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Daniel Guérin : Deux réquisitoires contre le « communisme »

Article de Daniel Guérin paru dans Arguments, n° 6, février 1958, p. 10-13


Deux livres viennent de paraître simultanément, qui nous incitent à repenser les fondements idéologiques du bolchevisme celui de Milovan Djilas – le prisonnier de Tito – et celui de Michel Collinet. Bien que conçus par deux hommes de tempérament et d’origine différents à partir de méthodes assez divergentes, ils aboutissent à peu près aux mêmes conclusions et présentent à peu près les mêmes qualités aussi bien que les mêmes défauts.

Un de leurs mérites est de souligner que la conception blanquiste du Parti, formulée par Lénine à partir de 1901, contenait au moins en germe le communisme totalitaire de l’ère stalinienne. Djilas comme Collinet soulignent que le monopole idéologique de la direction du Parti, en l’espèce de Lénine lui-même, prétendant incarner les aspirations objectives de la société (2), était, en fait, une conception idéaliste de l’histoire qui aboutira, plus tard, à un complet monopole de l’appareil bureaucratique sur ladite société (3).

Où les deux auteurs divergent, c’est à propos de l’excuse historique de la « nécessité ». Djilas, encore incomplètement affranchi des conceptions autoritaires dans lesquelles il a été formé, croit que la réussite de la Révolution, qui avait à défendre son existence même, puis l’indispensable industrialisation de l’U.R.S.S., exigèrent l’instauration d’une tyrannie. Collinet, au contraire, reproche à Lénine d’avoir, le premier, fait de la nécessité une vertu et ne pense pas que la dictature totalitaire découlait nécessairement des circonstances difficiles de la guerre civile (4).

Tout en établissant une filiation entre le léninisme et le stalinisme, les deux auteurs soulignent, à juste titre, qu’en aucun cas les deux régimes ne sauraient être confondus et que des différences de nature très importantes (et qui ne sont pas de simples « nuances » comme il échappe une fois à Collinet) les distinguent : des formes encore révolutionnaires du temps de Lénine ont été transformées sous Staline en formes réactionnaires.

Collinet connue Djilas – et c’est la partie la plus solide de leur travail – donnent une description à la fois brillante et implacable de la « nouvelle classe » privilégiée, de la bureaucratie féodale qui s’est emparée du pouvoir en U.R.S.S. (5). Pour Collinet la société russe actuelle réalise « la plus parfaite absorption de la société par l’État que l’histoire ait jamais vue » et pour Djilas l’histoire moderne n’a pas enregistré de régime opprimant les masses de façon aussi brutale, inhumaine et illégale. Les moyens qu’elle a mis en œuvre constituent « une des pages les plus honteuses de l’histoire humaine ». Et, dans une belle envolée, il oppose l’idéalisme, le dévouement, l’esprit de sacrifice du communisme originel à l’opportunisme, à l’intolérance, à la corruption, à la stagnation, à la décadence intellectuelle du « communisme » contemporain. L’analyse de la « nouvelle classe », de la façon dont elle exploite la classe ouvrière, de sa mauvaise gestion économique, est plus poussée chez Djilas que chez Collinet : Djilas – et c’est l’intérêt principal de son livre – est un témoin qui a vécu le mal du dedans.

Les deux auteurs sont d’accord pour dénoncer la soif et l’obsession du pouvoir chez les oligarques « communistes », également pour stigmatiser la transformation du marxisme en un dogmatisme en une scolastique essentiellement stériles et conservatrices.

Collinet comme Djilas reprochent non sans raison, à Trotsky, et presque dans les mêmes termes, de s’être montré incapable, malgré l’immense mérite de son réquisitoire contre le stalinisme, de qualifier sociologiquement, de mettre pleinement a nu le sens du « communisme » contemporain (6). Pourquoi ? Parce qu’il manquait de recul, selon Djilas, parce qu’il s’obstina jusqu’à sa mort à ne pas remettre en cause les conceptions d’organisation léninistes, selon Collinet. Il y a probablement du vrai dans l’une et l’autre de ces explications.


Mais les deux livres sont entachés, selon moi, d’un certain nombre d’erreurs graves que je voudrais maintenant relever.

