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Imbra : Algérie. Une révolte apparemment soudaine…

Textes parus dans Le Monde libertaire n° 722, 20 octobre 1988, p. 6


L’ALGÉRIE a été à feu et à sang durant plusieurs jours. Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il faut connaître la situation d’un pays où la crise et la jeunesse ne font pas bon ménage.

L’Algérie est un pays de pénuries (sucre, café, semoule, thé, riz, etc.), de marché noir (cigarettes américaines, pièces détachées pour automobiles, magnétoscopes, réfrigérateurs, ciment, etc.) et de son corollaire le trafic. Cette situation est ancienne, liée aux politiques d’importation de l’État, privilégiant les biens industriels par rapport aux biens ménagers, et à la vétusté et l’archaïsme des réseaux de distribution.

L’importation des produits alimentaires est planifiée par des bureaucrates année par année, et la distribution assurée par l’État. Or, à tous les niveaux, les rouages grippent, et il n’est pas rare de voir arriver une cargaison dont le stockage et la distribution ne répondent qu’aux contraintes techniques de l’entreprise nationale de distribution, et non aux besoins de la population.

L’année 1988 a été marquée par l’augmentation des pénuries de produits de première nécessité, la semoule plus particulièrement. Rien de plus surréaliste que de comparer les grandes surfaces algériennes et les petits commerçants. Les unes sont envahies par les boîtes de conserve inutiles (jus de fruit, confitures, etc.), les secondes par de l’épicerie fine hors de portée des familles ouvrières algériennes.

Le président Chadli Bendjedid

La semoule hors de prix

Pour compléter le tout, dans leur volonté de redynamiser la production privée, les produits maraîchers sont vendus directement par les paysans. Bien entendu, un certain nombre d’intermédiaires interviennent entre le producteur et le consommateur, faisant des fruits et légumes des produits chers. La viande, elle, coûte plus de 100 francs le kilo.

La vie est chère, et il est difficile aujourd’hui de trouver ce que l’on veut. De plus, le pays a un taux de chômage officiel extrêmement important : 17% de la population active. Mais l’inscription à l’ANPE locale n’est pas obligatoire, ce qui rend l’estimation du chiffre réel difficile. D’autre part, rien ne permet de dire que le chômage n’augmentera pas. Au contraire, avec l’arrivée croissante de jeunes sur le marché du travail et le licenciement de salariés pour cause de rentabilité économique, il devrait s’accroître…

Pour compléter ce tableau, les prix augmentent, mais pas les salaires. Avec l’application d’un statut général du travailleur définissant à la fois la qualification, le salaire et les règles de travail… toute augmentation dépend du gouvernement et ce dernier n’a rien lâché depuis 1985. Toute négociation devra se faire au sommet de l’État entre le syndicat unique, l’UGTA et le gouvernement.

Un malaise social

Ayant le révolte de la semaine dernière, l’Algérie avait été traversée de mouvements de grève, et surtout un mot d’ordre de grève générale avait été lancé — le premier depuis l’indépendance ! Les révoltes sont intervenues dans un climat social dégradé.

La baisse du niveau de vie pour les familles est un des facteurs de ces révoltes. Mais on ne peut les comprendre sans parler de la situation des jeunes. Ils ont été le fer de lance d’un mouvement qui a embrasé toute l’Algérie. En 1980, 1986 et 1987, des villes (Tizi-Ouzou, Constantine, Sétif, Bordj Bou Arreridj, Alger…) avaient été touchées par des émeutes, mais celles-ci ne s’étaient jamais étendues à la totalité du pays. Les jeunes composent plus de 50% de la population algérienne. Ils vivent dans des cités dernier cri, éloignés des centres, sans espace de jeu ou de loisir, difficiles d’accès, bref des cités par rapport auxquelles les pires cités françaises seraient considérées comme des petits paradis.

La situation est encore plus grave, car ces jeunes n’ont aucun avenir. La très grande majorité des jeunes sortent du système scolaire sans diplôme, sans qualification et, pour ceux qui y entrent, il est évident que cela ne mènera à rien. Pour ceux qui obtiennent un bac ou même un diplôme universitaire, le travail n’est pas au bout.

Le faible niveau de qualification des diplômes et l’impossibilité de s’installer en dehors de sa région, en raison de la crise du logement, rendent difficile la découverte d’emplois qui, de plus, se raréfient. Des conditions de vie difficiles, des logements surpeuplés, pas de débouches professionnels et une société qui propose à une minorité ce que l’on fait de mieux de l’autre côté de la Méditerranée, ces éléments ne pouvaient que provoquer la révolte…

Les premières réponses de l’État ont été les balles des fusils mitrailleurs. Mais, en fait, depuis plus de trois ans, il a mis en place des facilités pour la création d’un secteur privé marchand et non marchand. Pour ne pas déroger aux bonnes habitudes, ce sont ceux qui disposent d’argent (hauts fonctionnaires et petite bourgeoisie) qui en tirent le maximum de bénéfices. Le but était de suppléer aux carences flagrantes d’un système ayant privilégié la grosse industrie (complexes sidérurgiques, pétrochimiques, etc.) au détriment des PME. Mais les capitaux se sont orientés vers le secteur marchand, très spéculatif. L’industrie n’en a pas reçu, en raison de l’absence d’une main-d’œuvre qualifiée, de blocages à l’importation de biens industriels et d’un marché trop limité.

