Article de Maurice Nadeau paru dans Gavroche, n° 175, 4 février 1948, p. 5
RICHARD WRIGHT a déjà publié en français deux ouvrages : « Un Enfant du pays », roman d’un noir qui s’assoit sur la chaise électrique après avoir assassine, par peur, une jeune blanche émancipée ; « Les Enfants de l’oncle Tom », recueil de nouvelles où nous est décrite la condition présente du noir américain, paria d’une société qui le craint et se venge cruellement sur lui de sa propre frayeur (1). « Black Boy » (« Jeunesse noire ») (2) diffère de ces deux ouvrages en ce qu’il ne fait nulle place à la fiction. L’auteur raconte sa jeunesse avec les mots les plus courants et sans céder à l’attrait du pittoresque.
Faut-il considérer ce récit comme une plainte, une revendication ? Même pas. C’est un document d’une sobriété exemplaire où les faits sont rapportés à leur date, les sentiments revécus tels qu’ils se sont présentés. S’il doit comporter des conclusions générales, l’auteur nous laisse le soin de les tirer ; il ne nous invite pas à supposer, d’ailleurs, qu’elles soient valables pour tous ses frères de couleur. Pourtant nous avons affaire à un livre d’une portée révolutionnaire et humaine telle qu’on peut, sans hésiter, le placer à côté des plus grands. Il montre, une fois de plus, la supériorité du vécu sur l’imaginé, du réel sur le romanesque. Tous ceux qui ont quelque chose à dire ne sont pas des artistes, mais pour être un grand artiste il faut, décidément, avoir quelque chose à dire. Or, qu’y a-t-il de plus significatif qu’une vie si l’on sait, en la fixant sur le papier, lui donner une portée qui la dépasse, si ceux qui sont mis dans la confidence en tirent plus que l’amusement curieux de quelques instants ?
Richard Wright, qui fait de son récit une autobiographie et une confession, brise pourtant les limites de son individu, celles même de sa condition de noir, et de telle sorte que son livre ne doit pas être simplement ajouté au compte des chefs-d’œuvre de la littérature noire américaine, mais à celui des chefs-d’œuvre tout court. L’individu particulier, le noir, déterminé par les conditions morales et sociales de son milieu, a été transgressé au profit de l’homme que Richard Wright a voulu devenir et qu’il est sans conteste devenu, en dépit de difficultés quasi insurmontables. Cette lutte, ce dépassement passionnément désiré et réussi nous intéressent et nous émeuvent, nous empêchent de sacrifier au désespoir, prouvent en faveur de ce que nous sommes obliges d’appeler une certaine essence humaine, commune aux blancs, aux noirs et aux jaunes. Malgré les différences des conditionnements culturels, des comportements, des oppressions subies il existe actuellement un certain type d’homme qui ne doit plus rien au christianisme, qui se forge dans la lucidité et l’échec provisoire et dont il n’est pas osé de présumer qu’il occupera tôt ou tard le devant de la scène.
C’est surtout par là que le récit de la jeunesse de Richard Wright prend une valeur exemplaire. A voir combien ont eu peu d’influence sur lui le milieu et l’éducation, comment il s’est tôt dégagé de sa famille, des commandements religieux, de l’idéologie courante révérée par ses frères de couleur, on se prend à penser qu’il était d’un métal spécial. Ses premiers méfaits : l’incendie de la maison de ses parents, allumé « pour voir », la pendaison d’un chat entreprise pour faire pièce à l’autorité d’un père despotique, révèlent un enfant violent, indépendant et d’une extrême sensibilité. Les coups sont inutiles pour le porter au repentir. L’événement lui-même, à peine échu, a mobilisé son esprit et son cœur ; il le marque pour la vie. On verra s’en succéder de curieux dans les états successifs du premier âge : la fréquentation des bars qui le font ivrogne consommé à six ans, les batailles avec ses camarades d’école communale, les multiples heurts qui le dressent contre la moralité étroite et toute de convenances de sa famille, le refus instinctif et total de se plier aux pratiques religieuses, l’appréhension, d’abord vague puis de plus en plus consciente, de la ségrégation raciale. De toutes ses forces, volontaires et inconscientes, il refuse d’entrer dans le cadre qu’ont bâti pour lui les blancs esclavagistes et les noirs esclaves. A l’inverse de la plupart des opprimés, il n’exprime pas la révolte de son milieu contre l’état de choses qui a façonné ce milieu, mais la révolte de son individu d’abord et avant tout contre le cercle étroit de ses frères, où se mêlent haine et servilité, crainte et révolte, misère et désir d’évasion.
