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La journée d’action laïque

Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 14, janvier 1960, p. 10-12


Le 22 décembre a eu lieu la Journée Nationale d’action laïque. Cela consistait pour les instituteurs, à « célébrer dans leurs classes l’école laïque et l’idéal qu’elle incarne ». Toutes les précautions avaient été prises pour que notre action resta dans le « cadre des instructions officielles ». Le matériel nous avait été fourni : il fallait commenter un passage de la lettre de Jules Ferry aux instituteurs. Inquiète malgré la modération et le caractère général de cette lettre, la Direction de l’Enseignement nous faisait, le matin même, parvenir une note nous recommandant de respecter scrupuleusement la neutralité. Du coup, la lettre de Jules Ferry semblait déjà trop révolutionnaire à certains.

Le passage généralement choisi a été : « Que votre enseignement soit tel que pas un père de famille, pas un seul, ne puisse désapprouver ce que vous dites ». Quel sens peut-on donner à une telle phrase si ce n’est : on dehors du calcul et de la grammaire, ne leur apprenez rien d’autre ?

J’ai donc commencé par expliquer aux enfants les raisons de cette leçon inhabituelle, ce qui les a vivement intéressés : enfin ! on parlait de quelque chose qui était en train de sa passer, qui les concernait, où ils jouaient un rôle. J’ai présenté les partis opposés, les arguments des uns et des autres et je leur ai appris par la même occasion qu’ils se trouvaient à l’école laïque, ce que beaucoup d’entre eux ignoraient. J’ai dû également expliquer ce que c’était que les libres penseurs et les athées, personne ne connaissait l’existence de cette sorte de gens.

A la fin, ils m’ont posé deux questions :

1) – Qu’y aura-t-il de changé pour la prochaine rentrée ?

– Vous pourrez aller sans doute à l’école libre sans payer.

2) – Pourquoi est-ce mal que l’ école libre devienne gratuite comme l’école laïque ?

– Vous voyez bien que notre école n’est pas riche : il n’y a pas assez de classes, pas assez de maîtres, les cours de récréation sont minuscules, vous n’avez pas de terrain de sport, etc., il manque des tas de choses. Eh bien l’argent que le gouvernement va donner aux écoles libres, il ne le donnera pas à l’école laïque. Or, l’école laïque, tout le monde peut y venir. Vous y rencontrez des camarades catholiques, protestants, musulmans, athées, etc., et le maître n’a pas le droit de faire de la propagande pour une religion. Il vous apprend les choses qui existent, et c’est vous-mêmes, plus tard, qui choisirez ce que vous voulez croire. A l’école libre le maître a une religion, il vous apprend surtout ce qu’affirme cette religion, vous n’y rencontrez pas de camarades qui aient des idées différentes et on ne vous apprend pas ce qui est contraire à cette religion. Ce n’est pas vous qui choisissez, on a choisi pour vous.

Après un court silence, dont je n’ai pas l’habitude, j’entends plusieurs
exclamations : moi, je resterai dans cette école-là !

A la cantine, j’apprends qu’une partie de mes collègues n’a rien dit, que les autres ont fait un laïus historique sur l’Eglise et l’Etat, mais se sont bien gardés de parler du débat actuel. Quand je leur raconte ce qui s’est passé dans ma classe, tous, sans exception, déclarent : « Vous n’avez pas respecté la laïcité ! vous avez pris parti contre l’école libre ; or, être laïque, c’est être neutre ». Je leur réponds que « neutre » ne veut rien dire, surtout quand on est attaqué. Se rendent-ils compte que les curés, qui attendent déjà les enfants le soir, au coin de la rue, pour les emmener au catéchisme, vont dès maintenant distribuer des tracts, aller voir les familles, commencer à faire de la propagande pour l’école religieuse ? Et nous sous prétexte de neutralité, nous n’aurions pas le droit de dire ce que c’est que ces écoles ? Ce n’est pas de la neutralité, c’est de la complicité !

Cette journée du 28 décembre est une illustration de la confusion qui
entoure le mot laïcité. Pourtant l’offensive contra la laïcité fait partie
de l’offensive contre la classe ouvrière. La bourgeoisie, inquiète devant
l’effondrement des valeurs morales qui lui servaient de base, ne serait
pas fâchée de voir l’Eglise redonner au « peuple » un peu de moralité : sens de la hiérarchie, résignation, soumission et respect envers les autorités civiles et religieuses. L’opium religieux lui semble de plus en plus nécessaire et elle n’est plus anticléricale, au contraire. L’école privée religieuse remplirait très bien cette fonction : les livres y sont expurgés, la morale et la discipline marquent tellement les enfants qu’on reconnaît souvent à son attitude neutre et fermée, un enfant sortant d’une école religieuse. Il suffit d’ailleurs de comparer l’école en France et en Espagne pour être convaincu des avantages du système laïque. Mais avantages pour qui ? Pas pour la bourgeoisie, bien sûr. Or, à qui s’adressent las arguments du « Comité d’Action Laïque »? A la bourgeoisie « libérale » ! Il crie à l’illégalité, s’oppose non à l’Eglise mais à la « ségrégation scolaire », déclare la liberté de conscience en danger ! autant de grands mots qui n’ont aucun sens pour les travailleurs.

Pour que ceux qui sont concernés par l’enjeu de cette lutte, les travailleurs, s’y intéressent, il faudrait poser ouvertement le vrai problème au lieu de le camoufler : nous sommes contre l’école privée et religieuse parce que l’enseignement qu’on y donne est une arme supplémentaire pour la bourgeoisie. Au sein de l’école laïque elle-même, nous dénonçons l’orientation conservatrice que lui donne l’Etat, et nous luttons effectivement là aussi, pour que l’enseignement puisse servir aux travailleurs pour se défendre.

Mais à la lumière de ce qui s’est passé le 22 décembre dans les écoles,
nous voyons que le Comité d’Action Laïque et les instituteurs sont encore loin de poser le vrai problème.

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