Article de Maxime Rodinson paru dans Partisans, n° 10, mai-juin 1963, p. 99-117
Le monde musulman dans son ensemble est maintenant indépendant. Chaque gouvernement, chaque groupement social, chaque individu se trouve face à face avec un problème dont la lutte pour l’indépendance avait estompé la pureté : l’attitude à prendre vis-à-vis de l’Islam, de la religion musulmane.
Le problème est important et difficile. Certaines attitudes prises ont désorienté au plus haut point les militants européens qui avaient soutenu la lutte des peuples musulmans pour l’indépendance. Dans le monde européen, la lutte pour le progrès social a été, depuis des siècles, solidaire d’une lutte contre la religion ou du moins contre le cléricalisme. Cette liaison s’observe déjà chez les hérétiques du Moyen Age (1). La bourgeoisie montante a dû lutter partout contre l’Église catholique, appui idéologique de la royauté de droit divin et des féodaux. Plus tard, le mouvement socialiste a trouvé devant lui l’Église devenue le soutien de la propriété bourgeoise, comme l’était depuis le début le clergé des États protestants. Un mouvement progressiste religieux a eu du mal à se frayer un chemin entre les condamnations des Églises et les sarcasmes des révolutionnaires. A peine depuis quelques années, il a pu faire reconnaître son sérieux, non sans soupçons et obstacles de tout ordre. Non sans avoir emprunté aussi à ses compagnons de route des thèmes centraux de leur idéologie, dont la méfiance à l’égard de toute tendance au théocratisme. Les chrétiens de gauche sont souvent (comme leurs ancêtres médiévaux) les plus vigilants des anticléricaux. Et dans la conscience de l’homme de gauche européen occidental, l’ennemi reste le trio du Canard Enchaîné et de Siné : le militaire, le juge, le prêtre.
Ancré dans cette situation, le militant de gauche européen voit dans les États dont il a soutenu l’indépendance des phénomènes troublants. Des gens inquiétés, lynchés parfois pour ne pas s’être soumis à une pratique religieuse comme le jeûne du ramadan, d’autres condamnés à mort comme les Baha’ïs au Maroc pour hérésie, etc. Et tout cela sur le fond du refus général chez les gouvernants de prendre une attitude publique tant soit peu détachée (ne parlons même pas d’hostilité) à l’égard de la religion en général, des pratiques rituelles, du « clergé »… Était-ce donc la peine de lutter, voire d’affronter des dangers plus ou moins grands, pour porter au pouvoir l’Ordre Moral, si ce n’est l’Inquisition ? Pourquoi s’extasier devant des gens qui vont à La Mecque baiser la Pierre Noire, souvenir d’Abraham, quand on raille Lourdes et qu’on vitupère Fatima ? Pourquoi admirer des régimes où on adore officiellement Allah en tous lieux et en tous temps, quand on s’indigne des aumôniers de lycée qu’après tout nul n’est obligé de suivre ? Pourquoi faire confiance aux capacités révolutionnaires de dirigeants qui n’osent prononcer (à supposer qu’ils le veuillent) aucune phrase tant soit peu neutre à l’égard du dogme régnant chez eux alors qu’on se méfie un peu (au moins) des catholiques les plus ultra-révolutionnaires ? Il y a là une contradiction profonde que le militant, et plus largement l’Européen attaché à la liberté et au progrès, supportent mal.
Certains pensent dans la ligne de la politique d’efficacité qu’une contradiction aussi insupportable doit être dissimulée, ensevelie sous le silence. Ou ils agissent comme s’ils le pensaient. D’autres pensent dans la ligne du fidéisme révolutionnaire que les colonisés, même récemment affranchis, ne peuvent qu’avoir raison et qu’il est impie de mettre en question ce principe. Ne parlons pas de ceux qui tiennent tout simplement à pouvoir continuer leurs petits voyages dans ces pays ou à y jouer leur rôle de pontife. Je pense, pour ma part, qu’il faut toujours regarder en face les problèmes et traiter les hommes comme des êtres doués de raison capables de supporter un raisonnement. C’est pourquoi je traiterai de ce problème en m’efforçant d’y voir clair sans respecter aucun tabou ni sans vouloir blesser gratuitement personne.
I. – Les attitudes prises
Les positions externes.
Essayons d’abord de classer les attitudes prises par les gouvernements, groupes et individus en pays d’Islam. Les deux positions extrêmes sont claires. A un bout, l’athéisme militant des républiques soviétiques musulmane. La religion en général, dont l’Islam est un cas particulier, représente une idéologie intrinsèquement réactionnaire dont il importe de débarrasser au plus tôt les esprits. C’est un obstacle à la diffusion de la mentalité de l’homme socialiste qui ne peut être que conforme au matérialisme dialectique et historique. C’est donc une entrave à la construction du socialisme et la lutte anti-religieuse est un devoir de l’État comme de tout citoyen conscient. En pratique, certes, on ne va pas jusqu’aux conséquences logiques de cette position. On peut observer des attitudes de l’État socialiste curieusement en contradiction avec elle. Mais elle demeure l’attitude théorique de base, sous-jacente, inculquée par l’éducation d’État à tous les esprits. A ce titre, elle agit constamment sur la réalité (2).
A l’autre bout, il y a l’attitude théocratique. L’Islam n’est pas seulement une religion au sens européen occidental du terme. C’est une révélation divine qui a apporté des solutions à tous les problèmes humains, y compris les problèmes sociaux et politiques. D’ailleurs la religion musulmane, dès son apparition ou presque, s’est incarnée en un État dirigé par Dieu lui-même à travers l’entremise de son Messager, le Prophète Mohammad. Le Coran est la meilleure des constitutions en même temps que le meilleur traité d’économie politique. Il peut remplacer avantageusement la Déclaration des droits de l’homme et le Capital. Il n’est que de l’appliquer. Telle était la thèse du groupement des Frères Musulmans (3), puissant il y a encore peu de temps au Moyen-Orient. Beaucoup s’y rattachent encore en secret ou sont influencés par ces idées. C’est encore l’idéologie officielle de l’État pakistanais (4). Certes, là encore, la pratique s’écarte quelque peu de la théorie. Mais les thèses enseignées et proclamées exercent une puissante influence sur les esprits.
