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Colette Audry : Droit à la différence et identité

Article de Colette Audry paru dans La nouvelle revue socialiste, n° 34, octobre 1978, p. 39-42


Dans Le Matin de Paris du 31 juillet, on a pu lire quelques déclarations de Bernard-Henri Lévy, en réponse à des questions posées par Catherine Clément sur « L’identité juive », et notamment : « Je crois d’abord que s’interroger sur l’identité juive, c’est déjà l’avoir perdue… »

« Je suis de ceux qui pensent que la Révolution Française, par exemple, en proclamant l’égalité juridique des juifs, a aussi résolu la question juive de la pire manière : en prétendant liquider le juif comme tel, en sa différence. Car je suis aussi de ceux qui pensent que le nazisme n’eût pas été ce qu’il fut sans cette forme spécifiquement juive de la servitude volontaire qu’était l’intégrationnisme… dans cette Allemagne-là (1), les juifs avaient perdu jusqu’à leur capacité de résistance… ».

Cette série d’affirmations a au moins le mérite d’exprimer en termes extrémistes à la fois un état d’esprit ambiant et des présupposés (généralement implicites, toujours mal définis) concernant des notions telles qu’identité ou droit à la différence. Or, les présupposés en question sont à la base de prises de position — ouvertes celles-là — et de revendications qui finissent par couvrir le champ politique tout entier, qui tendent toutes à contester violemment les méthodes de pensées marxistes en général (B.-H. Lévy parle, dans la même interview de « l’ignoble tentation de la médiation dialecticienne ») et la politique de l’Union de la Gauche en particulier, la question de « l’identité juive » n’étant qu’un point d’application de tout le mouvement de pensée. L’objectif visible des attaques est le marxisme — assimilé purement et simplement au marxisme-léninisme-stalinisme et aux régions de l’Est, car cette pensée procède par amalgame et refuse toute analyse soutenue. Mais le marxisme ainsi conçu n’est pas le seul objectif et n’est pas le seul important. Les déclarations de B.-H. Lévy le montrent bien : l’autre objectif, ce sont les Droits de l’Homme et du Citoyen, tels qu’ils furent énoncés par les révolutionnaires de 89.

Dans l’esprit des Constituants, l’égalité devant la loi impliquait la reconnaissance des différences entre individus. C’était bien parce que les hommes s’avéraient différents les uns des autres que la proclamation de leur égalité avait un sens : elle signifiait que l’existence de ces différences ne pouvait en aucun cas mettre en cause l’appartenance pleine et entière de tous à l’espèce humaine. C’était vrai des différences naturelles (couleur de la peau), mais aussi des différences d’opinion (« nul ne peut être inquiété pour ses opinions même religieuses »), c’était vrai des différences de fortune et de situation à la la naissance : le roturier est déclaré l’égal de l’aristocrate, le pauvre du riche.

Sur ce dernier point il est à noter que l’ordre social n’était pas remis en cause puisque la propriété — la propriété en général, sous quelque forme que ce soit – figure dans l’énumération des Droits de l’Homme au même titre que l’égalité, la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression. Mais il est entendu que les différences de situation à la naissance ne sauraient justifier des inégalités supplémentaires.

Il reste :

1. Que les révolutionnaires de 89 avaient principalement en vue les différences qui avaient légitimé les privilèges et les formes d’oppression les plus criants de leur temps (avant tout les différences dues à la naissance et à la religion professée), passant à côté de ce que nous appelons aujourd’hui les différences culturelles (langues, coutumes, littérature et particularismes provinciaux) ; ce qui allait permettre à l’effort centralisateur d’organisation et de défense de la République de se déployer sans rencontrer d’autre opposition que de caractère politique à ses yeux (guerre de Vendée).

2. Que, dès le départ, les principes affirmés allaient subir dans leur application des limitations considérables.

Les femmes, éveillées à la vie politique sur la foi de ces principes, apprirent ainsi que le mot « homme » n’était pas un terme générique et qu’elles étaient exclues de l’universalité humaine. Il leur a fallu entre 120 et 160 ans pour s’y faire réintégrer. Était exclue également de cette humanité mâle, par des constitutions censitaires, la masse des non-possédants.

3. Que la Révolution française, en supprimant les ordres, mais en ignorant les classes, en accordant l’égalité juridique à tous les individus, mais en abolissant les corporations et en interdisant le droit de coalition formes allait laisser la voie libre à toutes les formes d’oppression et d’exploitation du capitalisme naissant.

