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Maxime Rodinson : La révolution économique moderne et l’Islam (1/2)

Article de Maxime Rodinson paru dans Partisans, n° 24, décembre 1965, p. 19-29


Le texte qu’on lira dans les pages suivantes correspond à une conférence que j’ai donnée à Alger, à la salle Ibn Khaldoun, le 1er avril 1965.

Elle faisait suite à deux conférences prononcées au même endroit dans les semaines précédentes et que je ne connais que par ouï-dire. L’une, celle de Jacques Berque, avait insisté, m’a-t-on dit, sur la spécificité de l’élan arabe (et algérien en particulier) vers l’indépendance et la la conscience nationales, sur l’enracinement de cet élan dans les valeurs transhistoriques particulières à ce peuple et sur les pulsions « anthropologiques » où ce mouvement puisait sa force. L’autre, celle de Roger Garaudy, introduisait l’idée de lutte sociale en invoquant Marx. Il canonisait la République Algérienne comme poursuivant une révolution de type marxiste et justifiait les efforts faits pour lui donner une référence islamique. D’une part, il rejetait l’idée d’une opposition radicale entre le sentiment religieux et la vision marxiste de la libération humaine. D’autre part, il assimilait l’idéologie musulmane à l’idéologie marxiste ou du moins les rapprochait. C’est en tous cas l’impression qu’en recueillirent ses auditeurs.

Je ne suis pas en désaccord total avec mes prédécesseurs et je suis sensible aux préoccupations qui inspiraient leur attitude. Les aspirations à l’autonomie nationale méritent, je pense, la sympathie et le soutien ; une certaine spécificité est à reconnaître à toute formation ethnique encore que je sois moins sûr que J. Berque de son caractère stable et permanent et que je ne crois pas que la poussée vers l’autonomie nationale relève de facteurs plus transhistoriques ou extra-historiques que d’autres aspirations sociales. Je crois aussi, avec R. Garaudy, que le sentiment religieux peut coexister avec des efforts de libération terrestre, qu’il peut même, concurremment avec d’autres sentiments, servir de motivation pour certains à de tels efforts. Je pense enfin, on le verra, que la religion musulmane s’est proposée à certains moments, sous certaines de ses formes, de tels buts.

Pourtant je crois qu’à l’heure actuelle, mettre l’accent uniquement sur ces aspects des problèmes est dangereux. L’indépendance politique est acquise presque partout. Les menaces qui pèsent sur la liberté réelle, sur l’autonomie de décision des peuples du Tiers-Monde prennent la voie de la pression économique et ne mettent pas en question les sentiments d’originalité de ces peuples. La conquête d’une indépendance plus complète ne peut se faire que par le progrès économique. Ce progrès économique se réalise dès maintenant (ou ne se réalise pas) dans une ambiance de lutte des couches et catégories sociales, des clans, des classes, d’un côté pour conserver ou acquérir des privilèges, pour faire peser sur les autres le plus possible des sacrifices exigés par la situation, pour d’un autre côté réclamer l’égalité des sacrifices et des bénéfices de l’effort entrepris. C’est là un phénomène naturel, que la vision marxiste de l’histoire humaine permettait de prévoir. Dans cette lutte sourde ou déclarée, non moins normalement, les couches privilégiées ou qui entendent se privilégier mettent l’accent sur des thèmes susceptibles de gagner l’adhésion des masses : l’intérêt général, l’union nationale, le respect des traditions, les menaces dénoncées contre ces traditions et la foi religieuse. Cela ne veut pas dire pas dire qu’il faille se dresser contre la foi religieuse en soi, ni même contre toutes les traditions et toutes les formes d’unité nationale. Mais cela signifie que ceux qui veulent être honnêtes envers les peuples auxquels ils s’adressent, sans souci des inconvénients qui ne manqueront pas de les atteindre, ont pour devoir d’attirer l’attention sur l’usage mystificateur et intéressé qui peut être fait de ces thèmes.

Cela ne signifie pas, insistons-y, un appel immédiat à la lutte révolutionnaire violente. Tout dépend des circonstances et, si je peux faire à part moi des prévisions ou émettre des jugements, je n’ai certainement pas à en décider. Dans chaque pays, il appartient aux couches plus ou moins défavorisées et éventuellement à ceux qui croient pouvoir s’en faire les représentants, de décider si les sacrifices qui leur sont demandés sont acceptables, si les favorisés n’abusent pas de leurs privilèges, si les tâches d’intérêt général, de défense et de construction nationales priment ou non et pendant combien de temps l’urgence des revendications. Il est fort possible que, pendant un laps de temps important à l’échelle des vies humaines, même s’il est transitoire aux yeux de l’historien, ce soit le plus souvent ce dernier cas qui prévale. On ne décrète pas la lutte des classes. C’est un facteur permanent de l’histoire humaine, comme la lutte des groupes ethniques et nationaux. Mais elle se manifeste sous de multiples formes et très souvent sous celle de la compétition, de la concurrence, des compromis, de la lutte sourde sans violence collective. Comme dans la lutte des groupes ethniques et des nations, la violence collective, la guerre n’est que la forme paroxystique de la compétition non violente permanente. Encore une fois, c’est au militant révolutionnaire indigène de peser les facteurs en présence, de voir si les orientations du présent sont objectivement nécessaires, de juger à partir de quand elles compromettent par trop l’avenir, de décider de l’action à mener, des tendances à appuyer ou à combattre et sous quelle forme. Le sociologue et l’historien ne peuvent que lui fournir des données et des réflexions à prendre en considération.