Les positions intermédiaires.
Entre ces positions extrêmes existe toute une gamme de stades intermédiaires. Déjà suffirait à le montrer le fait indiqué à l’instant qu’il a été impossible d’appliquer strictement les thèses extrémistes. Les positions intermédiaires ont une variété infinie. Pour arriver à voir clair, on distinguera pourtant quelques points nodaux.
Il y a d’abord ce qu’on pourrait appeler un athéisme respectueux et même honteux. C’est celui des communistes du Moyen-Orient. Toujours contenu dans les principes dont se réclame le mouvement, il n’est jamais proclamé, déclaré, ni même énoncé. Dans la pratique, on tend la main à tous les croyants, à tous les membres du « clergé » musulman qui veulent bien s’aligner sur les positions du Parti. Sur un plan à peine plus théorique, on souligne, quand on le peut, combien les principes de l’Islam et maintes caractéristiques de la tradition musulmane préfiguraient les idées de Marx, Engels, Lénine et Khrouchtchev (variante : de Mao Tse-toung). J’ai traité ailleurs avec plus de détails de ces curieux efforts de concordisme (5). Ils se heurtent à des contradictions logiques et, ce qui est plus grave, à des difficultés pratiques. Mais c’est la seule position possible pour le moment aux communistes des pays musulmans, compte tenu des données de base de leur dogmatique et des conditions de leur lutte.
Un peu plus à droite, pourrait-on dire, on trouve un laïcisme anticlérical. Cela a été l’attitude d’Atatürk (6) et celle de Bourguiba (7). La religion dans sa sphère et la politique dans la sienne, suivant la formule de la IIIe République malgré la différence des idéologies et des situations. Une lutte ferme contre les empiètements des cléricaux. Le cas échéant, une offensive contre les aspects de la religion musulmane jugés nocifs pour le bon ordre et le progrès de la société civile. Ainsi le jeûne du ramadan. On pourra, pour ne pas créer de difficultés inutiles, arguer que les coutumes attaquées ne tiennent pas à l’essence de l’Islam. Ce sera même vrai assez souvent. Mais il est clair que c’est une idéologie non-religieuse qui inspire les partisans de cette politique.
Plus hypocrite est la religiosité indépendante de Nasser (8), attitude qui fut aussi celle de son rival Kassem (9). La sincérité des hommes n’est pas en cause. J’ignore jusqu’à quel point chacun d’eux est ou a été un bon Musulman en son âme et conscience. Qui sait dans quelle mesure Charles de Gaulle croit à la transsubstantiation ? L’important est qu’il s’agit d’une part de dirigeants résolus à maintenir une atmosphère religieuse dans leur pays, à prêcher d’exemple en pratiquant ostensiblement les rites de la religion établie, à ne prendre à aucun prix une attitude pouvant prêter le flanc à l’accusation d’indifférentisme religieuse. Mais, également, ils sont bien décidés à ne permettre aucun empiètement aux éléments religieux sur la sphère des décisions politiques. On pense au gallicanisme sourcilleux de Louis XIV, bon croyant, ou de Napoléon, chrétien bien plus douteux. Dans la pratique politique, il peut y avoir plus ou moins de concessions aux Églises conçues, de façon réaliste, comme représentant une force dans la nation. Mais toujours une limite est marquée et on veille à ce qu’elle ne soit pas franchie. Cela implique forcément qu’on hésitera à mobiliser ces Églises pour fournir la raison d’être d’une lutte politique donnée. Ce serait donner à leurs cadres (en l’espèce le « clergé » musulman) une certaine puissance qu’ils pourraient être tentés d’utiliser dans le domaine politique (10). Cela n’empêche pas d’accepter, de solliciter ou d’exiger des déclarations proclamant leur appui à des mesures décidées par l’État.
En face de toutes ces tendances, il y a l’attitude des croyants sincères. C’est une attitude qui inspire le respect. En Islam comme en christianisme, il y a une proportion notable (quoique faible) de croyants désireux avant tout de vivre leur foi, c’est-à-dire essentiellement d’avoir une vie conforme aux préceptes divins. En Islam le préceptes de défense sociale, de participation à la vie sociale sont liés plus étroitement à l’essence même de la foi, dans le christianisme (11). Mais, comme dans le christianisme, en pratique, le croyant profondément convaincu aboutit souvent à une insatisfaction fondamentale à l’égard de la Cité politique. Il peut participer à une lutte pour l’indépendance, car il partage l’aspiration fondamentale de son peuple. Mais les combinaisons, les impuretés inhérentes à la lutte interne des groupes pour le pouvoir auront vite tendance à le rejeter vers une religiosité et un moralisme éloignés de ces luttes.
L’utilisation de l’Islam.
J’ai laissé pour la fin une tendance à laquelle pourtant j’ai l’intention de consacrer l’essentiel de ce propos. Il s’agit de l’utilisation de l’Islam comme idéologie politique. C’est là une tentation que plusieurs ont eue dans la période actuelle. On voit aisément comme elle se différencie de la plupart des tendances énumérées ci-dessus. La distinction avec le théocratisme est peut-être moins claire. Dans ce dernier cas, il s’agit d’une volonté de construire un État conforme aux prescriptions de l’Islam. Celles-ci sont évidemment interprétées à la lumière de l’expérience des hommes d’aujourd’hui, mais il y a effort pour atteindre un objectif essentiellement religieux. Au contraire, la tendance dont je traite maintenant a pour but de réaliser des objectifs non-religieux, ressortissant à d’autres projets, à d’autres idéologies que l’idéologie religieuse. Celle-ci ne sert que d’instrument, pourrait-on dire de déguisement.