La critique de l’idéologie de 89 a été faite sur les deux bords selon qu’on partait de la première des observations qui précèdent (critique de droite) ou des deux suivantes (critique de gauche).

La critique de gauche, qui commence dès le Directoire avec la Conjuration des Égaux et qui inspire le combat des démocrates pour le suffrage universel, le féminisme et le socialisme ne vise pas à détruire les principes — même quand elle s’exerce avec le plus de vigueur — mais bien plutôt à les inscrire vraiment dans la réalité. La critique de Marx qui fut la plus conséquente, se fonde sur l’analyse de la société pour dénoncer le caractère abstrait de ces principes : l’universalité de la nature humaine n’est pas une donnée, elle est devant nous, à réaliser, au terme du renversement du régime capitaliste. La critique de droite, qui devait trouver son expression la plus achevée dans le parti de l’Action française a pris prétexte du caractère centralisateur à l’extrême de la Révolution et des régimes auxquels elle devait donner naissante et a toujours mis en avant les différences entre les hommes ou les groupes sociaux pour revenir à un régime politique inégalitaire. Cette critique-là vise à abolir les principes de 89 en les identifiant à « l’esprit jacobin » qui est, en fait, autre chose.

la critique maurrassienne

C’est en recourant à la menace de l’uniformisation, du « nivellement par le bas » et en évoquant l’épouvantail de la fourmilière humaine que la droite, depuis la fin du XIXe siècle, a trouvé ses arguments mobilisateurs.

C’est en brandissant la différence comme une arme qu’elle rassemble ses troupes. La défense des hiérarchies sociales par un Charles Maurras, le nationalisme du même Maurras, son antisémitisme et, plus tard, celui des nazis, ont toujours mis en avant une ou des différences cultivées, préférées, magnifiées. Les différences entre les hommes et les groupes humains ont le pas sur l’appartenance à l’espèce humaine. En d’autres termes, la différence est un irréductible — ou tend vers l’irréductible. Pour Maurras, le juif (voire le protestant) ou l’étranger, est un individu d’une autre espèce. Pour Barrès, le déracinement (c’est-à-dire l’oubli ou le simple éloignement de sa province d’origine) est une tare.

La triple équivoque de cette pensée réside

1°) dans la fabrication d’un amalgame arbitraire, de particularités réelles ou supposées, acquises ou transmises, qui est présenté comme l’identité du groupe auquel on appartient ;

2°) dans l’assimilation de cette identité à la nature profonde du groupe, à sa différence essentielle ;

3°) dans l’affirmation de la supériorité du groupe, du fait de cette différence.

le messianisme « christo-marxiste »…

De nos jours, cette idéologie a perdu de sa virulence en tant qu’idéologie de droite, au fur et à mesure que des secteurs de gauche de plus en plus nombreux étaient amenés à prendre en considération les méfaits de la centralisation et à prendre en charge dans leur combat la défense de revendications spécifiques (à l’autonomie régionale, au droit pour les groupes ethniques ou provinciaux de parler leur langue, de maintenir et de rénover leurs cultures propres, au droit pour les associations et les groupes d’affinité de disposer de certains pouvoirs). La conquête de tout un terrain culturel de caractère populaire jadis confisqué par la droite non seulement représente pour la gauche un atout important dans son effort de propagande, elle peut surtout assurer des garanties dans l’avenir contre les processus de bureaucratisation toujours à redouter.

Mais cela, à condition que les hommes de gauche fassent vraiment leurs ces thèmes nouveaux pour eux, c’est-à-dire qu’ils ne se laissent pas contaminer par les modes de penser réactionnaires qui les ont longtemps habillés. Et tel n’est pas toujours le cas. Nous n’avons pas en vue les « nouveaux philosophes » eux-mêmes, puisque aussi bien ils récusent les notions de droite et de gauche. Mais si nous avons pris pour point de départ de cet article les propos de B.-H. Levy c’est parce qu’ils reflètent à la façon d’un miroir un peu grossissant les glissements qui ont tendance à s’opérer. Il s’agit dans ces déclarations de « l’identité juive », il pourrait s’agir, avec d’autres interlocuteurs de l’identité féminine, bretonne, occitane.