Un publiciste intégriste musulman d’Alger a attaqué la conférence de Roger Garaudy et la mienne. Il m’a accusé particulièrement (outre des avertissements sur mes défauts de diction dont je lui suis reconnaissant) de manquer de respect envers l’Islam. Il a accusé les autorités algériennes d’avoir appelé deux athées à traiter, à Alger, de questions musulmanes, accusation qui présageait celles qui suivirent et justifièrent l’opération militaire du 19 juin 1965.

Il s’agit de s’entendre. Si l’on considère que parler de l’Islam pour un homme qui n’adhère pas à la religion musulmane, qu’essayer de comprendre l’Islam, par conséquent, comme un phénomène historique et non comme une révélation divine, c’est manquer de respect à l’Islam, alors effectivement j’ai commis ce crime et Garaudy également. Si un État laïque a pour obligation de nous y autoriser, il est du droit strict d’un État religieux musulman de nous en empêcher. Mais j’attire l’attention des hommes attachés sincèrement à la foi musulmane sur les conséquences de cette attitude. Qu’ils le veuillent ou non, le monde moderne dans lequel ils baignent véhicule des attitudes mettant en question l’appréhension religieuse des choses. Qu’ils le veuillent ou non, de multiples voix s’élèvent déjà et s’élèveront de plus en plus contre la conception traditionnelle de la religion. Beaucoup par prudence ne parlent pas, mais leurs restrictions mentales n’en pèsent pas moins lourdement sur l’opinion collective. D’autres religions sont, avant l’islamisme, passées par la même épreuve. Leur premier réflexe a été aussi de se protéger artificiellement en supprimant la contradiction publique. Le résultat en a été une désaffection de plus en plus compris étendue des masses jusqu’au jour où les élites religieuses ont compris qu’elles auraient eu intérêt à affronter de face une opposition stimulante et à repenser leurs conceptions à la lumière des nouvelles tendances, des nouvelles aspirations, des nouvelles objections. Plus on tarde à prendre cette attitude nouvelle et plus la situation est catastrophique pour l’idéologie qui s’est protégée artificiellement de la critique et s’est figée dans un conservatisme crispé. Mais c’est là l’affaire des idéologues musulmans et des gouvernements qui veulent protéger l’idéologie musulmane. Je ne le conteste nullement.

Mais si manquer de respect c’est exprimer son mépris pour les adhérents de l’Islam, je proteste de mon innocence. Puisque que je ne suis pas musulman, il est évident que j’aborde la foi musulmane du dehors, que je considère les dogmes musulmans comme erronés et les rites musulmans comme correspondant à des dogmes erronés. Étant athée, j’ai d’ailleurs la même attitude envers les dogmes et les rites chrétiens, juifs, bouddhistes, etc… Mais je connais beaucoup d’hommes ayant des opinions que j’estime erronées et que je respecte profondément pour leur intelligence, leur honnêteté, leur bonté, etc… J’ai moi-même changé d’opinion sur des points fondamentaux et ai été longtemps (selon mon jugement actuel) dans l’erreur. Peut-être jugerai-je ainsi, avant ma mort, mon attitude actuelle. Je ne puis avoir de mépris envers les hommes qui ne sont pas de mon opinion aujourd’hui. Si j’ai pu être sarcastique, c’est envers la récurrence des illusions idéologiques en soi, phénomène dont j’ai été moi-même victime.

Ce sont là des banalités. Mais il faut les répéter sans cesse à l’époque actuelle, surtout quand il s’agit du Tiers-Monde. En effet, dans celui-ci même, beaucoup d’esprits qui ne croient plus en la vérité des dogmes ni en l’efficacité des rites n’en jugent pas moins nécessaire de protester de leur attachement à la religion qui les professe ou les prescrit. C’est pour eux un acte de foi politique, nationaliste, bien plutôt que religieux. De nombreux Européens, sympathiques aux aspirations des masses du Tiers-Monde, jugent pour la même raison qu’il faut se garder de marquer un désaccord quelconque avec ces dogmes et ces rites. Je ne crois pas que cette attitude soit justifiée. Qu’on m’entende bien. Il ne s’agit pas de se livrer à quelque Kulturkampf, de faire de la propagande anti-musulmane ou dirigée contre quelque autre religion. Mais d’une part, l’amitié sincère exige la franchise. Et d’autre part, c’est cette attitude même qui est au fond la plus méprisante pour la religion puisqu’elle la considère comme un stock de mythes utiles. Ce n’est pas là de la foi et les hommes vraiment religieux le comprennent bien. Beaucoup commencent à comprendre aussi qu’une foi apparente motivée par une adhésion politique peut être un certain temps un réconfort pour ceux qui sentent crouler leur univers conceptuel. Mais, à longue échéance, elle se révèle plus néfaste qu’utile, elle se révèle même mortelle pour les valeurs proprement religieuses. D’autres en ont fait la dure expérience avant les ulémas musulmans.