Ceci s’observe d’abord au cours de la lutte pour l’indépendance. Les groupes dirigeant cette lutte peuvent être plus ou moins imprégnés de laïcisme, d’indifférentisme religieux, d’athéisme. Il leur est difficile de négliger le potentiel moral que représentent les sentiments religieux des masses. En effet, dans le cas des pays musulmans comme dans quelques autres cas (Irlande ou Pologne catholiques soumises autrefois à l’Angleterre protestante ou à la Russie orthodoxe), l’oppression nationale est accentuée par le fait qu’il s’agit de la domination d’un peuple sectateur d’une autre religion. La religion nationale prend rang de valeur méprisée et persécutée par le dominateur. Ceux qui l’ont abandonnée, fût-ce pour les raisons les plus universellement rationnelles, sont suspects d’avoir trahi les valeurs de leur peuple et ceci d’autant plus que l’indifférentisme religieux, le laïcisme, le scepticisme, l’athéisme sont fréquents chez le dominateur comme cela se produisit dans le cas de la France. On voit donc là un alignement sur les valeurs de l’oppresseur. Dès lors, les dirigeants du mouvement national, s’ils sont dans ces conditions, peuvent trouver expédient de dissimuler leur détachement de la religion nationale, sinon d’afficher un zèle hypocrite pour celle-ci. On a voulu, en partant de ces faits, suggérer que le soulèvement algérien, par exemple, était essentiellement pour la masse des paysans révoltés une défense de ses valeurs de foi (12). C’est, me semble-t-il, une conclusion outrée. La masse paysanne défendait son existence. Elle eût pu, certaines conditions étant données, se franciser comme la Gaule conquise s’était latinisée. Il eût fallu pour cela que l’élément européen accepte l’assimilation des indigènes avec toutes ses conséquences. Ce fut loin d’être le cas, on le sait. Les choses ayant été ce qu’elles furent, la masse paysanne se sentit justement l’objet d’une agression perpétuelle et sur tous les plans, de l’économique au spirituel. On ne cherchait pas à l’assimiler, mais à la maintenir dans une situation humiliée et dépendante. Sa religion était attaquée avec toutes ses autres valeurs sans qu’il lui fût proposé effectivement une promotion globale par adoption des valeurs des vainqueurs (comme ce fut le cas dans l’Empire musulman). Dans cette religion, il y avait des valeurs d’identification nationale. Celles-ci dominaient statistiquement comme c’est, en général, le cas. On défendait donc dans les masses l’Islam, on adhérait à l’Islam pour manifester essentiellement son attachement à l’identité nationale, son refus des valeurs du dominateur. Ce qui n’exclut pas pour certains un approfondissement de cette adhésion en une foi intense et très « spirituelle ». Les dirigeants plus ou moins pieux, plus ou moins irreligieux, utilisaient cette tendance, forte, au-delà du facteur national et à son service, de toute l’emprise existentielle que peut avoir une foi religieuse.
Après l’accession à l’indépendance, cette utilisation nationale de l’Islam a pu devenir une utilisation que l’on pourrait appeler plus précisément nationaliste. Un exemple nous est donné au Maroc par les dirigeants du parti de l’Istiklâl, en particulier par Allâl al-Fâssi. Sa foi personnelle en l’Islam est peut-être très sincère. Mais il fait appel très consciemment à l’emprise des symboles musulmans sur les masses, à l’attachement des objectifs du nationalisme marocain (plus que du nationalisme arabe) et de l’immobilisme social. Il me paraît difficile de justifier par les valeurs coraniques ou celles de la Tradition musulmane l’annexion de la Mauritanie au Maroc.
En Algérie, certains ont été tentés par l’utilisation de l’Islam en un autre sens. Puisqu’il est si difficile, en règle générale, de mobiliser les masses pour une œuvre de construction économique et sociale longue, ingrate, semée d’embûches, puisqu’il est si difficile dans ces situations d’édification d’une nouvelle société de former des cadres dévoués et totalement désintéressés (on l’a bien vu en Égypte) (13), puisque l’idéologie communiste qui s’est montrée apte en d’autres pays à cette mobilisation et à cette formation ne peut être transplantée ici pour des raisons diverses, ne pourrait-on pas faire servir l’Islam à ces buts ? D’où les essais, çà et là, d’un « socialisme musulman » où Mohammad se verrait attribuer le rôle de Marx et de Lénine. D’où la tentative par Amar Ouzegane, ancien secrétaire du Parti communiste algérien, devenu militant nationaliste et ministre de l’Agriculture et de la Réforme agraire, pour fonder une telle démarche (14). Significativement, Ouzegane ne se pose nulle part la question de savoir si les dogmes musulmans sont vrais ou non, si les rites musulmans sont agréables ou non à Dieu à supposer que celui-ci existe, question qui ne semble pas l’intéresser. Formé par le pragmatisme stalinien, il a, fort dialectiquement, « dépassé » celui-ci. Si la mesure des idées est leur efficacité, pourquoi ne pas adopter la religion musulmane dont l’emprise est si grande sur le paysan algérien, qui peut sans doute l’entraîner à des actes héroïques, à un dévouement total au service de la construction socialiste de l’Algérie ? Les athées ne lui semblent pas tant avoir tort que manifester une ignorance étonnante de la « psychologie sociale ». La question de la vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique, énonçait Marx en 1845 dans sa seconde thèse sur Feuerbach. Il eût été assez étonné de voir son lointain disciple kabyle s’inspirer de cette thèse pour montrer qu’il fallait croire en Allah, en la montée au ciel du Prophète sur la jument Borâq à tête de femme et au Paradis peuplé de houris. Mais peut-être n’est-ce là qu’un développement normal.
II. — Bases d’un jugement
La religion autrefois.
