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Lettre d’Algérie

Lettre parue dans Informations Correspondance Ouvrières, n° 29, mai 1964, p. 15-18


A Alger s’est tenu le 1er congrès du secteur autogéré industriel, suivi d’une exposition dans le port d’Alger. Nous avons demandé à ce camarade de visiter l’exposition et de nous adresser des documents. Nous parlerons de ceux-ci en juin.

Pour bien situer ce témoignage, disons qu’il se place uniquement sur le plan de la réussite technique. S’il permet de dire de quelle manière l’Algérie se sort de la situation économique chaotique d’il y a deux ans, c’est quand même une réponse très limitée. De plus nous n’en tirons que peu de choses quant au problème qui nous intéresse : l’autogestion. Dans tous les témoignages recueillis et dont nous essaierons de réaliser une synthèse, des questions capitales restent dans l’ombre.

– quelle est l’importance du secteur autogéré quant au nombre d’ouvriers dans l’agriculture (150.000 sur 1.300.000) dans l’industrie et le commerce (20.000 sur 650.000).

– quelle est l’importance de la production du secteur autogéré par rapport à la production totale actuelle de l’Algérie.

– De quelle manière sont couvertes les dépenses de matériel (investissements) et de matières premières au départ.

– comment est organisée la production, qui fixe les salaires, comment fait-on ressortir un bénéfice, et à quoi est-il utilisé ?

Toutes ces questions sont beaucoup plus importantes que celles concernant un statut, ou des discussions de congrès, ou des résultats spectaculaires dans la production. Car l’autogestion n’est qu’un mot si le fonctionnement économique réel montre une mainmise totale d’un pouvoir central, alors même que ce pouvoir est très respectueux des formes et des institutions. Quelle autonomie possède une entreprise ou une ferme autogérée si, une autorité qui n’émane pas du tout des comités de gestion peut, sur le plan des investissements (sens parler d’autres plans) imposer pratiquement sa volonté ? Il ne suffit pas de parler de gestion ouvrière, il faut tenter de comprendre ce qu’elle implique réellement à l’aide d’expériences passées ou de celles qui se déroulent sous nos yeux, alors même qu’elles peuvent apparaître conne bien éloignées d’une gestion ouvrière réelle.

« En réponse à votre lettre du 15 avril, dans laquelle vous m’avez demandé des précisions concernent le 1er congrès du secteur socialiste industriel je viens vous adresser par courrier séparé le « Programme Proposé aux Travailleurs » édité avant le congrès par le FLN/B.P. Le texte mérite d’être analysé, et je me suis bien amusé en pensant qu’il y ait des gens qui portent jugement prématurément, surtout en considérant l’exposé de la situation avec lessivage en vue, etc. Je dois ajouter à ma lettre que vous avez bien voulu publier (N° de Mars) que si un jour la situation s’aggrave en Algérie, ce sera surtout par la faute d’impossibilités économiques issues des manœuvres et pressions de la part des deux Grands. Aussi, si Ben Bella semble vouloir centraliser l’économie, je répète, c’est surtout devant les facteurs étrangers.

Vous me demandiez également d’aller voir l’exposition SIS qui se tient encore à Alger, au Port, plus exactement Hangar Abri N° 3, Quai d’Arcachon. Ce hangar est affecté à l’ONACO, qui l’a cédé pour la durée de l’Exposition. Le SIS a fait des simples aménagements, mais de bon goût.

Contrairement à ce que l’on voit Porte de Versailles ou Rond Point de la Défense, ici il n’y a pas des « Technico-commerciaux », collants aux clients. Pas d’entrée à payer, ni protocole, ni carte de visite. On y va à la bonne franquette et on regarde. Personne ne se dérange tant que le visiteur ne manifeste pas son désir de poser des questions. Les gars envoyés des usines en Autogestion pour vous éclairer sont comme vous et moi, des hommes simples et francs. J’ai pu passer un très agréable après-midi pendant que j’ai eu à visiter l’Expo pour vous…. Car je l’ai fait d’une façon tout exprès, afin que les nouvelles par la presse professionnelle soient contrôlables par vous depuis un témoin qui s’efforce d’être impartial.

