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Otto Rühle : Karl Marx. Vie et oeuvre

Otto Rühle, Karl Marx. Vie et oeuvre, Genève, Entremonde, 2011 [1928], p. 96-101

Portrait d’Otto Rühle par Diego Rivera

DIALECTIQUE

Tout le travail de Marx depuis nombre d’années se réduisait au fond à lutter contre Hegel de façon directe ou détournée.

Un jeune géant armé de griffes léonines et combattant fiévreusement pour accroître à ses propres yeux le sentiment de sa valeur, étranger à la société qui ne voulait pas le reconnaître, l’évitait même et le persécutait, s’était cabré contre la toute puissance de Hegel, monumentale figure révérée et admirée dans tout le monde de l’esprit.

Tout ce que Marx, depuis des années, avait écrit contre Bruno Bauer, Feuerbach, Stirner, les jeunes hégéliens et les « socialistes vrais », visait au fond le principe de Hegel, son absolu, son hégémonie de l’idée, son orientation métaphysique, sa tendance à ignorer le monde, son homme abstrait; il n’était pas une phrase de Marx qui, plus ou moins directement, dans son noyau ou dans sa pointe, ne fût dirigée contre lui. C’était cette opposition profonde qui avait déterminé Marx à revenir au matérialisme avec Feuerbach, à combattre la philosophie hégélienne du droit, à pousser vers la politique, à remplacer l’idée par l’homme, et l’homme abstrait par l’homme actif, et la critique par la révolution, et à élever finalement le prolétariat au rôle de suprême facteur de l’évolution historique.

C’était toujours Marx contre Hegel; Titan contre Titan.

Mais une œuvre d’aussi fondamentale importance que le système de Hegel, une philosophie d’aussi grosse influence sur la pensée et l’évolution d’une nation, ne pouvait pas être traitée par l’ignorance ou par l’assaut brutal. On ne pouvait la supprimer qu’en détruisant sa forme par la critique et en sauvant le nouveau contenu qu’elle avait acquis.

Ce contenu nouveau était la méthode dialectique.

Pour observer les phénomènes on peut procéder, entre autres méthodes, en les examinant isolément, fragmentairement, détachés de leur ensemble, dans leur autonomie abstraite. Il est des cas qui le demandent et qui y gagnent. Mais quand on applique indifféremment cette méthode au tout elle ne donne pas de résultats satisfaisants. Car c’est précisément l’essentiel qui s’y perd.

Il n’est rien d’isolé au monde, il n’est rien à l’état de repos, rien qui tienne seul en équilibre, nul phénomène qui constitue un monde fermé. Tout, au contraire, est mouvement, flux, dynamisme, tout est lié par des attaches indissolubles avec le monde des phénomènes tout entier. La loi du devenir, à laquelle n’échappe rien de vivant, résout tout être en mouvement éternel. Ce mouvement est modification, suppression de l’état précédent et avènement du nouveau. D’où la nécessité logique de considérer toute chose, tout phénomène, dans ses manifestations, articulations et rapports, c’est la méthode dialectique qui satisfait à cette exigence théorique et légitime scientifiquement le principe de l’évolution.

Les Anciens l’avaient pratiquée, principalement Heraclite. Hegel y était revenu. Il avait adopté les trois échelons: thèse, antithèse et synthèse, que l’on trouvait déjà chez Fichte, et remplacé le principe de l’ancienne logique: « tout est identique à soi-même, rien ne se contredit », par un principe tout nouveau: « rien n’est semblable à soi-même et tout se contredit ». En conséquence, il concevait tout concept comme le produit nécessaire de l’action réciproque de deux concepts précédents qui, fondant leurs caractères strictement opposés dans une nouvelle unité, se perdaient tous deux dans le concept supérieur. Aussi n’attachait-il aux concepts aucune valeur éternelle, mais seulement une valeur historique, passagère.