Les partisans du théocratisme comme ceux qui entendent utiliser la religion en tant qu’idéologie nationale ou sociale sont inspirés d’une conception qui a eu de longs siècles de validité. Pendant plusieurs millénaires de l’histoire humaine, dans les régions qui nous occupent au moins, les mouvements idéologiques ont été religieux et totalitaires. Religieux, car (pour simplifier) ils concevaient les lois du Cosmos comme dépendant d’une ou de plusieurs volontés personnelles à l’image de la volonté humaine. Totalitaires car ils réclamaient une adhésion totale de la personne et en fournissaient les moyens. Ils proposaient à chacun une ligne d’action et de pensée qui plaçait sa conduite et son attitude en correspondance avec le déroulement d’un drame cosmique. Ils lui apportaient ainsi le « salut », répondant à l’appel de l’angoisse, de la misère existentielles que chacun de nous porte en lui. Mais, en même temps, ils mobilisaient leurs adhérents pour une action temporelle, essentielle pour l’Islam, secondaire mais néanmoins d’obligation pour certains aspects du christianisme, essentielle aussi pour d’autres. Cette action de type politique devait consister à créer un État, soit directement conforme aux prescriptions divines, soit éminemment favorable de par sa structure à la libre action du mouvement qui, lui-même, poursuivait la réalisation des desseins de Dieu. C’était là une « utopie » au sens que Mannheim donne à ce mot et qui ne préjuge pas du caractère réalisable ou non du projet envisagé (15). Entendons qu’il s’agit d’une représentation d’un état de choses futur, transcendant la situation actuelle, éminemment désirable, pour la réalisation duquel on mobilise au maximum les énergies. Ainsi les mouvements idéologiques religieux avaient un double aspect, une double dimension : individuelle et collective. Ils apportaient à chacun le salut personnel et l’associaient à une lutte sociale. Ainsi en est-il des mouvements idéologiques non-religieux totalitaires d’aujourd’hui.
Les mouvements idéologiques ont toujours comblé ceux pour qui l’essentiel était le salut personnel ; ils ont souvent déçu ceux pour qui la primauté revenait à la création de la Cité idéale. Pour qui s’occupe avant tout de son salut, il y a toujours une profonde satisfaction à régler ses actes et son attitude sur la volonté de Dieu ou sur la doctrine qui doit apporter un jour le plus grand bonheur au plus grand nombre. S’il y a échec (toujours apparent et provisoire) de l’action collective entreprise et même de mes efforts individuels, je n’en aurais pas moins la satisfaction d’avoir joué mon rôle, d’avoir fait mon devoir, d’avoir été agréable à Dieu ou utile à l’humanité. Mais pour qui s’intéresse d’abord à la victoire temporelle, les réussites font sans cesse ressurgir les déceptions. Tout État temporel comporte ce résidu d’iniquité dont parle Lévi-Strauss, assez du moins pour faire clamer à maintes reprises au militant qui a eu la malchance de ne pas mourir en martyr au cours de la lutte : Je n’avais pas voulu cela !
Jésus s’en était d’avance disculpé : Mon royaume n’est pas de ce monde ! Mais beaucoup de ses disciples n’en tinrent aucun compte, les cadres de son mouvement souvent poussés par l’appétit du pouvoir, la base par le désir hallucinant de trouver une solution ici-bas aux maux atroces de ce monde. Ils ne se résignèrent pas à laisser à Satan la royauté du siècle. Pour beaucoup, l’État influencé, puis contrôlé depuis Constantin par des princes chrétiens, mais malgré tout appareil indépendant de l’idéologie, devait se transformer à moitié miraculeusement, à moitié par l’effort des fidèles en un État divin par lequel le règne de Dieu se réaliserait sur la terre. D’où de multiples hérésies sans cesse renaissantes acharnées à réaliser ce programme ou à préparer les voies divines, le Millenium dont l’heure devait sonner, dans trois ans et demi annonçait déjà l’Apocalypse au premier siècle (16). L’Église qui restait précisément la Grande Église parce qu’elle maintenait contre vents et marées un implacable réalisme, se détournait des plus fantastiques de ces « utopies », les condamnait et brûlait leurs sectateurs. Mais le désir de puissance de l’appareil le poussait à laisser canoniser un programme temporel, plus « idéologique » au sens mannheimien (17) qu’utopique, sacralisant l’ordre établi dans sa variante la plus favorable au cléricalisme, parfois même donnant dans l’« utopie » pour détruire un État qui semblait particulièrement hostile (18).
En Islam, l’ « utopie » était la règle et non l’exception. Les conditions sociales de l’Arabie au VIIe siècle avaient poussé la communauté musulmane à se faire État. Dès le début, Dieu avait légiféré pour cet État, avait donc indiqué les bases d’une société temporelle conforme à sa volonté. Son royaume était de ce monde. A l’accoutumée, l’État musulman réalisé, étendu sur une immense région du globe avait déçu. Ni le comportement de ses dirigeants n’était conforme à ce qu’on était en droit d’attendre des mainteneurs d’une structure d’inspiration divine, ni le résidu d’iniquité n’était réduit à des proportions acceptables, ni en général la vie quotidienne n’avait de ces relents paradisiaques que les esprits simples (et les moins simples) ne peuvent renoncer à espérer d’un État conforme aux desseins divins et préparé par tant de sacrifices humains. D’où, d’une part, une relance constante du messianisme, une floraison de sectes qui, toutes, se déclaraient le véritable Islam. Se prévalant d’une absolue pureté idéologique en face de ce qu’elles dénonçaient comme le révisionnisme des dirigeants en place, après une époque clandestine et exaltante de luttes et de souffrances, ces sectes, dans le meilleur des cas, arrivaient au pouvoir et faisaient fonctionner à leur profit la machine de l’État (18). Mais la déception ne tardait pas parmi les militants qui avaient gardé quelque chose de leur pureté première et qui ne se satisfaisaient pas d’être entrés dans l’élite dirigeante et « profiteuse » (19). En face, d’autre part, comme dans le christianisme, mais sous des formes beaucoup moins centralisées et organiques, se fortifiait peu à peu une sorte de Grande Église, « idéologique » au sens mannheimien, sacralisant le réel avec ses impuretés, ses iniquités qui n’avaient rien de résiduelles, renvoyant à la fin des temps l’accomplissement du royaume de Dieu.