Ainsi donc la sympathie que j’ai toujours montrée envers les aspirations nationales des peuples musulmans ne me conduira pas à adhérer à l’Islam, ni à dissimuler hypocritement ma non-adhésion sous un verbiage syncrétique quelconque. Pas plus que ma sympathie pour les revendications des peuples noirs ne m’a fait considérer comme scientifiquement valables les élucubrations de Cheikh Anta Diop par exemple sur la négritude des anciens Égyptiens. Les formulations hypocrites, l’adhésion avec restriction mentale, c’est là que serait le mépris. Cette attitude peut ne pas être comprise et susciter les critiques et des difficultés. J’ai confiance en l’avenir pour la justifier.

Le texte qu’on lira ne correspond pas mot à mot à ce que j’ai dit à Alger. Un enregistrement magnétophonique en avait été pris, mais avait beaucoup de défauts techniques et m’est inaccessible. J’avais parlé non en lisant un texte préparé, mais en développant un plan très détaillé. J’ai simplement mis celui-ci en français normal. Sur deux ou trois points, j’ai, à la réflexion, corrigé ou nuancé ce que j’avais énoncé.

J’ai laissé ce texte sans références justificatives. Pour une bonne part, on les trouvera, ainsi que des développements plus amples, dans mon livre, Islam et capitalisme, qui doit paraître prochainement aux Éditions du Seuil.

Paris, le 21 septembre 1965


Le monde est aujourd’hui le témoin d’événements grandioses. Il n’est pas difficile de discerner l’élément moteur. Tout le monde en est d’accord implicitement ou explicitement, même ceux qui répugnent le plus à mettre en relief les facteurs économiques dans l’histoire. L’industrialisation sur une grande échelle a atteint un palier nouveau, un niveau encore jamais vu. Les forces de production se sont haussées, dans une série de pays, à un nouveau degré qualitatif. Ce n’est plus une évolution, c’est une révolution.

Les nations depuis longtemps engagées sur la voie du développement industriel ont surtout bénéficié de cette révolution. Celle-ci a accru encore leur puissance déjà considérable. Potentiellement ou pratiquement, elles dominent le monde plus qu’aucun des conquérants de jadis n’a pu le rêver. Les deux plus puissantes déjà ont le pouvoir, d’un mot, d’un geste, d’anéantir à coup sûr des pays entiers et même, si elles le voulaient, la planète.

Les nations qui n’ont pas suivi ce processus sont devant un choix plus dramatique et de plus de conséquence que toutes leurs options du passé. Ou bien elles s’industrialiseront, se « développeront » comme se sont, développées les nations européo-américaines, « décolleront » à leur tour. Ou bien elles seront dépendantes des décisions des vraies puissances. Elles peuvent certes arriver à louvoyer, à jouer de leurs contradictions et maintenir ainsi leur indépendance dans une certaine mesure comme l’ont fait de multiples États du passé, évoluant eux aussi à côté de puissances qui eussent pu, si l’on tient compte de la seule force, les anéantir. Mais chacun sait depuis toujours qu’une indépendance de ce type est toujours précaire et limitée. La seule manière de faire entendre sa voix, de défendre ses intérêts avec le maximum d’efficacité est d’être soi-même une puissance, à la rigueur d’adhérer à un groupe qui est, collectivement, une puissance. Cela est vrai de la vie individuelle comme de la vie des États. Tout le reste est littérature. Les protestations contre le « néo-colonialisme » sont certes justifiées. Elles sont nécessaires. Mais elles ne sont que parade verbale tant qu’on ne peut les traduire en termes de force.

Naturellement, la volonté ne suffit pas et le choix doit d’abord être possible. Certaines conditions naturelles, géographiques, sont nécessaires ou au moins désirables. Pour les pays dont je m’occupe ici, je supposerai, ce qui semble confirmé par l’expérience, qu’au moins les conditions naturelles, si elles ne sont pas des plus favorables partout, si elles font surgir des difficultés, ne s’opposent pourtant pas de façon dirimante à l’industrialisation. Je ne m’occuperai donc que des obstacles et des facteurs favorables sociaux et humains.

Les pays dont je traite forment ce qu’on appelle le monde musulman. Cela signifie que, dans ces pays, jusqu’à une époque toute récente au moins, dominant ce type d’idéologie qu’on appelle la religion musulmane. Cela ne signifie pas, loin de là, une unité de tous les plans, cela ne signifie nullement que les conditions sociales y soient les mêmes. Mais, pourtant, cela implique que toute une série de problèmes, ceux précisément que j’aborderai ici, s’y présentent de façon analogue, que certains facteurs jouent partout. Je m’en tiendrai d’ailleurs aux grandes lignes, à ce qui précisément est le plus généralement valable pour tous les pays.

Le monde musulman ainsi défini se trouve donc devant des problèmes qui n’ont rien d’exceptionnel. Ce sont les problèmes fondamentaux du Tiers-Monde auxquels je viens de faire allusion et qui présentent ici seulement un faciès particulier que ma spécialisation me permet d’aborder avec plus de compétence qu’ailleurs. Voici comment je crois possible de définir ces problèmes.