« La vérité qu’il s’agissait », disait Engels, « de reconnaître en philosophie, la vérité cessait avec Hegel d’être une collection d’aphorismes tout faits qu’on n’avait plus qu’à apprendre par cœur une fois qu’ils étaient trouvés; la vérité se trouvait maintenant dans le processus de la connaissance lui-même, dans la longue évolution historique de la science qui s’élève du degré de connaissance le plus bas jusqu’à des échelons de plus en plus élevés, mais sans jamais arriver au point où, ayant découvert ce qu’on appelle vérité absolue, elle ne pourrait plus monter et n’aurait plus qu’à se croiser les bras pour admirer cette vérité enfin conquise […] Tout échelon est nécessaire, et par conséquent légitime, dans l’époque et les circonstances d’où il tire son origine; mais il devient caduc, il n’est plus justifié dans les nouvelles conditions qui naissent petit à petit de sa propre existence; il doit faire place à un échelon plus haut qui vieillira et disparaîtra à son tour […] C’est ainsi que la philosophie dialectique abolit toute représentation d’une vérité absolue définitive et d’une situation humaine absolue correspondant à cette vérité. Rien n’est à ses yeux absolu ni définitif ni sacré; elle montre le caractère éphémère de toute chose; rien ne tient devant elle que le processus ininterrompu de la naissance et de la mort, d’une ascension sans terme, dont elle n’est elle-même que le reflet dans le cerveau du penseur. »

Hegel a donné personnellement différentes définitions de ce qu’il entendait par dialectique. Il dit dans son encyclopédie que la véritable dialectique est le passage intérieur et progressif d’une affirmation à une autre qui montre que les affirmations de l’esprit sont unilatérales et étroites, c’est-à-dire contiennent une négation d’elles-mêmes. Le caractère propre de toutes ces affirmations est de se nier elles-mêmes. Il a dépeint dans sa Logique le processus du développement dialectique déterminé par le jeu des oppositions intérieures: la progression commence par des concepts ou catégories abstraits et simples pour passer aux concepts suivants, qui deviennent de plus en plus riches et denses. À chaque degré du concept élargi apparaît toute la masse de son contenu antérieur. Non seulement rien ne se perd dans le développement dialectique, mais il porte en soi ce qu’il vient d’acquérir, s’en enrichit et le condense. La dialectique s’achève et se couronne par l’Idée absolue.

Dans la Logique de Hegel il est dit textuellement:

« Après ce moment négatif, l’Immédiat s’est évanoui dans l’Autre, mais l’Autre, essentiellement, n’est pas la négation pure, le néant qu’on tient pour le résultat ordinaire de la dialectique; il est l’Autre du premier terme, la négation de l’Immédiat; il se définit donc comme le Médiat, et contient, somme toute, la définition du premier terme. Ainsi ce qui est premier se garde et persiste dans l’Autre. »

Le point de vue idéaliste de Hegel, qui voyait dans l’idée l’âme propre et vivante du monde, voulait que cette dialectique jouât d’abord son rôle dans le domaine des pensées. C’était seulement en « s’extériorisant » que le concept acquis par elle se transformait en « nature ».

« Là, sans conscience de soi, il porte le masque de la nécessité naturelle; il réalise un nouveau développement et revient enfin, dans l’homme, à la conscience de soi; cette conscience de soi se dégage laborieusement du monde brut dans l’histoire pour aboutir finalement à soi sous forme de concept absolu dans la philosophie de Hegel. Le développement dialectique de la nature et de l’histoire, c’est-à-dire la connexion causale dans le progrès qui s’opère de bas en haut malgré tous les zigzags et les reculs passagers, n’est donc chez Hegel que le reflet du mouvement spontané du concept, mouvement qui s’opère de toute éternité, on ne sait où, mais en tout cas indépendamment du cerveau de l’homme pensant. » (Engels.)

Dès son premier contact avec le philosophe, Marx avait vu dans la dialectique du concept une mystification spéculative, mais sans pour cela rejeter ni mettre en question la méthode dialectique. Quand la lecture de Feuerbach l’amena au matérialisme, cet auteur lui apprit à la dépouiller de son travesti idéaliste et à mettre au net l’écriture qui se reflétait dans les miroirs de l’abstraction. La réalité, désormais, n’apparut plus comme une image des concepts, ce furent ceux-ci au contraire qui, fort d’une façon toute matérialiste, devinrent l’image intellectuelle du réel. La dialectique hégélienne des idées retomba de la tête sur les pieds et se présenta comme une dialectique des faits.

