pensée mais de là nature elle-même. Nous essaierons de donner une interprétation matérialiste de l’origine des règles de la logique. Nous chercherons à dégager le sens de la dialectique idéaliste de Hegel et nous montrerons en quoi elle s’oppose à la dialectique matérialiste de Marx et d’Engels.

ANDRE ARIAT.

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