1) Quel modèle d’industrialisation choisir ?

2) La tradition culturelle du monde musulman lui permet-elle :
a) de se moderniser, c’est-à-dire de s’industrialiser ?
b) de choisir librement le modèle d’industrialisation qu’il peut suivre ou lui prescrit-elle, favorise-t-elle un des modèles ? Permet-elle une transformation des structures qui, dans un des cas au moins, semble nécessaire ?
c) lui permet-elle de choisir, le cas échéant, une idéologie qui semble à beaucoup nécessaire pour entraîner les masses aux efforts requis pour la modernisation dans l’un ou l’autre de ses types, peut-être dans tous ?

3) L’évolution envisagée permet-elle au monde musulman de garder une certaine originalité culturelle en continuité avec la tradition passée, c’est-à-dire son identité ou l’identité des peuples qui le composent ?

Comment peut-on répondre à ces questions ? De toutes manières, par la seule voie relativement sûre qui s’offre à l’homme, la voie de la connaissance élaborée selon les méthodes éprouvées de l’analyse scientifique. Toute autre méthode ne peut aboutir, dans le meilleur des cas, qu’à des intuitions fulgurantes peut-être, mais incontrôlées et susceptibles d’égarer. Plusieurs disciplines scientifiques ont déjà élaboré des méthodes de recherche et dégagé des données qui n’ont peut-être pas été utilisées assez largement et de façon suffisamment coordonnée pour fournir des réponses au moins provisoires et partielles aux questions ci-dessus posées. L’économiste peut donner des avis autorisés sur les qualités et les défauts des modèles proposés et les conséquences économiques des options choisies. Le sociologue, de toute évidence, a beaucoup à dire. Mais il est clair que celui-ci doit recourir (les sociologues qui se sont occupés du problème l’ont très peu fait jusqu’à présent) aux leçons de l’expérience collective de l’humanité. Particulièrement dans la partie du monde dont je traite aujourd’hui, il s’agira évidemment de l’histoire de l’Islam, magasin prodigieux d’expériences aussi variées qu’instructives, domaine trop ignoré même par les Musulmans (je veux dire les habitants du monde musulman) qui s’en font le plus souvent une image mythique. Cette image mythique s’est souvent imposée par ignorance ou par complaisance aux savants non musulmans eux-mêmes, par ailleurs pénétrés d’autres mythes, ceux de la période coloniale. Or, pour traiter de façon scientifiquement valable de ces problèmes, il faut laisser de côté ces mythes. Je ne nie pas que certains de ces mythes n’aient été ou ne soient, sur un certain plan, à certains moments utiles. Je n’ignore pas qu’en les ignorant ou en les critiquant, je chagrine ou j’indigne beaucoup de mes auditeurs, que je m’expose à des suspicions et à des conséquences personnelles désagréables. Mais la lucidité a aussi ses droits et j’entends profiter du privilège que j’ai de pouvoir énoncer tout haut des vérités dont beaucoup dans le monde musulman ont conscience, mais qu’ils doivent taire, dont d’autres estiment qu’elles ne ne sont pas bonnes à dire. Beaucoup vivront assez vieux pour s’apercevoir que les mythes ne sont pas la voie royale pour la compréhension des problèmes de leur monde et de leur temps.

I. QUEL MODÈLE DE MODERNISATION CHOISIR ?

Deux modèles sont offerts par le monde moderne. On les appelle couramment le modèle capitaliste et le modèle socialiste. Ils présentent des variations et des formes qui paraissent intermédiaires.

Le monde musulman a été séduit, successivement, par les deux modèles. Mais jusqu’à présent, c’est surtout au niveau d’une élite dirigeante que s’est exercée cette séduction. Ils ont été appréciés surtout selon leur valeur apparente pour le projet de développement sans trop de considération pour leur valeur relative sur d’autres plans.

Ici et ailleurs, des efforts ont été faits pour chercher une troisième voie parce que ces deux modèles ont paru trop étrangers au monde qui voulait les appliquer. Des économistes et sociologues européens ont encouragé par leurs écrits cette tendance à la recherche d’une troisième voie pour toutes sortes de raisons dont je me contenterai de dire ici que certaines sont assez impures.

Deux séries de remarques s’imposent ici, à mon avis.

1) Les options fondamentales :

Une grande variété de formes s’offre en effet et d’autres encore seront trouvées. On peut toujours choisir une de ses formes, la baptiser d’un nom quelconque (par exemple solidarisme, justicialisme, etc.) ou lui accoler un adjectif quelconque (socialisme arabe, musulman, argentin, chrétien, etc.) pour dissimuler ses rapports avec un modèle bien connu ailleurs.

Mais, malgré toute cette variété, les mêmes questions se posent partout et doivent être posées par rapport aux mêmes grands problèmes. Et il est néfaste de masquer ceux-ci.

La grande question est toujours la même : qui détient le pouvoir de décision sur les options économiques ?

Il n’est que trois possibilités, toujours et partout :

— les producteurs eux-mêmes, c’est-à-dire, dans le contexte économique moderne, des groupes de producteurs ;

— des individus autonomes ayant le contrôle des moyens de production sans être eux-mêmes producteurs, c’est-à-dire, dans le contexte économique moderne, des capitalistes ;

— l’État.