Des policiers dans les rues d’Alger

La nouvelle bourgeoisie

Les conséquences de cette politique sont que les bénéfices importants réalisés par cette nouvelle bourgeoisie, et l’argent récupéré par les bureaucrates au centre de tous les « pistons », ne sont pas réinvestis dans l’économie. Ils permettent l’achat de voitures, de magnétoscopes, de maisons ou de logements et engendrent une économie parallèle pour les riches… Les signes extérieurs de richesse sont devenus la marque de la réussite sociale, de la corruption. Ce qui permet de comprendre encore mieux la révolte des jeunes, mais aussi des grèves ouvrières.

Il n’est pas dans notre propos de parler des luttes au sein du FLN. Mais on peut dire rapidement que la petite bourgeoisie réclame une part du pouvoir face aux anciens combattants ou aux intégristes.

L’avenir de l’Algérie est plutôt sombre. La crise économique qui touche ce pays, et qui ne tardera pas a en toucher d’autres, est bien trop profonde. Ce n’est pas un changement de gouvernement — ou même de système politique — qui fera augmenter les recettes pétrolières ou changera la redistribution des richesses.

La révolte des jeunes algériens pose, une nouvelle fois, la question des relations entre révolte et révolution. Il s’agira plus tard d’analyser ce qui s’est passé. Il est clair que la question centrale, aujourd’hui, est la forme de notre soutien aux victimes de la répression. Mais ce qui reste à l’ordre du jour, en Algérie comme en France, c’est le développement de nos idées et de nos pratiques pour réellement provoquer le changement.

IMBRA


HUMEURS

Burn, baby, burn !

« On ne comprend pas ce que veulent les jeunes. Moi, je ne comprends pas. Et vous, vous comprenez ? »

(El Hadi Khediri, ministre algérien de l’Intérieur)

COMME toujours, les dirigeants de là-bas — comme d’ici ou de là — dénoncent une « pègre » soudoyée par des puissances étrangères (1)… Billeusement, les journalistes et « démocrates » de là-bas — comme d’ici ou de là — insinuent la manipulation policière (2).

Intégristes là-bas, communistes ici ou CIA là, tous ils s’évertuent à infiltrer et phagocyter ce qu’ils appellent médiocrement le « mécontentement »… Mais nous, ici, despérados, poètes ou anarchistes, quand de très jeunes gens affrontent la flicaille et la soldatesque au caillou et à la cannette, nous reconnaissons sur l’instant notre propre rage insatiable.

Quand ils dévastent tout ce qui se présente : magasins et boutiques, de luxe comme de survie, immeubles cossus et cités ouvrières, autobus et voitures particulières, boîtes de nuit et monuments nationalistes, palais de justice et collèges, archives et aliments, bureaux politiques et commissariats… ; quand rien, absolument rien du monde qu’on leur impose — sans distinction ni remords — ne trouve merci sous leur boutoir implacable ; c’est notre propre haine de l’ordre établi, du veux monde, de l’ennui quotidien résigné ; c’est notre propre désir de table rase et de vraie vie qui se réfléchissent en eux.

Et quand, pour seuls revendications et slogans, ils proclament : « Jeunesse debout ! » et « Il faut que ça change ! », c’est, naïvement et génialement résumés, nos propres revendications et slogans qu’ils hurlent.

Mais, là-bas, ce n’est ni Paris ni Chicago, ni même Varsovie. Et, comme à Santiago, à Gaza, à Rangoon, à Séoul, ce sont les mitraillettes qui répondent. Et forcent ainsi notre admiration solidaire pour le terrible cran, pour la volonté déterminée de la jeunesse algérienne, pour son héroïsme arrogant.

Solidarité totale qu’il est de première urgence de manifester publiquement…, avec eux, avec leur mouvement et leurs actes. Le seul vandalisme, la seule barbarie sont du côté de ceux qui tirent sur la foule en lutte, qui massacrent la jeunesse soulevée. Et qui s’apprêtent à asséner de lourdes peines à des milliers d’émeutiers prisonniers.

Ne laissons pas enchaîner ni saigner la jeunesse algérienne. Harcelons les représentants en France du sanglant Chadli, de messages écrits et téléphoniques (3). La révolte seule, la révolte même est créatrice de lumière. Cessez-le-feu immédiat contre la colère. Liberté sans conditions pour les insurgés arrêtés. Ecchabab akbar ! (4)

Jimmy GLADIATOR
(revue « Camouflage »)


(1) Versailles, 1871 ; Agence Tass, Budapest 1956 ; Christian Fouché, ministre de l’intérieur, Paris 1968…

(2) Paris 1893-1894 ; Petersbourg 1905 ; Amsterdam 1966 ; Georges Marchais 1968 ; Georges Séguy 1979 ; télévision française 1986…

(3) Ambassade d’Algérie. 18, rue Hamelin, 75016 Paris (tél. : 45.53.71.49) ; Amicale des Algériens en Europe. 13, boulevard Rochechouart, 75009 Paris (tél. : 42.65.37.60)

(4) « La jeunesse est la plus grande ! »

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