L’Exposition se situe entre le congrès SIS et le Gd Rassemblement FLN. C’en est un maillon. Mais aussi la concrétisation, aux yeux des Algérois des efforts faits depuis les décrets historiques de Mars 63. En effet, il ne faut pas oublier que c’est Alger qui décide, et il vaut mieux attrouper 3000 Algérois que de crier durant trois mille années dans le désert, si on veut influencer le monde ou le pays. Le hasard a voulu que j’entende de la bouche d’un pied noir s’adressant à sa femme : « tout ce qui se trouve, exposé a été réalisé encore avant le départ des Français… » En effet, les usines et ateliers datent certainement d’il y a des années… Mais ce qui est remarquable, c’est qu’en dépit du départ massif des cadres, l’Algérie se remette tout doucement, il faut le dire, au travail. Nous n’avons pas oublié qu’au moment de la politique de la Terre-brûlée les pieds noirs disaient qu’après eux ce sera le déluge. Or, constatation faite, ça va encore trop bien pour ne pas autoriser un algérien à rouspéter.

Ex-BLANC B., Ruisseau – ALGER. 84 ouvriers et employés. Tous anciens. Mme Blanc a fait une tentative d’incendier l’usine avant son départ. Outillage partiellement détruit ou endommagé. A la reprise : factures impayées et réserves inexistantes. Encore 84 familles qui se voyaient condamner à crever de faim. Aujourd’hui ils confectionnent toute la gamme des pièces que BLANC faisait dans ses ateliers, ainsi que les machines agricoles telles que : sulfateuses, poudreuses, calibreuses d’oranges, articles de tuyauterie pour agriculteurs et incendie, robinetterie maritime, etc. Ils ont aussi leur fonderie en marche (alu, bronze, étain, etc.) : je suis d’ailleurs client chez eux pour le compte du Port d’ALGER, et indiscutablement, je suis bien servi, avec « bons d’Etat » alors que les privés, refusent d’accepter ces bons qui sont pourtant payables sous 15 jours, et ce, je le sais de pratique.

Ex-PONS de ROUIBA : fabrique les charrues et autres outillages « moyen » pour les agriculteurs, Habitué à apprécier les travaux, j’ai pu constater que :
– moins de fignolage, moins de finition raffinée.
– plus de rapidité dans l’assemblage et soudure plus renforcée caractérisent leur fabrication comparée à ce que l’on voit en Europe. D’où : production valable… Et ce sont encore les ouvriers qui savaient à peine travailler… il y a deux ans. Il leur fallait « voler » le peu de savoir qui leur a servi au départ. Plusieurs me l’ont dit.

Avec encore d’autres usines (ou plus modestement « ateliers » mais qui peuvent devenir des vraies usines) le complexe « machines agricoles » satisfait la demande du pays. Sauf quelques cas, quand les fournisseurs étrangers les empêchent en retardant l’envoi des M.P. commandées. On fabrique même jusqu’à des trieuses de blé entièrement en Algérie. Travail propre et acceptable. Les ouvriers de ces secteurs ont vu leur traitement amélioré, étant donné qu’on les a tout d’abord « reclassé » dans la grille des « professionnels » alors qu’ils n’étaient que des « M.S. »… et surtout ils se voient à l’abri d’être mis à la porte faute de réduction du travail.

Au stand du C.I.B. (complexe industriel du bois) exposent l’ex-SAPREC de Birkadem, l’ex-PERMET de Gué de Constantine, l’ex-SOGETRABA de Baraki, etc., etc. Le hic, c’est que le bois arrive à Alger dans les mains de MM. Bouchon, Serfati, Granvik, etc., etc., tous des minables souvenirs du passé. En effet, malgré tout ce qu’on a dit au sujet de la Liberté en Algérie, voici que Ben Bella tolère encore ces gens peu soucieux des principes propres. Ils sont là, tant qu’ils trouvent un moyen de se faire du fric. Et vous comprendrez qu’ils utilisent tous les moyens pour mettre des bâtons dans les roues des Comités de gestion. Toutefois, ces vestiges du colonialisme finiront, ils semblent par se dégoûter, car Alger vient de réaliser des accords pour la fourniture du bois pour toute l’année, directement, avec des pays étrangers tout comme l’Etat s’est déjà vu obligé de monopoliser sucre, café, thé, etc., faute des spéculateurs… L’un des ateliers se trouve actuellement gêné par manque d’une chaîne tronçonneuse à main. Même cela, on vous le dit, en pleine expo. Car il n’y a rien à cacher. Et qui sait si on n’en trouvera pas une justement en demandant aux amis… (téléphone arabe).

