Article de René Lustre paru dans Le Libertaire, n° 269, 18 mai 1951, p. 3
MILITANT anarchiste en France en Espagne (1) rallié aux Soviets après 1917, opposant quelques années plus tard, Victor Serge n’a plus besoin d’être présenté. Personne n’a oublié « Les Hommes dans la prison, Naissance de notre force, l’An 1 de la révolution, Ville conquise, S’il est minuit dans le siècle, L’Affaire Toualev », chronique romancée de la lutte révolutionnaire de sa génération, Et pour nous qui prenons la relève, la lecture des articles de journaux, visionnaires, prophétiques que Serge légua au mouvement ouvrier nous sont toujours précieux.
Ses Mémoires, publication posthume, Kibaltchiche nous les devait. Écrites en exil à Mexico, elles sont, avant d’être des souvenirs personnels, l’histoire de toute une génération, de toute une époque, Génération de vainqueurs et de vaincus, époque de la victoire de l’homme et de la défaite de sa conscience.
Ces quatre cents pages, brûlantes de toute la chaleur humaine, sont bien loin des écrits répugnants d’un Kravtchenko ou des pseudo théorèmes « révolutionnaires » d’un Koestler. Serge est resté jusqu’au bout avec ceux qui ont entrepris l’effort terrible de se libérer, qui ont su maintenir leur volonté de changer le monde.
« Nous ne dressons pas en disparaissant le bilan d’un désastre, nous attestons l’ampleur d’une victoire qui a trop anticipé sur le futur et trop demandé aux hommes »,
ces paroles de Roublev, une des figures de « l’affaire Toualev », nous les retrouvons dans l’esprit de toutes ses œuvres et particulièrement dans les Mémoires.
Et si tant de témoignages, de romans antisoviétiques, n’ont pas, jusqu’à maintenant ébranlé la conscience des militants communistes, c’est que les auteurs de ces ouvrages sont restés suspects dans leurs intention. Ce minimum de qualification révolutionnaire, aucun, dans la plupart des cas, n’en avait donné la preuve. Mais à Victor Serge, mort à Mexico en 1947, après avoir consacré sa vie entière à la cause révolutionnaire, personne ne pourra contester ce droits de juger.
Dans ces « Mémoires d’un révolutionnaire », legs magnifique d’un homme authentique, à la cause du socialisme, tout est dit, tout est expliqué sur la grandeur et la décadence de cette révolution soviétique, qui fut l’immense espoir des révolutionnaires du monde entier. Par ces pages absolument inoubliables, Serge a atteint là un style à la mesure de ce bouleversement. Nous sommes empoignés et, malgré nous il nous semble vivre ce temps, ce temps fantastique ou tout était démesuré. Les portraits, les attitudes politiques des Lénine, Trotsky, Radek, la réaction des militants de la base, la psychologie des masses nous renseignent beaucoup plus que toutes les théories sur la révolution russe. Serge a tenu à témoigner sur cet immense drame qu’est une révolution écrasée, il l’a fait avec toute son honnêteté, sa liberté d’esprit, ce caractère même sur lequel il a fondé toute son activité militante. Les quelques pages qui traitent de Makhno, ce génie anarchiste de la Révolution sociale et militaire, de Kropotkine à Moscou, et de tant d’autres de nos lutteurs sont inoubliables.
Kibaltchitch est mort dans notre temps sans horizon révolutionnaire, dans notre époque du mépris et de l’assassinat, mais il aura su conserver son optimisme, sa certitude, sa volonté de transformer la condition de l’homme par-delà l’histoire et toutes les défaites :
« … que ces bases doivent être de justice sociale, d’organisation rationnelle, de respect de la personne, de liberté, c’est là, pour moi, une évidence éclatante qui s’impose peu à peu, à travers l’inhumanité du temps présent. L’avenir m’apparaît plein de possibilités plus grandes que celles que nous entrevîmes par le passé. Puisse, l’expérience et les fautes mêmes de ma génération combattante en éclairer quelque peu les chemins ».
Dans cette perspective, ce livre magnifique cheminera à travers toutes les consciences des hommes de volonté, servant de relais dans ce gigantesque Marathon des générations en marche vers le socialisme véritable
R. LUSTRE.
(1) Il faut souligner que Serge n’a eu aucun contact avec le mouvement anarchiste organisé lui-même. Le fait qu’il n’évoque pas, dans premières pages de son album, l’organisation anarchiste communiste, cohérente avec son « Libertaire » et sa Fédération où militaient Pierre Martin, Sébastien Faure et Kropotkine lui-même, non plus que l’essor du syndicalisme anarchiste révolutionnaire risque ainsi de donner une image fausse de l’époque. (N.D.L.R.).