Ainsi, des deux côtés, se sont succédé une série de mouvements idéologiques religieux et totalitaires, offrant à la fois une solution aux problèmes existentiels de chacun et aux problèmes de la société en demandant de lutter pour la venue au pouvoir d’un État sans iniquités, d’une société sans classes (20). Des deux côtés, une série de déceptions ont renforcé une « Église » « idéologique » qui ne faisait plus guère de promesses mirifiques sur le plan social, offrant seulement ses services pour régler les problèmes personnels, pour établir des relations entre l’individu et Dieu, conseillant de se résigner aux iniquités de l’ordre établi, quitte à les embellir et à les sacraliser, dans une mesure plus ou moins grande, réclamant à l’État en échange de cette action de « désarmement moral » des masses sa part d’influence et de profits.
L’attitude moderne.
C’est peut-être l’échec répété des « utopies » religieuses qui les a fait abandonner. En tous cas, à partir du XVIIIe siècle au moins, nous constatons dans l’Europe chrétienne le passage aux « utopies » laïques. Le projet d’établir un État sans classes et même des projets sociaux et politiques moins ambitieux se dégagent de toute référence religieuse même chez des hommes religieux personnellement. On n’invoque plus pour justifier ces projets la volonté divine, mais les lois de l’Histoire ou les intérêts bien compris de la communauté.
Les causes de cette mutation sont sans doute plus complexes que l’écho de déceptions millénaires. Peut-être faut-il invoquer le mode de vie désacralisant des sociétés industrielles. Quoi qu’il en soit le fait est là.
Il y a un facies moderne des attitudes vis-à-vis de la religion. Dans les sociétés capitalistes à la pointe du progrès industriel, comme les États-Unis, on constate un recul de l’athéisme militant qui avait paru inséparable des premiers projets socio-politiques laïques. On en arrive partout à « respecter » la religion. Mais, ou bien on la considère comme dans l’intelligentsia française comme un choix purement individuel, une relation établie entre la personne et son Dieu. Ou bien on la considère (ainsi aux États-Unis) comme une communauté fonctionnelle. Autrement dit, les Églises sont des organisations chargées de régulariser à l’échelle sociale les relations entre l’homme et le divin, de résoudre ses problèmes existentiels de la même manière que, disons, les musées, les expositions, les associations de culture artistique ont pour fonction de satisfaire les besoins esthétiques. Elles ne doivent pas empiéter sur les autres fonctions sociales. Malgré des protestations assez formelles, les Églises ont à peu près accepté de se cantonner dans ce rôle. Elles ont renoncé à être supra-fonctionnelles (21) comme par le passé, autrement dit à embrasser toutes les activités de l’être personnel et social. A chacun sa sphère.
Ce qui a remplacé la religion comme communauté supra-fonctionnelle, c’est la nation ou le mouvement idéologique universaliste non-religieux, avec des compromis assez boiteux entre les deux. Le nationalisme, militant ou victorieux, est en général moins totalitaire que le mouvement universaliste (avec des exceptions notables comme le nazisme). Il admet normalement la compatibilité de la poursuite du projet national avec la recherche du salut personnel dans le cadre d’une Église ou par démarches individuelles de relation avec le divin. Les mouvements universalistes sont plus hésitants. Ils ont tendance maintenant (même le communisme) à admettre la possibilité d’unir de telles démarches avec la poursuite d’un projet social désacralisé. En tous cas, de nombreux militants l’admettent pour leur cas personnel. D’autre part, là où il y a coïncidence plus ou moins complète entre communauté religieuse et communauté nationale, une lutte nationale a pu entraîner un certain échange, une certaine communication des valeurs propres à chaque domaine. Cela ne s’est pas seulement passé en pays musulman, mais aussi par exemple en Irlande et en Pologne, au cours des luttes de libération de ces pays.
Pour une attitude progressiste.
Mais le fait n’est pas le droit. Si c’est ainsi que les choses tendent à se passer, ce n’est pas forcément une raison pour en prendre son parti. Quelle doit être, à l’égard du problème, l’attitude des hommes qui ont choisi de défendre les valeurs de liberté, de justice et de progrès ?
Il y a danger à l’utilisation d’une religion comme idéologie temporelle mobilisatrice. Sans doute il n’y a aucun danger à ce que des chrétiens déclarent, par exemple, le socialisme conforme à l’esprit du message du Christ, à ce qu’ils puisent dans celui-ci des raisons de se dévouer à la construction d’une cité humaine plus juste. C’est qu’ils sont (pour le moment) des individus, voire des associations, mais qu’ils ne forment pas une Église, un mouvement idéologique structuré conformément à un totalitarisme de principe. Leur Église leur permet (tout juste dans le cas de l’Église catholique et depuis très peu de temps) cette attitude comme projet temporel qui n’engage qu’un aspect de leur activité. Mais le cas de l’Islam est différent comme pourrait l’être demain celui d’une Église devenue dans son ensemble socialisante (éventualité plausible ?). Un projet d’indépendance nationale ou de progrès social peut là aussi mobiliser des hommes qui voient dans leur religion une raison supplémentaire ou essentielle d’y adhérer. Mais, concrètement, dans le cas de ce que j’ai appelé l’utilisation de l’Islam comme idéologie politique, il s’agit d’autre chose.
Il y a d’abord adhésion des dirigeants politiques à l’Islam. Amar Ouzegane peut fuir le plus possible la question. Poussé à bout par quelque paysan, il devra confesser qu’il croit aux mêmes choses que lui. Peut-être, par restriction mentale, il décidera en lui-même qu’il ne croit pas aux aspects les plus choquants pour un esprit rationnel moderne de la foi du paysan, par exemple à la jument Borâq à tête de femme. Mais il se dépouillera du droit de critiquer même ces aspects. Pratiquement, il s’alignera sur la foi du paysan. Qu’importe, dira-t-on, si, moyennant cette adhésion du bout des lèvres, le paysan est convaincu de construire le socialisme, de souffrir et de se dévouer, fût-ce en croyant suivre les préceptes d’Allah et du prophète Mohammad ? On a sacrifié tant de choses à la Révolution et, entre autres, la recherche de la vérité sous beaucoup d’aspects. Pourquoi ne pas aller jusqu’au bout ?