Naturellement le pouvoir de décision économique peut être partagé entre deux ou trois de ces éléments. D’autre part, l’État peut être dominé par les producteurs, par les capitalistes, par d’autres groupes et il peut être la résultante de compromis entre plusieurs groupes — sans être jamais probablement, sauf peut-être pendant des phases transitoires, l’organe impartial de la volonté collective comme il devrait l’être idéalement. Tout cela permet une grande variété de formes mixtes. Mais ce qui est important est de savoir lequel domine de ces éléments.

Le choix, qui ne peut être éludé, appartient aux pays concernés. L’étranger comme moi peut seulement lancer un avertissement. Attention aux idéologies et aux nomenclatures qui camouflent et masquent ce choix. Il ne sert à rien, d’invoquer un nom ou un adjectif attrayant, de faire miroiter les avantages de tel système, son ancrage dans la tradition nationale, son parfum de religiosité. La question fondamentale se pose malgré tout, partout dans les mêmes termes.

2) Leur valeur universelle et la tradition culturelle

Les trois options en question et leurs dosages multiples ne sont pas liées à une nation ou à un groupe de nations. Elles découlent de la nature même de toute société et de toute production possibles. Elles ont donc une valeur universelle.

Si on veut pourtant les rattacher à une tradition locale dans les pays aujourd’hui musulmans du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, cela est parfaitement possible. Cela est probablement possible d’ailleurs à peu près n’importe où. Mais on peut montrer, si l’on y tient, qu’aucune n’est étrangère à la tradition culturelle de ces pays.

La coopération des producteurs y apparaît dès l’aube de l’histoire et a été un facteur sous des formes institutionnelles diverses. Ainsi, dans la production agricole, on a souvent eu affaire à des communes agricoles où on repartageait périodiquement les terres. Dans la production pastorale, les clans communautaires d’éleveurs ont toujours joué un rôle important. Il est vrai que ces communautés ont rarement exercé de façon égalitaire une forte influence sur l’État. Quand les clans d’éleveurs l’ont fait, cela a été au détriment des autres éléments de la population, particulièrement des communes agricoles. De plus, ce processus s’est en général accompagné d’une différenciation sociale et d’une hiérarchisation au sein du clan. Mais toutes ces communautés ont souvent joui d’une autonomie ou d’une quasi-autonomie. En outre, l’artisanat urbain a souvent fonctionné selon le mode production que les marxistes appellent la petite production marchande. Autrement dit, le producteur, aidé surtout par sa famille, vendait directement au marché. Il est arrivé que des groupes de ces producteurs indépendants, des corporations dominent les villes ou exercent une forte influence sur le gouvernement municipal. La petite production agricole par des cultivateurs indépendants, apportant eux-mêmes au marché leurs produits a aussi existé à diverses reprises et a eu aussi une forte influence sur l’État.

L’entreprise privée capitaliste, c’est-à-dire contrôlée par des propriétaires privés non-producteurs a aussi dans ces pays une tradition fort ancienne puisqu’on peut la suivre depuis la préhistoire. Elle a surtout dominé le plus souvent l’activité commerciale, moins souvent l’artisanat ou l’industrie manufacturière. Il lui est arrivé de dominer des États, surtout dans les villes antiques comme Tyr ou Carthage, mais aussi dans les cités musulmanes du Moyen-Age. Elle a pour le moins beaucoup pesé sur l’État à l’époque contemporaine.

L’étatisme, contrairement à une opinion répandue, a été un phénomène fréquent. Il suffira d’invoquer ici l’exemple de l’Égypte où, depuis l’antiquité, à de nombreuses reprises, l’État a contrôlé toute l’économie ou au moins une grande partie de celle-ci.

II. LA TRADITION CULTURELLE ET LA MODERNISATION

1) La tradition culturelle permet-elle la modernisation ?

On a souvent prétendu que la tradition culturelle du monde musulman véhiculait un certain misonéisme, un Nicht-progressivismus, comme l’a dit énergiquement un économiste allemand étudiant « l’âme économique de l’Islam ». On a souvent avancé que ce misonéisme, cette répugnance à l’innovation,

résidait dans l’idéologie centrale de cette tradition depuis treize siècles, dans la tradition musulmane.

Il est certain que ce qu’on a appelé (trop sommairement) la société traditionnelle, non seulement dans le monde musulman, mais aussi bien en Chine, dans l’Inde, en Europe au Moyen-Age et ailleurs, ignorait en général
l’idée moderne du progrès. Elle n’avait pas cette conception suivant laquelle l’humanité progresse indéfiniment par passage à des stades qualitatifs de plus en plus élevés, hausse de niveau continuelle obtenue par l’action de l’homme. En général, on éprouvait non pas un espoir lié à l’évolution historique, mais au contraire une peur de l’histoire comme l’a bien vu Mircea Eliade, une peur du changement, une angoisse devant le déroulement du temps et la détérioration qu’il pouvait apporter, un immense désir de stabilité.

Cela est exact en gros, mais il convient tout de suite de faire quelques remarques qui restreignent la portée de cette constatation générale.

