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Julie Desgranges : Tiers-mondisme, rêves et réalités

Article de Julie Desgranges paru dans Agora libertaire, n° 32, avril-mai 1986, p. 4-5


« On ne doit pas se taire sous prétexte qu’il faut sauver ce qui peut être sauvé »

IL est bien connu que Staline, par son seul regard, multipliait par trois la production de blé en Ukraine. Mais, uniquement s’il le désirait…

Mao fit mieux : grâce aux instructions contenues dans un fascicule rouge, tous les chinois eurent ce don.

EN France, la guerre d’Algérie fut le point de départ de la vague tiers-mondiste. Le livre de Frantz Fanon, « Les damnés de la terre », paru en 1961, dénonçait les méfaits du colonialisme et il devint vite l’ouvrage de référence pour tous ceux que les dramatiques événements algériens avaient ébranlés. Le retentissement des « Damnés » fut augmenté par la préface fulgurante que Sartre lui consacrât. Celui-ci venait, depuis peu, de quitter les « compagnons de route » du PCF et son texte allait poser les jalons d’un tiers-mondisme culpabilisant, puisqu’il écrivait :

« ayez le courage de lire Fanon : pour cette raison qu’il vous fera honte et que la honte, comme disait Marx, est un sentiment révolutionnaire ».

Les dés étaient jetés : pendant vingt ans, tiers-mondisme et lut-tes anti-impérialistes, se trouvèrent intimement mêlés. Le tout en version marxiste-léniniste.

Tous les tiers-mondistes ne se coulèrent pas dans ce moule. Des cathos de gauche aux libertaires, en passant par les situationnistes et S. Leys, nombreux furent ceux qui tout en scandant : « Halte aux impérialismes, » refusaient de crier : « Hô ! Hô ! Hô chi Minh ! ». Mais le vent de l’histoire ne leur était pas favorable. Et si leurs opinions n’étaient pas toujours attribuées à la CIA, elles étaient très rarement entendues. L’époque était à l’intégrisme marxiste-léniniste.

Après Marx, avril. Après Mao, juin.

« COMME UN POISSON DANS L’EAU »

LES Guevaristes ouvrirent la voie. Cuba fut la première écharde dans l’empire yankee. Fidel fermait les casinos de Batista et, enfin, le « peuple » cubain connaissait la liberté. Surtout il oubliait la faim. Dans toute l’Amérique latine, Guévara allumait des incendies qui devaient chasser les Américains et donc, automatiquement, grâce à la présence d’un « authentique parti révolutionnaire », mettre en place les « conditions objectives d’un véritable développement ». La langue de bois, traduite en langage tiers-mondiste fit alors recette. En la matière, les Maos furent des artistes.

Après avoir tâtonné, hésité sur le Vietnam, ils « s’éclatèrent » littéralement sur la Chine. Enfin ils avaient trouvé « le » modèle. Les staliniens les plus orthodoxes purent avec émerveille-ment reconnaître leurs petits. M. Loi, en 1973 écrivait ainsi :

« Si, après une journée bien remplie en Chine, vous n’avez entendu personne grogner, … c’est un signe de la fraternité fondamentale. de la probité quasi passionnée, de l’altruisme attentif de l’homme socialiste » (sic).

Aragon écrivant des odes à Staline avait-il fait mieux ? Difficile de trancher. De Régis Debray (conseiller du prince il y a peu) à ces maos, les thèmes étaient communs. Et, à défaut de l’Amérique centrale c’était la Chine qui devenait le nouveau monde. Mieux, elle était le modèle à suivre pour tous les pays sous-développés.

« LE GRAND BOND EN AVANT » EN FERMANT LES YEUX…

IL est bien connu que Staline, par son seul regard, multipliait par trois la production de blé en Ukraine, Mais, uniquement, s’il le désirait… Mao fit mieux : grâce aux instructions conte-nues dans un fascicule rouge, tous les chinois eurent ce don. A 10 000 km de là, en France, les zélateurs du nouveau culte, sans la moindre nuance, propageaient la « bonne nouvelle ». De la fringante intelligentsia parisienne formée à Normale Sup jusqu’aux modestes « sponts » de banlieues, tous participaient de la même religion. Le Tiers monde, c’était simple : des pays affamés, dominés par l’impérialisme yankee et ses sbires. Le développement serait aussi très simple : le « peuple entier » met tin à la dépendance et le parti, soutenu par une « saine » idéologie, donne à manger à 700 millions de chinois. De l’Afrique à l’Asie, la solution était trouvée. La preuve se trouvait en Chine. Les rares mécréants qui mettaient en doute le dogme ne pouvaient, bien sûr, qu’être des suppôts de Satan. En langage moderne, ils étaient payés par la CIA. S. Leys, qui dénonçait ce type de charlatanisme, fit les frais d’une telle dévotion. Son bouquin, « Les habits neufs du président Mao », dans lequel il dénonçait la répression, le totalitarisme et émettait des réserves quant à la croissance économique, fut mis à l’index.

Il est difficile d’imaginer combien prégnante fut cette « analyse » du Tiers monde. Tous les chercheurs, tous les politologues en furent imprégnés. Peyrefitte lui même, en « fin » sinologue, put écrire que :

« … Les chinois ne ressentent pas la privation des libertés parce qu’ils ne les ont jamais pratiquées… »

A travers ce fatras idéologique, le Tiers Monde n’était qu’une entité famélique et prolifique. La solution chinoise était la seule et la meilleure. Et du moment que la population se nourrissait, qu’importait la répression, les camps, l’absence de liberté. Le tiers monde, c’était alors, l’URSS des années 30.