C’est que le dirigeant politique abdique ainsi son autonomie et l’autonomie de ses desseins. Quoi qu’il fasse il ne se fera pas dirigeant religieux. Le paysan croyant, sa foi ayant été encore renforcé par la piété affichée du dirigeant (un homme si instruit à ses yeux), mettra sa confiance dans les cadres proprement idéologiques, dans les hommes de religion. On aura augmenté la puissance de ceux-ci. Et, si un conflit éclate (il est difficile qu’il n’en éclate pas un jour), ce sera l’homme de religion que suivra le paysan. On aura donc consolidé et peut-être créé de toutes pièces un véritable cléricalisme. Indiquons, en passant que la catégorie sociale des ulémas, qui forme une sorte de clergé musulman, ne brille pas le plus souvent par son orientation révolutionnaire. C’est le moins qu’on en puisse dire.
On aura renforcé aussi le fanatisme religieux. Plus sa condition est difficile, plus sa misère existentielle se double d’une misère matérielle, plus l’homme est porté à affirmer sa fidélité aux valeurs qui donnent un sens à sa vie par la sauvagerie à l’égard des hérétiques et des infidèles. Plus ces valeurs se présentent comme un absolu et plus cette sauvagerie sera absolue. Or, qu’y a-t-il de plus absolu que la conviction de servir directement le Maître des Mondes ? Il est bien vrai que la religion a parfois (en Islam comme dans le christianisme) inspiré aussi une attitude de douceur tolérante, de bienveillance envers toutes les créatures. Mais c’était précisément quand l’aspect existentiel, individuel l’emportait sur le projet social. L’identification des deux forme un mélange d’une violence redoutable. Au service de la Bonne Cause humaine, celle du socialisme, croit-on ? Qu’on prenne garde aux conflits possibles. On verra alors si ce n’est pas le fanatisme du service de Dieu qui l’emportera. Et si quelque clerc, quelque marabout, quelque faux prophète n’entraînera plus aisément les masses que le dirigeant politique malgré son affectation de piété.
Et d’ailleurs, du point de vue religieux même, n’est-ce pas une démarche qui sacrifie l’essentiel ? Le théologien sociologue canadien W. C. Smith, étudiant l’Islam actuel, s’est aperçu avec surprise et quelque horreur que beaucoup de Musulmans croyaient plus en l’Islam qu’en Allah (22). Et il rappelait avec force que c’était la foi en Dieu qui était l’essentiel de la religion. Si on identifie la fidélité religieuse essentiellement à la défense d’une communauté terrestre, fût-elle religieuse, on obtiendra facilement le fanatisme. On sera loin des vraies valeurs que recherche en principe la foi, en particulier l’amour, désintéressé de Dieu.
J’ai montré ailleurs (23) que l’Islam n’était pas, par essence, un obstacle au progrès ou à la liberté de pensée, puisque, au Moyen Age, ils avaient très bien coexisté au moins pendant de longues périodes sur de vastes régions. Amar Ouzegane semble avoir compris que j’avais caractérisé l’Islam comme, par essence, favorable au progrès et à la liberté (24). C’est une conclusion excessive. L’Islam a passé par une longue période aussi où il a été essentiellement facteur de réaction, de fanatisme et d’ignorantisme. Il y a des conditions à observer pour qu’il retrouve son rôle de la bonne période.
D’abord qu’aucune coercition ne soit exercée pour imposer la religion musulmane ou des pratiques particulières de cette religion. Cela est d’ailleurs conforme à la meilleure tradition musulmane (25). Cela va assez loin. La tolérance n’est pas une tendance si naturelle surtout dans des époques de fièvre politique ou sociale. Il faut éduquer les masses à la tolérance sans quoi elles seront intolérantes. Il ne faut pas prendre de mesures qui puissent favoriser, à quelque degré que ce soit, l’intolérance. Il n’est pas sûr que certains États récemment parvenus à l’indépendance n’aient pas enfreint ce principe. Il n’est pas sûr qu’ils n’aient pas à s’en repentir.
Dans les conditions actuelles, l’éducation des masses dans le sens de la tolérance semble impliquer des mesures du type de la séparation de l’Église et de l’État en pays chrétiens de la même époque le furent quelquefois, avec inégalité, situation inférieure des partisans d’une idéologie tout juste « tolérée ». La « tolérance » médiévale est précisément la politique soviétique envers les religions. Mais il n’y a aucun intérêt à enfermer (dans le cas des pays musulmans) les laïques, les irréligieux, les tièdes, les sectateurs des autres religions dans un ghetto. L’ « idéologie implicite » de la société moderne rend insupportable des conditions qui furent accueillies avec joie et reconnaissance au Moyen Age. La dialectique de leur situation tendra à en faire des ennemis, une opposition intérieure permanente.
On sera acculé à un dilemme : la persécution (qui sera vaine comme elle l’a été, en général, dans le passé) ou l’expulsion des dissidents à la manière de Louis XIV, de Ferdinand et d’Isabelle, de Philippe III à l’égard des Morisques, voire leur extermination à la manière de Hitler. Le jugement de l’Histoire est net. Ces pratiques n’ont profité ni à la France, ni à l’Espagne, ni à l’Allemagne. Cette énergie dépensée en vain a servi surtout à perdre des talents qui eussent été utiles au pays expulseur et à créer des haines inextinguibles dont celui-ci a pâti. Quant à la liberté et au progrès, on voit mal aussi ce qu’ils peuvent y gagner. On voit mal aussi comment ceux qui y sont attachés pourraient se sentir encouragés à apporter leur soutien à des États persécuteurs.
Pour des objectifs laïques, il existe des idéologies laïques. Si on ne peut se passer d’idéologies, qu’on y ait recours. Elles ont démontré dans les deux derniers siècles leur efficacité pour peu que certaines conditions soient remplies. Elles ont démontré aussi qu’elles pouvaient coexister (quoique avec quelques difficultés dans certains cas) avec les religions.