En premier lieu, le document de base, le texte sacré de l’idéologie musulmane, le Coran favorise l’activité. Il est opposé au fatalisme dans sa tendance dominante, contrairement à l’opinion courante en Europe.

Il a détrôné l’idée courante auparavant, notamment chez les Arabes, de la toute-puissance d’un Destin aveugle et implacable. Il l’a remplacé par Dieu, Allah, volonté libre qu’on peut invoquer, prier, fléchir, de sorte que l’action humaine n’est jamais vouée d’avance à l’échec.

On y trouve certes l’idée de la toute-puissance d’Allah et même celle de la prédétermination des actions humaines. Mais, à côté de l’expression de cette idée, on trouve des incitations incessantes à l’action. C’est contradictoire certes, mais des contradictions de ce type se trouvent dans toutes les religions et peut-être dans toutes les idéologies. Ce qui importe, c’est que ceux qui veulent agir trouvent dans le Coran des encouragements nombreux et précis. La contradiction logique est résolue de façon plus ou moins satisfaisante par l’idée que la puissance divine aide l’action, lui permet d’être efficace. Dans le Coran, Allah dit de David représenté comme un prophète forgeron : « Pour lui, nous avons amolli le fer, disant : Façonne d’amples (cottes de mailles) ! Mesure bien les mailles ! » (34 : 10/10-11). Ces exhortations au technicien nous rappellent invinciblement la façon dont un autre technicien (historique celui-là), un chrétien, Ambroise Paré, avait résolu pour son compte, sans théologie complexe, la même contradiction: « Je le soignai, Dieu le guérit ! »

Quant à la théologie dominante, elle s’est toujours efforcée, elle aussi, de concilier l’idée de la toute-puissance divine avec l’incitation à l’action. Elle a condamné le quiétisme pur, l’abandon (tawakkol) total à la grâce de Dieu. Elle a prôné en général une activité moyenne, raisonnable, ni trop avide, ni trop distraite, réservant à Dieu sa part. Elle a toujours insisté sur les devoirs politiques des chefs de la communauté musulmane et de ses membres puisque ces devoirs font partie des obligations religieuses au même titre que les actes de culte. Dans cette idéologie où le spirituel et le temporel sont beaucoup moins séparés qu’en Occident chrétien, la prospérité de la Communauté est, elle aussi, un devoir religieux.

En second lieu, il a existé aussi, dans cette tradition culturelle des idéologies du progrès par l’action humaine avec passage à des stades qualitativement supérieurs, autrement dit des idéologies révolutionnaires. Au Moyen-Age particulièrement, de nombreuses « sectes » (c’est-à-dire des partis politico-religieux) ont prêché l’action révolutionnaire pour instaurer un ordre nouveau. Il est vrai qu’ils comptaient aussi, pour obtenir ce résultat, sur leur accord avec la volonté de Dieu ou avec celle des Intelligences Supérieures. Mais le fait que les partis révolutionnaires modernes comptent sur la complicité des lois de l’histoire, n’empêche nullement leur appel primordial à l’action humaine. L’histoire de l’Islam apparaît faussement aux Musulmans mystifiés ou aux esprits mystiques comme baignée dans une perpétuelle soumission. En vérité, on pourrait bien plutôt la caractériser comme une révolution permanente. L’histoire de l’Internationale révolutionnaire ismaïlienne du Xe siècle est particulièrement typique. D’ailleurs on sait que la société traditionnelle dans les autres parties du monde n’était pas non plus dépourvues d’idéologies du progrès en liaison avec des projets de bouleversement de l’ordre établi. La peur de l’histoire n’a pas été un phénomène si général qu’Eliade, par exemple, a bien voulu le dire.

Enfin, s’il est bien vrai que les idéologues religieux (ou une partie d’entre eux) se sont bien souvent opposés aux innovations, que cette résistance s’est bien souvent manifestée provenant d’un milieu traditionnaliste ou aussi du milieu des pauvres en général, il n’en est pas moins vrai que, dans l’histoire, ce misonéisme s’est souvent trouvé vaincu, tourné ou surmonté.

L’Islam traditionnel condamne en principe les bida’ (singulier bid’a), coutumes, façons de faire nouvelles. A l’apparition d’une coutume nouvelle, les idéologues religieux ont souvent prononcé des condamnations vigoureuses. Mais lorsque la poussée innovatrice a été vraiment forte, elle s’est imposée malgré ces condamnations. Au bout d’un temps plus ou moins long, il s’est trouvé d’autres fonctionnaires religieux pour légitimer en droit le fait que leurs prédécesseurs n’avaient pu empêcher. Ainsi en a-t-il été, par exemple, de l’usage du café et du tabac.

Les transformations les plus profondes ont été accepté pratiquement sans résistance, quand elles coïncidaient avec les intérêts de l’État ou avec les intérêts de couches puissantes de particuliers, quelles qu’aient pu être les réticences théoriques précédentes à l’égard des comportements qu’elles entraînaient. Ainsi, s’il est faux que ce soit la religion musulmane qui ait provoqué, comme on l’a dit, la révolution économique médiévale, il est bien vrai que le monde musulman n’a pas boudé, pour des raisons théoriques, cette révolution. De même, à l’époque contemporaine, il a accepté sans réticence des pratiques liées justement à la modernisation de l’économie dans le sens capitaliste. Par exemple, pour prendre une pratique que j’ai étudiée plus en détail dans mon livre : Islam et Capitalisme, il a accepté les banques modernes pratiquant le prêt à intérêt et les emprunts d’État portant intérêt sans aucune réticence au début, malgré la condamnation formelle du prêt à intérêt dans l’Islam classique.