C’est la Révolution française qui est d’emblée visée et condamnée pour avoir « prétendu liquider le juif dans sa différence », sans tenir aucunement compte qu’aux yeux des hommes du XVIIIe siècle la différence du juif ne pouvait résider que dans sa pratique religieuse et que celle-ci fut reconnue aux juifs par la Législative en septembre 1791. Ce n’était pas un acte d’intégration nationale, c’était la réintégration proclamée des juifs dans l’humanité. L’intégration nationale, c’est par Napoléon qu’elle fut entreprise en 1807, non par les hommes de 89. Et c’est ainsi que, pour B.-H. Lévy, par l’effet de l’illusion intégrationniste, la Révolution française a fait perdre aux juifs cent quarante ans plus tard, à l’arrivée de Hitler « leur capacité de résistance ». Il ne semble pas que, dans la Russie tsariste à laquelle on ne peut reprocher un quelconque intégrationnisme, la capacité des juifs ait été plus grande contre les pogroms des cosaques que dans l’Allemagne nazie contre ceux des S.S. Si dans l’un et l’autre cas, les juifs ont été massacrés sans pouvoir se défendre ne serait-ce pas plutôt lié au fait que les principes de 89 n’avaient jamais pénétré dans la Russie autocratique et avaient été piétinés dans l’Allemagne nazie ?

Quant à la définition (ou plutôt à l’évocation) de l’identité juive elle-même par B.-H. Lévy, trois choses sont à noter. La première est que cette évocation donne lieu à une dépréciation violente de ce qui est autre que le juif : le prophétisme juif ne se laisse pas aller à « l’ignoble tentation de la médiation dialecticienne », l’état d’attente, de vigilance qui caractérise le juif est « autre chose que le plat, le classique messianisme christo-marxiste ». Est-ce intentionnellement que cette dernière expression a été calquée sur le terme nazi de « judéo marxiste » ? On voit que la différence est bien posée ici comme une supériorité et brandie comme une arme contre les autres. Il s’agit bien d’un particularisme belliqueux analogue à celui dont pouvaient se réclamer les royalistes ou les nationalistes.

En second lieu, l’identité juive, c’est « un être propre, un propre rapport au monde ». Et peu importe que cet être soit un héritage de l’histoire et puisse être encore susceptible, à ce titre, de variations (quant à l’idée qu il pourrait aussi résulter d’un conditionnement actuel, elle est repoussée : on naît juif, on ne le devient pas). Cet être semble aujourd’hui s’être concentré en une essence inaltérable :

« Israël n’est pas une religion mais une catégorie morale. Non pas même peut-être une catégorie morale, mais presque une catégorie de l’être ».

La différence a maintenant accédé au plan métaphysique, elle est devenue imperméable et irréductible à ce qui n’est pas elle. La communication est autant dire coupée avec le reste de l’espèce humaine.

Tout cela implique, en dernier lieu, qu’il ne peut y avoir plusieurs façons d’être juif, il n’y en a qu’une. La preuve en est que, pour un juif, s’interroger sur son « identité » (s’interroger seulement), c’est déjà l’avoir perdue. Ceux qui prennent, par rapport à leur identité de juif, la simple distance que nécessite le questionnement, qui n’adhèrent pas entièrement à leur être juif sont jetés incontinent pardessus bord, comme les Lorrains déracinés de Barrès. Et prenons garde que ce qui leur est ainsi interdit, c’est la différence, individuelle à l’intérieur de la catégorie. On découvre au bout du chemin que, pour mieux revendiquer sa différence à l’extérieur, le groupe en est venu à exercer à l’intérieur de lui-même un terrorisme uniformisant.

Nous pensons qu’un tel processus tend à s’engager dès que l’on commence à revendiquer « le droit à la différence » en tant que tel , (formule tellement à la mode dans les milieux de gauche et jusqu’au Parti Socialiste), c’est-à-dire où l’on pose la différence comme une réalité en soi qui oppose le groupe dans une attitude de défense agressive à tout ce qui n’est pas lui, qui polarise son attention sur la définition-fabrication d’une identité essentielle (juive, féminine, régionale, etc.) et qui le pousse à enfermer rigoureusement les siens dans cette identité afin de la préserver coûte que coûte.

Une critique complète de la revendication du droit à la différence devrait procéder à une revue analytique de tous les cas à propos desquels cette revendication s’élève aujourd’hui On s’est borné ici à en critiquer le principe dans la mesure où il contredit la véritable fin du socialisme qui est la libération des individus dans leur diversité individuelle, par delà toute différence de sexe, de groupe, d’origine de catégorie, de culture, de religion ou de doctrine.

Colette AUDRY.


(1) L’Allemagne hitlérienne.

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