L’argument de la profondeur du courant fidéiste dans les masses n’en est pas un. Il ne s’agit pas d’offenser cette foi. Mais il n’est nullement indispensable de capituler devant ses aspects les plus aveugles, les plus bornés, les plus fanatiques. De telles capitulations ont toujours eu des effets redoutables pour ceux-là mêmes qui avaient cru ainsi gagner la faveur du peuple (26). Les masses peuvent s’éduquer. Il faut, pour cela, avoir le courage d’aller parfois à contre-courant, d’affronter les démagogues. Atatürk, par exemple, a su le faire, suivi par des gens dont beaucoup étaient personnellement des croyants (27). Or, le fanatisme religieux des masses turques était, quelques années auparavant, un dogme pour tous les observateurs. Nul n’eût osé prédire qu’une telle attitude pouvait réussir. Elle a, dans une large mesure, réussi (28). L’énergie vis-à-vis du déchaînement aveugle des passions est payante quand elle émane de chefs irréprochables sur le plan de la fidélité aux grands objectifs de la nation.
Mais un laïcisme véritable, une indépendance affichée à l’égard des grandes tendances idéologiques (parmi lesquelles les religieuses), une liberté d’affirmation et de propagande laissée à chacune sont-ils possibles dans le cadre d’un État entraînant les masses à une grande œuvre collective ? La question pourrait se poser si l’œuvre en cause reposait sur une idéologie inconciliable avec d’autres (encore que je croie peu aux incompatibilités totales d’idéologies, la plasticité de celles-ci telle que nous la révèle l’Histoire étant étonnante). Mais, dans le cas de l’Islam, la question ne se pose pas. Dans la doctrine musulmane en soi, il n’est rien qui s’oppose à un projet socialiste. Si on les opposait, il ne s’agirait que d’interprétations auxquelles on pourrait facilement opposer une autre interprétation appuyée sur de bons textes et de solides autorités. Une incompatibilité ne pourrait naître que d’une politique antimusulmane de l’État, attitude que personne ne propose sérieusement à ma connaissance.
Il ne paraît donc pas utile, ni bénéfique, ni souhaitable que l’attitude laïque traditionnelle du mouvement progressiste soit abandonnée ou même infléchie en ce qui concerne les États du monde musulman récemment parvenus à l’indépendance. Il semble même que cet abandon ou cet infléchissement seraient néfastes.
MAXIME RODINSON.
(1) On pourra le vérifier en lisant le livre captivant qui vient d’être traduit en français (avec des retranchements regrettables) : Norman Cohn, Les fanatiques de l’apocalypse, Paris, Julliard, 1962 (Dossiers des Lettres Nouvelles) (mais cf. bonne critique compétente de J. Le Goff, France-Observateur, 14 février 1963, p. 17 s.).
(2) Cf. par exemple A. Bennigsen et H. Carrère d’Encausse, La littérature anti-religieuse dans les Républiques soviétiques musulmanes (Revue des études islamiques, 26, 1958, pp. 73-85). C’est une attitude de ce type que préconise apparemment A. R. Abdel-Kader, Le conflit judéo-arabe, Paris, F. Maspero, 1961 (Cahiers Libres, Nos 20-21).
(3) Le meilleur exposé sur leur idéologie est à mon avis celui de F. Bertier. L’idéologie politique des Frères Musulmans (Les Temps Modernes, septembre 1952, pp. 541-556, repris en partie sous le même titre dans Orient, no 8, 4e trimestre 1958, pp. 43-57) quoique avec des références insuffisantes à l’infrastructure.
(4) Cf. W. C. Smith, Islam in Modem History, New York, The New American Library, 1959 (Mentor Books), pp. 208-256, trad. fr. L’Islam dans le monde moderne, Paris, Fayot, 1962, pp. 263-322.
(5) M. Rodinson, Problématique de l’étude des rapports entre Islam et communisme (dans Colloque sur la sociologie musulmane, Actes, Bruxelles, Centre pour l’Etude des Problèmes du Monde musulman contemporain. 1962, pp. 119-149), notamment pp. 138-144.
(6) Cf. W. C. Smith, Islam in Modern History, pp. 165-208, trad. fr. op. 208-262. Descriptions plus anciennes se référant à la phase de lutte dans J. Deny et R. Marchand. Petit Manuel de la Turquie nouvelle, Paris, J. Haumont, 1933. pp. 264-270 ; H. C. Armstrong, Grey Wolf, Harmondsworth, Penguin Books, 1937, pp. 245.252.
(7) Exposé récent mais insuffisant par C. Debbasch, La République tunisienne, Paris. Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1962 (Comment ils sont gouvernés, 6), pp. 141-151.
(8) Cf. J. et S. Lacouture, L’Égypte en mouvement, Paris, Seuil. 1956 (Coll. Esprit, Frontière Ouverte), pp. 410 et ss. avec de bonnes notations.
(9) Cf. B. Vernier, L’Irak d’aujourd’hui, Paris, A. Colin, 1963, pp. 327-340.
(10) Cf. La lutte récente de Nasser et des cléricaux décrite par A. Abdel-Malek, Égypte, société militaire, Paris, Ed. du Seuil, 1962, pp. 322-328 (avec recul de Nasser).
(11) Développé dans un esprit de chrétien thomiste, mais avec une bonne information et une fine argumenta.ion, par L. Gardet, La Cité musulmane, Paris, J. Vrin, 1954 (Études musulmanes, 1).
(12) R. Delisle, Les origines du F.L.N. (La Nef, nouv. série, Cahier 12-13, oct. 1962-janvier 1963, p. 19-32), article intelligent et utile, mais avec une certaine confusion estompant l’originalité de la révolution algérienne par rapport aux autres mouvements de libération arabes et musulmans, minimisant l’influence des idées étrangères à la tradition musulmane sur les cadres algériens. Malgré l’autorité de J. Berque, il ne s’est pas agi d’une récupération totale des traditions anciennes. Et le jeu sur les mots arabes, impressionnant pour le profane, n’éclaire rien. Il n’est pas vrai que thawra (révolution) implique « arabicité » et Islam. Thawra veut dire « révolution » et c’est tout ; on applique aussi bien ce mot aux révolutions française et russe.