COBISCAL : Facile à deviner : biscuits, etc. complexe groupant 6 biscuiteries ; une torréfaction du café (je remarque personnellement que De Gaulle ferait pas mal d’envoyer un torréfacteur, car s’il y a quelque chose à critiquer, c’est bien le café, mais par contre j’ai su que l’appareil qui leur sert est plus que démodé… passons), l’usine à sardines (conserves) et une chocolaterie. En principe on couvre les besoins du pays, en parlant des besoins en consommation des masses d’où en importation seulement quelques marques de « luxe ». L’Algérie consomme pourtant beaucoup de gaufrettes, biscuits, etc. Les six biscuiteries font un rendement de 18 tonnes (au « bon vieux temps » on n’a fait en Algérie que 16 tonnes, et encore…)

Toujours alimentation : ex-JEANNETTE (conserves) El-Amal de Mostaganem (pâtes), ex-Tamzali (huiles) et bien d’autres qui de près ou de loin entrent dans les complexes soit de façon « horizontale » soit « verticale » de regroupement. Si on est sceptique, en étant justement ami des algériens, c’est surtout en considérant pour le moins comme des prouesses de leur part :

Industrie lourde : ACILOR d’Oran, Verrerie, Tissages, etc… dont nous avons logiquement à craindre encore des déboires, car hélas, la bonne volonté n’est qu’un des facteurs de la formation professionnelle, et sur ce plan le temps s’impose. Pourtant, à en juger, ça ne va pas aussi mal. J’ai vu les flacons exposés qui sont comme partout et j’ai aussi vu des pièces de chez ACILOR, eh bien, félicitations. Miroiteries (articles aussi esthétiques que dans les bons vieux pays capitalistes avec même un heureux mariage d’un art populaire algérien qui n’a pas pu s’extérioriser comme ses semblables qui ont joui de toute aide, subventions d’Etat, etc.) Peintures (Freitag-Algérie et autres)…

Imprimerie et tout papier… Chaussures, avec aussi un Bata comme tous les Bata… Remarquable encore le stand des matériaux de constructions (éléments vibrés briques, etc.)

Perspectives, pour ne citer que C.I.B. (bois) l’ancien Teflon, affaire solide, passera prochainement dans le complexe (fusion !) avec ses spécialités, baraques pour le Sahara et pour les chantiers, et le préfabriqué en tant que facteur de relogement des masses… Travail soigné, cloisons de 0.10 avec ext. contre-plaqué marine et intérieur contre-plaqué de 5mm, bourrage avec paille de verre. Et comme St Gobain ne veut pas se mettre à la page, voici un « secret de polichinelle » : on se passera de leur paille de verre. Vive l’aggloméré de déchets de liège, avec une colle (encore secret) de tout ce qu’il y a de plus résistant…

Carrosserie El-Mokrani : Finition et adaptation des Renault qui arrivent le moteur sur le châssis… certes, ce n’est pas un miracle, mais d’aucuns voient déjà l’embryon de l’industrie de l’automobile de demain…

Fabrique également des pièces, travail propre (réservoirs de mazout pour camions, coussins en plastique, etc.)

Et puis encore d’autres stands… laine, liège, peausserie, alfa, zabana (comme eternit) C.A.M.A. (meubles) tout conne chez Lévitan (travail très soigné et pas plus cher).

Pour me montrer ce qui ne va pas, l’un des responsables s’est borné à me remettre le « programme » que je vous adresse séparément ; en me disant que ce qui est indiqué dedans, sans même que l’on sache les NOMS, est exacte.

De source valable, je vous signale que ce congrès a été une « lessive en famille » mais discrètement faite, pour que l’Étranger ne saisisse pas l’occasion à reparler. De plus, les mesures de règlement des importations s’opposaient depuis belle lurette. Le gouvernement est décidé de mettre en route ses projets, et encore que l’on veuille me taxer de « naïf » il me semble qu’il y ait intention de remonter le niveau de vie d’une masse qui n’a que trop souffert.

Certes, il y a encore des mécontents. Mais nous connaissons la fable de La Fontaine. L’année d’apprentissage étant passée, le gouvernement ayant profité à pousser la promotion sociale des « ‘éléments » jeunes, ces éléments étant bientôt tous en place le coup porté récemment à un clan de roublard qui s’est conjuré à la Direction de l’ONACO, et encore bien des facteurs laissent pronostiquer une année économique relativement bonne pour les Algériens.

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