Quand, par la suite, Marx se détacha de Feuerbach, ce fut, comme nous le savons, parce que le matérialisme des données objectives de la nature avait fait place dans son esprit au matérialisme des situations sociales qui, vues sous l’angle dialectique, se présentent comme le résultat de certains processus. En agissant sur le monde extérieur l’homme modifie sa propre nature au cours du processus de cette action. La production de l’idée et des concepts s’opère en étroite relation avec l’activité matérielle de l’homme et les circonstances matérielles de cette activité. L’existence de l’homme est le processus effectif de sa vie; et la connaissance ne peut être précisément que la connaissance de cette existence. Cette existence – une série d’opérations – se révéla à Marx, quand il poussa la philosophie jusqu’à la politique, comme un produit de la vie matérielle et une suite de combats d’intérêts. Les intérêts, qu’il reconnut économiques, l’amenèrent à la production, à l’économie politique. Et là il vit clairement que les luttes en relation avec la production matérielle se déroulent entre des classes qui s’opposent les unes aux autres comme des puissances ennemies.

Ce n’était pas une trouvaille qu’il fît le premier. Il rencontrait déjà ce point de vue chez les Anglais et les Français qu’il étudiait, et Engels lui en avait parlé.

« Depuis l’avènement de la grande industrie, » écrit ce dernier dans son ouvrage au sujet de Ludwig Feuerbach, « depuis au moins 1815 par conséquent, nul n’ignorait en Angleterre que toutes les luttes politiques se ramenaient à la rivalité de deux classes, noblesse terrienne et bourgeoisie. En France le retour des Bourbon fit prendre conscience du même fait; les historiens de la Restauration, de Thierry jusqu’à Guizot, Mignet et Thiers le donnent partout pour la clef de l’histoire de France depuis le Moyen-Âge. Et, depuis 1830, les deux pays reconnaissent l’intervention d’un troisième prétendant à la suprématie sociale, la classe ouvrière, le prolétariat. Les circonstances s’étaient tellement simplifiées qu’il eût fallu vouloir s’aveugler à dessein pour ne pas voir le moteur de l’histoire moderne dans la lutte de ces trois grandes classes et leurs divergences d’intérêts. Tout au moins dans les deux pays les plus évolués du monde. »

La bourgeoisie et le prolétariat se comportent dans la défense de leurs intérêts comme la thèse et l’antithèse. Le processus dialectique s’effectue dans la lutte des classes qui emportera au-delà d’elle-même l’opposition de ces rapports antithétiques. La synthèse apparaît dès lors dans la nouvelle société socialiste.

Tandis que Marx, cherchant, concluant et forgeant, ajoutant maillon sur maillon à la chaîne de ses découvertes, poussait ainsi le matérialisme de la nature de Feuerbach, établissait le matérialisme social, renversait la dialectique hégélienne des idées et en faisait une dialectique concrète des faits, tandis qu’il voyait dans les classes l’incarnation de la contradiction dialectique et dans leur lutte son processus, il parvenait à une nouvelle dialectique, à une nouvelle conception de l’histoire.

Bien plus: il parvenait au socialisme même comme à une conséquence interne, nécessaire de l’évolution de l’histoire et de l’économie.

Engels faisait de son côté la même découverte scientifique. Il y arrivait par les faits, à la suite de ses expériences et de ses observations anglaises. Le caractère de la méthode de production capitaliste qui se traduisait par des oppositions sociales s’était montré à lui en pays britannique dans toute sa rigueur et toute sa nudité. Il avait déjà donné aux Deutsch-Französische Jahrbücher le résultat de ses remarques et de ses méditations en deux articles gros de critiques et de conséquences, écrits de points de vue tout nouveaux.

Cette seule découverte eût suffi pour faire de lui le collaborateur rêvé de Marx.

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