(13) Cf. M. Rodinson, L’Égypte nassérienne au miroir marxiste (Les Temps Modernes, n° 203, avril 1963, pp. 1859-1887), notamment p. 1883 et ss.
(14) Cf. A. Ouzegane, Le meilleur combat, Paris, Julliard, 1962, et ma critique dans Le Monde Diplomatique, n° 104 (déc. 1962), p. 7
(15) Cf. par ex. K. Mannheim, Ideology and Utopia, trad. angl., London, Kegan Paul, Trench, Trubner and Co, 1936, pp. 173 ss.
(16) Cf. N. Cohn, ouvrage cité, p. 99, n. I.
(17) Transcendant la situation réelle d’un groupe, mais que celui-ci ne cherche pas à réaliser (au contraire de l’utopie), qui exprime le désir de maintenir l’ordre établi en lui donnant un aspect embelli, mythifié, mystifié.
(18) Ainsi les Fâtimides, dynastie mise au pouvoir par le mouvement révolutionnaire international ismaïlien au Xe siècle en Tunisie, puis en Égypte. Cf. par ex. B. Lewis, The Arabs ln History, London. Hutchinson, pp. 107 et ss. trad. fr. (plutôt mauvaise) Les Arabes dans l’Histoire, Neuchatel, Baconnière, 1958, pp. 97 ss.
(19) Un des meilleurs exemples que je connaisse est la réaction du théoricien ismaïlien d’Irak, Ahmad Harald ad-dîn ibn Mohammad al-Kirmâni (mort vers 1021) après un voyage en Égypte où son Parti est au pouvoir et où il s’effare de la persécution des vieux militants et du culte de la personnalité du calife Hâkim (au sens strict, son caractère divin étant proclamé), cf. Mohammad Kâmil Hossayn, ar-risâla al-wâ’iza… (Bulletin ot the Faculty of Arts, Fouad I University, t. 14, fasc. 1, May 1952, pp. 1-29) (en arabe).
(20) On a toujours aspiré à la société sans classes et on a parfois cru y être arrivé. Du moins si l’on entend par classes tout simplement des strates sociales horizontales dont certaines sont privilégiées et d’autres défavorisées. Si certains privilèges subsistaient (par exemple dans la société bourgeoise après la Révolution française qui établit la « société sans états », sans noblesse, ni clergé, ni Tiers-État), on expliquait qu’ils n’étaient pas « pertinents », qu’ils découlaient de facteurs naturels ou inévitables ou fatalement en voie de dépérissement dans les conditions nouvelles. Je laisse au lecteur le soin de trouver des exemples plus modernes de ce processus.
(21) Le terme est emprunté à G. Gurvitch.
22) Islam in Modem History, pp. 151, 156, 307 et ailleurs ; trad. fr. pp. 190 s., 196, 387, etc.
(23) L’Islam, doctrine de progrès ou de réaction, Paris, Union Rationaliste, 1961, paginé 254-284 (Les Cahiers Rationalistes, décembre 1961, no 199).
(24) A. Ouzegane, Le meilleur combat, pp. 300 ss.
(25) « Nulle contrainte en la religion » (Coran, II, 257/256 ; « Si ton Seigneur avait voulu, tous ceux qui sont sur la terre, en totalité, auraient cru. Eh quoi ! Peux-tu contraindre les hommes à être des Croyants alors qu’il n’est donné à une âme de croire qu’avec la permission d’Allah… ? » (Ibid., X, 99-100), etc. On pourrait multiplier ces textes (cités d’apr. la trad. R. Blachère) et aussi en citer de contradictoires. Les textes postérieurs au Coran et la pratique historique sont en gros favorables à la tolérance. Le XVIIe et le XVIIIe siècles le savaient. « Voilà les Turcs qui tolèrent toutes sortes de religions quoique l’Alcoran leur ordonne de persécuter les infidèles ; et voilà les Chrétiens qui ne font que persécuter quoique l’Évangile le leur défende », écrivait, en 1697, Pierre Bayle (Dictionnaire critique, art. Mahomet, note AA), plus tard pastiché par Voltaire.
(26) Ainsi dans l’attitude des autorités soviétiques vis-à-vis des Juifs depuis en gros 1941. Il ne s’agit pas d’antisémitisme, mais, par contraste avec la période précédente, d’une politique de capitulations sournoises devant l’antisémitisme populaire.
(27) W. C. Smith insiste là-dessus, cf. le chapitre indiqué plus haut (p. 102, n. 6).
(28) Citons par exemple ces prophéties, qui ne sont que sexagénaires, d’un honorable historien (E. Driault, La question d’Orient, 3e éd., Paris, F. Alcan, 1905, pp. 387 s.) : « Les Turcs sont restés musulmans, ont été par là réfractaires à toute fusion, à toute culture européenne, le Coran leur en inspirant foncièrement le mépris et la haine. Au contact plusieurs fois séculaire des chrétiens, ils n’ont fait qu’exalter leur fanatisme, qu’accentuer leurs caractères asiatiques et ils paraissent plus étrangers et plus barbares que jamais, à mesure qu’aux croyances chrétiennes qui la séparaient déjà d’eux, l’Europe a ajouté les principes révolutionnaires auxquels ils ne peuvent rien comprendre… En vérité, les Turcs ne peuvent pas être absorbés dans la civilisation européenne ; ils ne sont pas assimilables ; ils le sont aujourd’hui moins que jamais. C’est un peuple mort… Le sultan pourra donner aux beaux plans de l’Europe sanctions et signatures ; elles ne pourront inspirer aucune confiance : car il ne suffit pas d’un trait de plume, à le supposer sincère, pour changer sa nature et celle de l’Islam. »