Il est instructif d’examiner rapidement comment se sont passées les choses à ce propos dans l’Empire ottoman au XIXe et au début du XXe siècle. L’Empire ottoman était la plus grande puissance musulmane indépendante et de beaucoup. C’était même presque la seule. Son souverain se proclamait calife, successeur du Prophète et ombre de Dieu sur la terre. Même en dehors de son Empire, la plupart des Musulmans de confession sunnite (c’est-à-dire de la confession musulmane qui groupe la grande majorité des Musulmans) le reconnaissaient comme tel. Or, en 1840, sans guère se soucier de l’interdiction formelle de l’intérêt, le gouvernement ottoman émet des bons du trésor (qâ’imé) portant intérêt de 8 %. C’est le début de ces fameux emprunts ottomans, de cette « Dette ottomane » flottante, puis consolidée sous forme de titres de rentes depuis 1857 qui joua un si grand rôle dans la décadence de l’Empire. D’un autre côté, le prêt à intérêt était considéré à la même époque dans l’Empire ottoman comme une pratique normale sur laquelle on légiférait sans aucune gêne. Ainsi un firman ottoman de 1288 de l’hégire (1851-2) réduit le taux de l’intérêt à 8 %, le Code de Commerce maritime ottoman adopté en 1863 prévoit normalement des cas de prêt à intérêt, etc, etc… Dans son effort de modernisation plus ou moins irrésolu et surtout handicapé par la suprématie économique européenne, l’Empire ottoman reconnaissait la nécessité de créer des institutions de crédit sur le modèle européen. Une des deux grandes chartes du réformisme ottoman, le khatt-i houmayoûn, du 18 février 1856, prévoit donc la création de banques et cette disposition fut appliquée plus ou moins rapidement. Ces banques devaient avoir les mêmes fonctions que leurs modèles européens. La charte de fondation d’une banque créée par l’État, la Banque agricole, en 1888, prévoit qu’elle prêtera aux agriculteurs au taux de 6 % et qu’elle paiera à ceux qui déposeront leur épargne à ses guichets un intérêt de 4 %.

Dans tout ceci, il n’est pas question de l’interdiction canonique du prêt à intérêt. Il est fort possible que la pratique ait été légalisée du point de vue religieux par une consultation (fatwa) favorable de la plus grande autorité religieuse de l’Empire, le cheikh-ul-Islâm, consultation plus ou moins fondée sur les textes, plus ou moins imprégnée de casuistique. Mais si cette consultation et cette autorisation ont existé, elles ne semblent guère avoir reçu de publicité.

Le premier indice qu’on a pris conscience de la contradiction entre la pratique officielle de l’Empire et la Loi religieuse est un indice négatif et il est bien tardif. En 1877, la Medjellé, sorte de Code civil ottoman, tentative de coordonner, sous l’influence du droit européen, les principes du droit ottoman en tenant compte des prescriptions de l’Islam, omet tout simplement de parler du prêt à intérêt. C’est un silence honteux et d’autant plus significatif. Il faut attendre 1887, à peu près un demi-siècle après la première émission de bons du trésor portant intérêt, pour relever dans la législation ottomane le premier effort, bien timide, pour tenir compte du droit religieux. A cette date, il est spécifié que le taux de l’intérêt sera de 9 %, mais que le montant total de l’intérêt perçu ne devra pas dépasser le principal de la créance. C’est une tentative inavouée, implicite, de jouer sur l’obscurité du passage du Coran sur lequel se fonde l’interdiction de l’intérêt. Treize siècles d’Islam l’avaient considéré comme interdisant tout intérêt. On essaye ici, sans le dire, de l’interpréter comme signifiant seulement l’interdiction de doubler son capital par la pratique du prêt à intérêt.

La première sentence d’une autorité religieuse musulmane traitant en face le problème, s’efforçant de justifier selon le droit religieux une pratique depuis longtemps courante, semble être une fatwa du grand mufti d’Égypte (pays alors sous la suzeraineté théorique de l’Empire ottoman, mais gouverné par un khédive, sous le protectorat anglais) en 1903. Le grand mufti d’Égypte, autorité religieuse suprême dans ce pays, était alors le moderniste Mohammad ‘Abdoh. Encore cette fatwa, légitimant le fonctionnement de caisses d’épargne qui délivraient un intérêt, fut-elle si peu diffusée qu’il a été impossible jusqu’ici à des chercheurs sérieux d’en retrouver le texte. La loi instituant ces caisses d’épargne administrées par les services postaux se mettait aussi d’accord apparemment avec les stipulations religieuses par une série d’astuces assez peu convaincantes. On appelait « dividende » l’intérêt, on spécifiait que le fonctionnement devrait ne pas être contraire au droit religieux (alors que les stipulations de la Loi le violaient, du moins sous sa forme traditionnelle depuis treize siècles) et finalement on excluait là encore le doublement du capital. Du moins tenait-on quelque compte de ce droit alors que soixante ans de législation ottomane l’avaient tout bonnement ignoré.

