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Jean-Paul Rocher : Offense à président

Article de Jean-Paul Rocher paru dans Le Monde libertaire, n° 584, 12 septembre 1985

MÊME si à l’occasion on n’hésite plus des deux côtés de la Méditerranée à chanter les louanges de la coopération franco-algérienne, l’exemple de la « question des enfants séparés de l’un des parents » est là pour nous rappeler que bien des problèmes ne peuvent être abordés sans au préalable multiplier un luxe de précautions.

Vingt-trois ans après l’indépendance, des tabous persistent et ce n’est pas sans ironie que l’on peut noter, à l’occasion de la dernière visite de Fabius, qu’en dehors des communiques officiels lénifiants repris par la presse rien ne filtre. Dans ce contexte diplomatique assez lâche où l’hypocrisie est de rigueur le livre de Mezioud Ouldamer Offense à président (1) nous propose à point un tableau de la situation du côté des sans grade (obligés de vivre les décisions gouvernementales) plein d’enseignement.

Témoignage exceptionnel, Offense à président n’a cependant rien pour ravir les amateurs d’aventure spectaculaire et encore bien moins tous ceux qui abandonnent la vérité aux « historiens », en attendant que les années passent pour se prononcer.

Mezioud Ouldamer se prononce, car il n’a pas eu le temps d’oublier ce qui lui était arrivé, suspect suspecté, emprisonné abusivement, alors qu’aucun délit réel ne pouvait être retenu contre lui, il a passé quatorze mois dans les « chambres de sûreté » de l’État algérien. Dans des conditions historiques particulières, c’était peu après les événements de Tizi-Ouzou en avril 1980 (voir la brochure L’Algérie brûle, éditions Champ libre 1981),

« à la seule mention du mois d’avril 1980, on voyait tous les policiers d’Algérie se ronger les poings d’impuissance, les populations avaient osé cracher sur leur autorité. »

L’auteur, résidant à Médéa depuis cinq ans, nous montre à travers les circonstances de son arrestation, liée à une grève sur un chantier du bâtiment, où il occupait un poste subalterne, avec quel mépris les ouvriers sont traités et dans quelles conditions ils travaillent. Mais il nous montre surtout avec quel courage ces mêmes ouvriers osent manifester leur détermination.

« Dans un tel climat, on peut comprendre mon étonnement devant la résolution dont ils faisaient montre. J’ajouterai que des foules de chômeurs défilaient au chantier, à la recherche d’un emploi. J’en ai vu qui s’abaissaient à supplier, prêts à accepter n’importe quelle besogne en échange de n’importe quel salaire. Je fis d’ailleurs remarquer la chose aux grévistes, et on me répondit :

— Nous restons sur le chantier ; on ne laissera maintenant personne se faire embaucher à notre place.

« Je quittai le chantier un peu plus tard. en me disant que ce que les ouvriers venaient de faire était déjà beaucoup de chose. On n’insulte pas un bureaucrate impunément. (…) »

« Je ne reverrai plus le chantier. Je n’avais rien pu faire pour les grévistes, et je ne connaîtrai jamais le résultat de leur action. Le soir même, je quittais Médéa pour me rendre chez mes parents, à Tizi-Ouzou. J’y fus retenu jusqu’au 18 décembre, et c’est le lendemain que les gendarmes devaient venir frapper à ma porte. »

Mezioud Ouldamer qui avait rédigé, avant ce conflit, un rapport destiné à attirer l’attention des autorités compétentes quant aux mauvaises conditions de travail, se voyait bien sûr tout désigné pour être aux yeux de la police l’instigateur de la grève. L’Algérie, comme toutes les bureaucraties populaires, justifie ses échecs en cherchant des boucs émissaires,

« on ne trouvait peut-être pas de pommes de terre sur le marché, mais on découvrait chaque jour quantité de saboteurs et autres réactionnaires. »

Quand l’arbitraire règne, le suspect devient alors le jouet d’une machinerie implacable, qui répond toujours au même scénario, toutes les polices procèdent de la même façon pour écarter un individu gênant. Il faut du temps pour comprendre ce qui vous arrive et la détention vécue dans un univers carcéral totalement corrompu (où, des gardiens aux avocats, chacun profite des détenus) devient un combat permanent pour sauver sa dignité. C’est à travers maintes péripéties que l’auteur nous démontre comment dans un climat « bon enfant » on arrive à abaisser l’homme. La lumière crue que jette Mezioud Ouldamer sur cet aspect particulier de la société algérienne éclaire d’un jour nouveau ce qui pour certains encore apparaît comme les débuts prometteurs d’un pays en voie de développement, qu’il faut savoir ménager et surtout ne pas critiquer. Décidément, ce livre est mal venu et si c’était justement cela qu’on reprochait à Mezioud Ouldamer avant même son arrestation. Est-ce encore ce qui empêchera son livre d’être lu ? On peut se poser la question.

Jean-Paul Rocher


(1) « Offense à président », éditions Gérard Lebovici, 1985, 231 p., 70 F.

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