A mesure qu’il grandit, le petit Richard sent peser sur lui une contrainte plus féroce que celle de sa famille et qu’il lui sera plus difficile de secouer : celle des blancs. Dans la rue, au sein des multiples petits emplois qu’il occupe pour pallier la faim qui ne cesse de le tenailler, dans les rapports qu’il noue avec les jeunes gens de son âge, dans ceux qui l’opposent à ses patrons blanc, il se cogne constamment au mur de la soi-disant supériorité des blancs, habitués à considérer les noirs comme des sous-hommes dangereux sur lesquels doit régner une terreur salutaire. Le mépris affiché, les coups ne sont encore rien, mais préludent au canon de revolver braqué dans le dos, à la corde de chanvre agitée sous les yeux. Chaque blanc a droit de vie et de mort sur le « sale moricaud ». Une parole osée, un regard trop hardi, le port trop fier d’une tête révèlent au blanc une révolte possible qu’il s’agit de mater au plus tôt et de la façon la plus expéditive : en supprimant celui qui en est le siège. Le noir avance ainsi en titubant à travers le dédale des tabous et des interdictions. En fait, c’est le droit à la vie qu’on lui conteste. Richard Wright, naturellement révolté, refuse cette mort vivante connue par les noirs du Sud et use ses forces à déjouer la colère du blanc sans l’affronter jamais : il travaille à se faite ignorer, à ressembler apparemment à l’image traditionnelle du noir, mais vise à sortir de cet enfer. Sou par sou, il amasse la somme qui lui permettra de s’évader vers les Etats du Nord où les Yankees ont donné plus de ballant à la laisse. La grande ville, Memphis, constituera pour lui l’étape sur la route de Chicago.
C’est là que Richard Wright fait la découverte capitale de sa jeunesse : les livres. Déjà sur les bancs de l’école il n’avait pu réprimer l’envie d’écrire, bientôt considérée comme un vice qui fait le désert autour de lui. Son premier conte, publié dans le journal noir local alors qu’il avait douze ans, lui vaut la haine de sa famille entière. Le refus de sa condition de noir est ressenti par ses proches comme une injure et une trahison : on ne comprend pas qu’il veuille échapper seul à l’esclavage. En même temps, il lit les magazines et toutes sortes de livres populaires qui lui tombent sous la main. A Memphis, c’est l’illumination et la venue de la grâce : il remarque le nom du critique H. L. Mencken dans un journal : il décide de lire ses ouvrages en se faisant prêter par un blanc une carte d’abonné à une bibliothèque où il n’a pas le droit, en tant que noir, de mettre les pieds. Je ne connais rien de plus émouvant et de plus grand que ces quelques pages où Richard Wright raconte sa découverte du monde par les livres, son accession à la pensée qui n’est plus blanche ni noire, mais simplement humaine, bien commun de tous les hommes qui ne veulent pas vivre en brutes. Sa révolte n’en diminue pas, au contraire, mais connaît maintenant les points où elle devra s’exercer. Il n’en désire que plus âprement la liberté relative que lui promet Chicago. C’est en fuyant vers elle qu’il déroule des réflexions qu’on ne peut s’empêcher de citer en partie :
« Le Sud blanc prétendait qu’il connaissait les « moricauds » et j’étais ce que le Sud blanc appelait un « moricaud ». Mais le Sud blanc ne m’avait jamais connu, n’avait jamais su ce que je pensais, ce que je sentais. Le Sud blanc prétendait que j’avais une « place » dans la vie. Mais là-bas je ne m’étais jamais senti à la « place » que le Sud blanc m’avait assignée. Jamais je n’avais pu me considérer comme un être inférieur. Et aucune des paroles que j’avais entendues tomber des lèvres des blancs n’avait pu me faire douter réellement de ma propre valeur humaine… Je quittais le sud pour me lancer dans l’inconnu… et si je pouvais trouver une vie différente, alors peut-être pourrais-je lentement et graduellement, apprendre qui j’étais et ce que pourrais devenir… »
En quoi ce « moricaud » diffère-t-il de tous ceux que nous admirons, les meilleurs d’entre nous ? Où trouverons-nous, éprouvés au même degré, cette fierté d’être un homme, ce sentiment, puisé au profond de l’être, d’appartenir à une espèce dont nous désespérons tous les jours et qui, pourtant, parmi les ruines des mythes défunts : Dieu, patrie, société, recèle encore toutes les possibilités ? Quel spectacle étonnant que celui de ce noir débarrassé de toutes les contraintes et ayant vaincu en lui tous tes complexes, même celui de la race, campe sur ses deux pieds, sans honte et sans forfanterie, image admirable de ce que nous pourrions tous être !
(1) Tous deux publiés chez Albin Michel.
(2) Richard Wright : Black Boy (traduit de l’Américain par Marcel Duhamel, Gallimard).