Le ciel gauchiste était rempli d’idoles

LE REFLUX RELIGIEUX

PLUSIEURS phénomènes contribuèrent à éclaircir les rangs maoïstes. Mais avant de découvrir l’absurdité de leurs idoles, c’est sur la possibilité de « leur » révolution, en France, qu’ils perdirent la foi. Les plus tenaces, les plus religieux, se mêlèrent à la vague hippie qui s’effilochait déjà, et partirent à la « rencontre du Tiers monde. Le « Spont » devint le « paumé » de Katmandou. Il n’alla pas cultiver la terre au Sahel, comme le faisaient depuis longtemps des cathos de gauche, mais il partit vers l’Inde où, là, les pauvres étaient vraiment pauvres, et où, l’extrême sous-développement correspondait le mieux à cette image d’Épinal qui lui avait servi de modèle de référence pendant des années. Incapable de s’intégrer (on ne rêve pas éveillé), il resta dans une marginalité plus ou moins enfumée. Quelques rapatriements sanitaires évitèrent parfois le pire. Tout le monde n’est pas Rimbaud !

Mais les Maos convertis aux joies du tourisme désabusé ne furent pas très nombreux. C’est peut-être dommage…

Le gros des troupes resta en France. Et certains découvrirent vite les « principes de réalité » ; ils décidèrent alors de tirer un trait sur ce qu’ils qualifièrent de syndrome de l’adolescence. C’est pourquoi, beaucoup d’entre eux aujourd’hui sont proches du pouvoir ou plus exactement, font partie de la couche sociale qui a le pouvoir. Cette ascension sociale n’a rien en soi de particulier ; elle est même logique. Ce qui est par contre original, c’est l’analyse que ces anciens maos produisent sur le monde et notamment sur le Tiers monde.

D’UN CERTAIN TIERS-MONDISME A L’OCCIDENTALISME

FREUD s’en régalerait. En effet, ces anciens maos, devenus des cadres « responsables », non seulement reprennent les idées les plus éculées mais ils s’acharnent en outre à les justifier avec cynisme. Par un mouvement de pendule magique, la Chine n’est désormais peuplée que de camps de concentration, l’URSS n’est qu’un immense goulag et, bien sûr, le Tiers monde n’existe pas, c’est un rêve d’adolescent.

L’apologie de l’anticommunisme, du libéralisme, sont donc à l’ordre du jour. Parmi les nouveaux zélateurs, il faut donner la palme à « Liberté sans frontière » qui depuis deux ans essaime ce type d’idées quand certains de ces membres ne vont pas jusqu’à prier Reagan d’intervenir plus massivement aux côtés des « contras » nicaraguayens.

Si les communes populaires ont sombré, pour ces ex-léninistes, si peu marxistes, une seule solution existe : le capitalisme.

Étrange histoire que celle de certains maos. Croyant inventer la Chine, ils découvrent aujourd’hui l’Amérique. Le Tiers-mondisme qu’ils s’étaient inventé est mort depuis longtemps. Restent des millions de gens dominés par les différents impérialismes et qui, aujourd’hui, par leur misère, même si elle est diverse, attestent du vrai sous-développement d’une grande partie de la planète.

Julie Desgranges


LIBERTÉ SANS FRONTIÈRE

CETTE association a été créée en janvier 1985. Ses dirigeants font partie, certains du CIEL (Comité des intellectuels pour l’Europe des libertés) d’autres de l’internationale de la Résistance. On y trouve donc Le Roy Ladurie, J. F. Revel, A. Besançon et J.-Cl. Casanova, expert de la Trilatérale. Le lien étroit entre tous ces gens c’est l’anticommunisme soviétique lié à un attachement profond aux « valeurs » de l’Occident.

L’originalité de cette association c’est bien sa filiation avec « Médecins sans frontières », qui consacre 5% de ses ressources à la financer. Les buts de LS.F. annoncés par R. Bremen et Malhuret, dirigeants de MSF et de LSF à la fois, sont simples : « susciter des recherches pragmatiques (dans le Tiers monde) hors de l’idée qu’il n’y a qu’un modèle possible et qu’il faut le suivre. »

Effort louable qu’on ne pourrait que saluer si… Utilisant la renommée de MSF, ce sont essentiellement des libéraux qui se lancent dans l’anti-tiers-mondisme. Si pour eux, en effet, il n’y a plus de Tiers monde, les Etats progressistes sont tous pro-occidentaux, comme par hasard.

LSF pourra-t-elle entraîner MSF dans sa foulée ?

L’entrée de Malhuret dans le gouvernement Chirac éclaircit en tout cas les orientations politiques de LSF.

Une réponse sur « Julie Desgranges : Tiers-mondisme, rêves et réalités »

Encore un article éclairant sur l’actualité. Il pourrait être complété par l’héritage conscient ou inconscient de ce tiers-mondisme mao-stal dans la « gauche » dite radicale. En fait, le maoisme, cette mauvaise farce sanglante, a imprégné tout l’arc-en-ciel politique, de la gauche la plus fausse à la droite la plus vraie.
Un détail sur Aragon : son « ode à staline » est un mythe (encore plus ici, où on lui en attribue plusieurs). L’ode à staline est un poème de 1950 d’Eluard.

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