Article de Frédéric Stane paru dans Gavroche, n° 95, 20 juin 1946, p. 5
APRES-DEMAIN, la Société des gens de lettres reçoit en son hôtel Richard Wright. J’ignore si la majorité des messieurs-dames que l’on rencontre ordinairement à ces raouts savent exactement qui est Richard Wright. Peut-être est-il charitable de les avertir qu’il s’agit non seulement d’un de ces romanciers américains qui font rougir les émules de M. Henry Bordeaux lorsqu’ils en entendent parler, mais encore d’un écrivain noir, le plus brillant des écrivains noirs de sa génération. Mme Camille Marbo est prévenue.
Ajoutons ces précisions : Richard a 38 ans. Il est né sur une plantation du Mississippi d’un père ouvrier meunier et d’une mère maîtresse d’école. Enfance très dure. A 15 ans, il quitte le toit paternel et inaugure une série variée de métiers. Un beau jour, il tombe sur un livre de H. L. Mencken : c’est pour lui la révélation de la littérature. Il n’a de cesse qu’il n’ait fait, lui aussi, des livres et après quelques travaux journalistiques à Chicago, il publie quatre nouvelles sous le titre de Uncle Tom’s children. Puis suivent deux romans. Native son et Black boy, qui mettent leur auteur au premier rang des romanciers américains. Les titres parlent d’eux-mêmes. Ce sont des histoires de nègres que Richard Wright raconte dans ses livres. C’est le problème du noir dans la civilisation qui le passionne.
Je lui ai posé cette question :
— Les noirs ont apporté à l’effort de guerre américain une importante contribution. Ce fait a-t-il modifié dans un sens favorable leurs rapports avec les blancs ?
— Non, m’a-t-il répondu. La tension est plus forte qu’elle ne l’a jamais été. La guerre a été un facteur de ressentiment.
Pour illustrer cet état de choses qui troublera l’euphorie des bons esprits enclins à l’optimisme, Richard Wright me cite cet exemple : avant la guerre, une femme noire allait faire la lessive chez une femme blanche : elle gagnait cinq dollars par semaine. La guerre venue, elle a été embauchée à l’usine où elle gagne quarante dollars.
— La guerre de Sécession avait aboli l’esclavage mais les relations entre blancs et noirs étaient encore imprégnées des habitudes du temps de l’esclavage. Les noirs pouvaient souffrir de l’état d’infériorité où ils étaient maintenus, mais ils l’admettaient plus ou moins passivement. Quand ils ont touché les hauts salaires, ils ont commencé à en vouloir aux blancs de les avoir exploités et les blancs reprochent maintenant aux noirs de rejeter la tutelle. En somme, les rancœurs et les conflits sont basés sur des souvenirs.
— Peut-on alors espérer une amélioration ?
— Il n’y a que des troubles locaux. Une lutte générale n’est pas à redouter, d’abord parce que les nègres sont en trop petit nombre et qu’ensuite personne ne la désire. Au fond, blancs et noirs, tous veulent la même chose : une famille, une maison, la sécurité sociale. Voilà ce qu’il faudrait comprendre.
Richard Wright ajoute doucement, sans que je puisse déceler dans ses paroles la moindre trace d’amertume :
— On n’a pas cru mes livres. On ne m’a pas cru quand je montrais que la simple préoccupation d’un homme était de trouver un morceau de pain.
Tandis qu’il parle, avec son accent du Sud, moins nasal, plus traînant, je le regarde. Il est vêtu d’un complet sombre, presque sévère, d’une cravate foncée qui contrastent avec la vivacité de ses yeux et de ses gestes, de même que le sérieux de ses propos tranche sur sa gaieté enfantine.
Les questions de civilisation sont, on le sent, celles qui l’intéressent au plus haut point. A cet égard, sa visite à la France, la première, revêt une importance considérable. Il me dit combien l’ont frappé le spectacle de nos ruines et le masque que souffrances et fatigues de la guerre ont plaqué sur le visage des Français.
— Mais, dit-il, bien que depuis peu de temps en France, j’ai déjà eu le temps de me rendre compte que ce n’était heureusement qu’un masque. Parce que vous n’êtes pas un pays de civilisation industrielle, je n’ai pas perçu chez vous la terreur sous-jacente que l’on sent chez les peuples pour qui l’emploi et le chômage sont les deux termes du dilemme de l’existence.
La réflexion et le mot portent loin. Je demande à Richard Wright s’il faut considérer comme normal et durable en Amérique le régime de « la terreur sous-jacente ».
— Evidemment non, répond-il. On n’a trouvé jusqu’ici que deux soupapes de sûreté : le cinéma et le jazz. Mais pas encore de porte de sortie.
Comme il me parle des principes de la Révolution française qui demeurent valables, je lui demande si notre pays de civilisation équilibrée ne propose pas des exemples de vie salutaires aux jeunes nations industrialisées.
— Je ne le pense pas, répond-il. Chaque nation a ses problèmes propres. Un peuple ne peut trouver la solution pour un autre peuple.
Les progrès humains ne se sont jamais fait jour qu’à travers les confusions et les luttes. Wright est pénétré de cette vérité, qui me dit :
— Il faut bien comprendre que les peuples sont comme des aveugles cherchant des points d’appui dans la nuit.
Puis il conclut :
— L’important est de savoir qu’on est aveugle.
Nous nous sommes laissé entraîner très loin de la littérature. J’y reviens pour lui demander ses préférences parmi les œuvres et les écrivains français.
— « Le Voyage au Congo » d’André Gide, dit-il sans hésiter.
Hommage significatif. Wright révèle encore son admiration pour Flaubert. Maupassant et Proust
— Proust, dit-il, éblouit les jeunes écrivains américains par son « architecture psychologique ».
Tandis qu’il me reconduit, je lui pose une dernière question sur ses travaux personnels.
— Je prépare un roman chez vous. Mais, précise-t-il avec un sourire, c’est un roman sur les Etats-Unis. Je ne suis pas de ces auteurs qui peuvent écrire sur un pays après y avoir passé trois mois.
Frédéric STANE.