Ce n’est pas avant cette date, semble-t-il, que les scrupules qu’éprouvaient assurément un certain nombre de Musulmans pieux aboutissent à quelque action concertée. Des essais de crédit gratuit au moyen de coopératives de crédit sont tentées par des Musulmans de l’Inde désireux de mettre en pratique les stipulations du Droit musulman traditionnel tout en reconnaissant les exigences de la société capitaliste moderne. Encore convient-il de signaler que ces essais de faire entrer le Droit religieux dans les faits ont été aussi influencés par le mouvement coopérativiste européen. Ils sont restés d’une portée et d’une extension limitées.

Cette histoire de la législation du prêt à intérêt à l’époque contemporaine peut assez bien servir de modèle. C’est ainsi que les choses se sont souvent passées. Les innovations ont d’abord été acceptées spontanément par des milieux plus ou moins étendus. Les scrupules sont souvent venus ensuite et, en dernier lieu, les sentences des « ulemas », de ceux qui constituent une sorte de clergé en Islam, les savants en loi religieuse. Les fatwas de Mohammad ‘Abdoh autorisant, par exemple, autour de 1900, à manger de la nourriture préparée par des non-musulmans des groupes très restreints et très pieux une pratique tout à fait courante. Bien longtemps avant cette date, à peu près personne en Islam n’appliquait le précepte de droit religieux en cens contraire qui remontait au haut Moyen-Age.

On a souvent invoqué et porté au compte de l’Islam la répugnance au changement observée souvent dans des milieux très défavorisés, surtout chez les paysans pauvres. Mais, quand on étudie de près les cas cités, on s’aperçoit souvent que la résistance venant surtout du fait que l’innovation n’était nullement en concordance avec les besoins réels des populations auxquelles on l’offrait en modèle, voire qu’elle leur apportait des désavantages. C’est ce qu’a montré par exemple G. Destanne de Bernis à propos de maisons modernes que les paysans tunisiens boudaient. Quand on s’est aperçu de leurs défauts par rapport aux nécessités de la vie et des travaux de ces paysans, quand on a offert à ceux-ci des maisons bien conçues en fonction de ces besoins, ils les ont adoptées avec enthousiasme. De même de certaines innovations agraires progressives en elles-mêmes, mais dont l’adoption par les paysans représentait un risque que leur état de misère leur rendait difficile d’envisager. Lorsque les dépenses supplémentaires exigées par ces innovations sont apparues nettement rentables, elles ont été adoptées sans réticence.

Naturellement, tout cela ne signifie pas que le monde musulman n’ait pas passé par une longue période où a dominé le misonéisme, qu’on ne s’y est souvent heurté à une forte résistance à l’innovation.

Mais il est abusif d’expliquer ce phénomène par la religion. Il a été justifié secondairement par la religion, mais il est dû à bien d’autres causes que je ne puis ici élucider en détail et dont toutes d’ailleurs ne sont pas élucidées. La dynamique des structures sociales est sans doute la principale responsable. Mais ici comme ailleurs (et peut-être plus qu’ailleurs) la référence religieuse a servi à sacraliser tout le mode de vie traditionnel. Les exemples abondent de coutumes nées bien avant l’Islam (comme le voile des femmes) ou tout à fait indépendamment de cette religion et qui ont été consacrées comme liées à l’Islam. Devant toute infraction à ces coutumes, les conservateurs ont poussé les hauts cris, dénonçant l’impiété des innovateurs. N’importe quoi, par une liaison toute contingente avec les Musulmans, peut acquérir le statut de pratique musulmane. Pour prendre un exemple qui, ici, à Alger, ne soulèvera pas de contestation, en Éthiopie, l’usage du qât, plante intoxicante, introduite à partir du Yémen par les Musulmans, est considérée par les Chrétiens indigènes comme une pratique spécifiquement musulmane au point qu’après des victoires sur les Musulmans, les rois chrétiens faisaient arracher les plans de qât.

L’hostilité à des réformateurs haïs, surtout quand ils étaient étrangers, s’est souvent aussi présentée sous le masque d’un misonéisme sacral. Je me souviens de ce cimetière musulman de Beyrouth dont, sous le mandat français, les Musulmans beyrouthins refusaient farouchement la transformation au nom de la religion. Le cas s’est souvent présenté ailleurs. L’indépendance acquise, ce cimetière fut rapidement éliminé et on construisit sur le terrain un cinéma ou quelque building de rapport.

Naturellement la résistance à l’innovation a été surtout puissante quand celle-ci heurtait des intérêts. Elle n’en a que plus fortement fait appel à des arguments religieux, que ceux-ci aient été fondés ou pas. Il n’est que de voir la résistance de beaucoup des ulemas syriens aux nationalisations décrétées par le parti Ba’th ou l’argumentation religieuse utilisée au Pakistan par l’idéologue religieux conservateur Mawdoûdi contre la nationalisation des terres. Il est très clair aux yeux de tous que les motivations de ces campagnes n’ont de religieuses que la teinture.

(à suivre)

Maxime RODINSON.

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