Tout d’abord, ils témoignent l’un et l’autre d’une totale incompréhension du concept de la « révolution permanente ». Collinet a le tort de considérer le célèbre texte de Marx de mars 1850 comme un accident sans importance dans l’histoire de la pensée marxiste, comme une crise éphémère de « blanquisme » dont son auteur se serait vite remis. Djilas et lui tirent des déductions erronées d’une constatation exacte, à savoir que la « révolution permanente » se manifeste de façon plus accusée dans des pays arriérés où il est plus facile de sauter directement, par dessus l’étape capitaliste de la féodalité au socialisme. Mais ils se trompent en concluant que le marxisme révolutionnaire n’est applicable qu’aux pays sous-développés et qu’au contraire il n’a aucune chance dans les pays hautement industrialisés. Soutenir par exemple, comme le fait Djilas, que dans un pays comme l’Allemagne le réformisme seul pouvait l’emporter, c’est oublier que, de 1918 à 1933, le prolétariat allemand a été, à plusieurs reprises, à deux doigts de la victoire et que, sans les erreurs que lui a fait commettre la satellisation moscovite, il eût très probablement aboli le capitalisme le plus avancé d’Europe (7).

Par ailleurs, les deux ouvrages n ‘insistent pas suffisamment sur les aspects relativement progressifs du communisme au pouvoir. L’un et l’autre, pourtant, mentionnent en passant certains d’entre eux. Collinet admet que les bourgeoisies nationales ont été éliminées, les paysans pauvres libérés de la tutelle des grands propriétaires et des usuriers, l’industrialisation accomplie, Djilas que la propriété collective des moyens de production a permis de réaliser des progrès extraordinairement rapides dans certains secteurs de l’économie. Mais le Yougoslave se contredit en prétendant, contre l’évidence, qu’aucune grande découverte scientifique n’a été faite sous le régime soviétique et que dans ce domaine l’U.R.S.S. est probablement à la remorque de la Russie tsariste ! Et, dans les conclusions finales des deux livres, l’aspect progressif est oublié, le bilan présenté comme beaucoup trop négatif.

De même, en ce qui concerne les possibilités d’évolution du régime post-stalinien, les deux auteurs font preuve d’un pessimisme à mon avis excessif. Certes, ils ont raison de soutenir l’un et l’autre que le régime Khrouchtchev est un pragmatisme conservateur totalement dépourvu d’idées ; raison aussi de souligner les limites relativement étroites de la déstalinisation et de se montrer sceptiques sur la décentralisation du régime, que ce soit en Russie même, en Yougoslavie ou en Pologne. Mais, à certains moments, il semble, à les lire, que l’évolution « dialectique » est bloquée, qu’elle interdit toute espérance. Pourtant, dans d’autres passages, les deux auteurs admettent que la rupture avec le passé stalinien est profonde, qu’il y a réellement quelque chose de changé, que la domination de la « nouvelle classe » est profondément ébranlée, que la libération est en marche, que le défoulement du mécontentement populaire a un caractère irréversible. Mais ils concluent à la ruine irrémédiable, à la chute du « communisme » sans indiquer clairement par quoi le « monstre » serait remplacé.

Équivoque d’autant plus inquiétante que l’on sent percer dans leur analyse une étrange indulgence à l’égard de la démocratie bourgeoise occidentale considérée comme la seule alternative à la « tyrannie communiste ».

Il semble que pour Collinet comme pour Djilas le régime russe soit seul responsable de la division du monde en deux blocs et de la guerre froide. Le caractère capitaliste et impérialiste des démocraties occidentales est estompé. Pour Collinet, le capitalisme financier est un « monstre mythique » et Djilas qui pourtant a séjourné aux États-Unis, conteste que les gouvernements occidentaux soient contrôlés par une poignée de monopolistes ! Collinet prétend qu’il existerait des démocraties occidentales « pures de tout vestige impérialiste » et Djilas que les États-Unis tendraient vers un régime de plus en plus étatique ! Le danger que fait courir au monde le Big Business américain et sa prétention à la world leadership sont escamotés. Collinet va plus loin encore lorsqu’il s’en prend aux accords de Bandoeng qui seraient, selon lui, une « simple arme de guerre contre les démocraties occidentales », lorsqu’il présente Mossadegh et Nasser comme de simples instruments au service de l’expansionnisme russe ! La portée du réquisitoire intenté au totalitarisme stalinien et aux bourreaux du peuple hongrois se trouve singulièrement affaiblie par le blanc-seing ainsi accordé aux agresseurs de Suez et au colonialisme occidental.

Pourquoi Collinet comme Djilas déraillent-ils au terme de leur analyse ? A mon avis, la raison profonde de leur erreur provient de leur incapacité à découvrir une troisième voie, hors celle du stalinisme et celle de la démocratie bourgeoise. Et cette incapacité prend son origine dans leur refus de se rallier à un socialisme révolutionnaire qui soit authentiquement libertaire.

Ils ne font que de vagues et insuffisantes allusions au grand conflit entre socialisme autoritaire et socialisme anarchiste qui a divisé si profondément le mouvement ouvrier du XIXe siècle. Ils ont l’air d’ignorer que le communisme totalitaire qu’ils dénoncent a été vitupéré, avec un siècle d’avance, en termes prophétiques, par Proudhon et par Bakounine. Pour Collinet et encore davantage pour Djilas, le pouvoir exercé directement par le prolétariat, en l’absence de toute contrainte étatique, serait une illusion et une utopie. Et, pourtant, les deux auteurs, par moments, se révèlent, comme M. Jourdain faisait de la prose, libertaires sans le savoir. Il échappe à Collinet d’écrire que « la logique de la démocratie, c’est non l’État jacobin, même animé de bonnes intentions, mais l’État dépérissant, transmettant ses fonctions à l’ensemble du corps social », et à Djilas, après avoir dénoncé l’intolérance jacobine des communistes contemporains, d’exalter « les aspirations impérissables de l’homme vers la liberté », pour annoncer comme proche le moment où l’industrialisation « rendra superflu » le « communisme ». Analysant les revendications de l’opposition clandestine qui mûrirait actuellement en U.R.S.S., Collinet, plus précis que Djilas sur ce point, écrit, sans hélas pousser plus à fond, qu’elles « ne semblent pas se réclamer du parlementarisme occidental, mais trouvent leur essence dans l’indépendance du peuple et de ses organisations économiques ou culturelles par rapport à l’appareil du parti et de l’État. »

Si Collinet et Djilas avaient plus nettement déduit de leur analyse ces perspectives libertaires, ils eussent évité de s’enliser, faute d’apercevoir clairement une troisième voie, dans un menchevisme proaméricain qui enlève beaucoup de sa force et de son pouvoir de persuasion à leur démonstration – sans toutefois justifier la peine de prison infligée au Yougoslave et qui, à son tour, enlève au régime titiste beaucoup de son auréole …

DANIEL GUERIN.


(1) Milovan DJILAS. La nouvelle classe dirigeante, Plon, 1957 ; Michel COLLINET. Du bolchevisme, Amiot-Dumont.

2) Il est regrettable que ni Collinet ni Diilas ne citent les fortes pages (157, 205) que VOLINE, dans sa Révolution inconnue (1947) a consacrées, bien avant eux, à la prétention des bolcheviks à l’infaillibilité (en vente à la Librairie du Monde libertaire, 3, rue Ternaux. Paris 11e).

(3) Toutefois Collinet comme Djilas exagèrent la raideur dogmatique de Lénine et sous-estiment sa surprenante flexibilité intellectuelle, sa faculté de réviser ses positions à la lumière des faits, aptitudes qui déconcertaient, à chaque fois, ses lourds lieutenants et compensaient, dans une large mesure. le défaut incriminé. (Cf. mon « Lénine ou le socialisme par en haut ». Lettres Nouvelles, décembre 1957.)

(4) Ici Collinet, sans le dire, rejoint Voline (op. cit., p. 180-182).

(5) Bakounine, dès 1868, avait mis en garde contre « une classe exploitante et privilégiée : la bureaucratie » (lettre au journal La Démocratie).

(6) On trouve déjà la même critique sous la plume de Voline, op. cit., p. 224-225.

(7) Cf. mon : Comment Moscou « satellisa » le P.C. allemand, France-Observateur, 18 octobre 1956.

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