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Jacques Signorelli : « La révolution qui vient »

Article de Jacques Signorelli alias André Garros paru dans Socialisme ou Barbarie, n° 23, janvier-février 1958, p. 195-201

Yvan Craipeau, dirigeant du Parti Unifié de la Gauche Socialiste, vient de publier « La Révolution qui vient » (*).

Cet ouvrage se présente comme un essai de clarification des idées
sur le mouvement révolutionnaire et la lutte pour le socialisme. Il
énonce en outre les principales positions qui devront, selon lui, servir
de base à la nouvelle formation de gauche.

Les deux premières parties abordent à la fois des sujets aussi variés et étendus que l’évolution du capitalisme moderne, les voies d’accès au socialisme, et l’économie socialiste. Quant à la troisième, elle définit les problèmes immédiats, le programme d’action et l’unité d’action.

Cette étude est très inégale et son contenu présente un intérêt variable.
L’objet théorique ou du moins idéologique des deux grands chapitres du début ne nous paraît pas rempli. Il n’est jamais proposé au lecteur une analyse tant soit peu profonde des sujets traités. Et cela est frappant en ce qui concerne la critique de la société moderne, la bureaucratie, les hypothèses sur le socialisme et la signification des Conseils Ouvriers.

Craipeau nous prévient que ces pages ne visent pas au définitif ; il
dit cependant que l’objectif du texte est une contribution à l’éclaircissement théorique, que des analyses plus poussées sont à l’étude et que les statistiques sont absentes pour faciliter la compréhension. Rappelons cependant que Marx a construit toute son analyse de la société capitaliste sans disposer de l’arsenal de statistiques, qui étaient inexistantes à son époque. On ne peut décrire presque tous les problèmes qui impliquent la transformation socialiste de la société d’une façon aérienne sans prêter le flanc à la critique. De plus l’auteur, apporte une position sur chaque point. Il traite bien de la crise capitaliste, de l’impérialisme américain, de la fusion de l’État et du capital financier, mais en revanche il ne dit rien de l’incapacité totale de la société moderne à gérer la production et à faire face au divorce croissant entre dirigeants et exécutants. Il revient sur les schémas traditionnels de la paupérisation relative et non absolue, où il a le mérite de dénoncer les falsifications staliniennes. Il ne met pourtant pas en valeur que la concentration poussée des impérialismes ne fait qu’accroître les antagonismes et que nationalisations et réglementations étatiques ne sont nullement des pas en avant vers le socialisme. Au fur et à mesure de l’élévation de la technique et de la productivité, l’aliénation profonde de l’ouvrier ne fait que croître. D’autre part son refus à s’intégrer dans la production, et la conscience de sa capacité de gérer celle-ci augmentent. Craipeau présente la revendication essentielle de la classe exploitée comme la lutte pour l’élévation du niveau de vie. Il est, certain que le socialisme sera immédiatement cela, mais il sera plus, et en particulier la gestion de la société toute entière par le prolétariat. Ne pas saisir cela est la grande
lacune du système de pensée de l’auteur.

Le capitalisme bureaucratique est à peine évoqué dans cet ouvrage. La nature de la société russe reste peu définie. Est-ce une société socialiste ? Un régime d’exploitation ? On cherche en vain un passage précis à ce sujet. Certes les formulations sont variées. Tantôt en opposition avec l’impérialisme américain, surgit le terme de « société soviétique ». Plus loin c’est l’appellation de « bloc des États socialistes ». On peut lire aussi que la « transformation révolutionnaire de la société est commencée dans de vastes pays qui groupent le tiers de la population du globe ». Craipeau est très discret sur ce point pourtant fondamental.

Pour lui la bureaucratie se réduit à ses aspects les plus mineurs. Terrible fut la domination politique et policière de Staline. Mais la bureaucratie n’est pas un phénomène de parasitisme social, l’augmentation scandaleuse du nombre de bureaucrates. C’est la classe exploiteuse d’un nouveau type correspondant à la centralisation totale du capital et des forces de production entre les mains de l’État. De tout cela rien. L’auteur se contente de dire, entre autres choses, que la bureaucratie (de son point de vue) est peut-être née de la pénurie (ce que Trotsky avait déjà dit). Mais l’U.R.S.S. est maintenant l’une des deux plus grandes puissances mondiales, hautement industrialisée, et la bureaucratie n’y semble nullement dépérir. Soulignons enfin qu’à ses yeux la supériorité de la Russie provient de « la structure planifiée de son économie » et que maintenant « le socialisme relève la tête en U.R.S.S. avec l’accroissement de la production ».

On peut alors se demander quel est le rôle et la signification profonde du Stalinisme ? Où est la critique du Parti totalitaire ?

La société socialiste future doit être, selon lui, mieux armée pour
lutter contre la bureaucratie. Pourquoi ? Parce que la suppression de
l’armée régulière, de la police, des fonctionnaires d’autorité détruiront
les principaux germes de la bureaucratisation. Avons-nous appris que
la police, l’armée permanente et fortement hiérarchisée, les fonctionnaires et l’État auraient été détruits en U.R.S.S. et dans les démocraties populaires ? Cela n’empêche pas Craipeau de dire comme nous le citons plus haut que l’U.R.S.S., la Yougoslavie, la Chine Nouvelle, etc… sont des formes différentes de sociétés socialistes. Les premières mesures que prendra le prolétariat en armes seront bien entendu indispensables. Elles auront pour but de détruire, tout d’abord, l’État et ses institutions. Le prolétariat devra immédiatement commencer à orienter, gérer l’économie pour son propre compte et ne pas en déléguer le pouvoir à quiconque. Sinon aucune recette ne prémunira contre la bureaucratisation.

« La Révolution qui vient » ne critique jamais le P.C. en profondeur, pas plus que le P.S. Le Parti Communiste « fait une mauvaise politique », ses dirigeants ont trahi les travailleurs. Ils ne veulent pas qu’on discute leurs décisions. Tout cela est incontestable. Mais le P.C. n’a pas tellement une « mauvaise politique », il fait plus ou moins bien la politique de la nouvelle couche dirigeante en puissance qu’il représente. « Si le P.C. ne change profondément de nature » dit Craipeau « il continuera à perdre de l’influence ». Comment espérer que se transformera radicalement un Parti dont le rôle s’est dévoilé aux yeux de tous au moment de la révolution hongroise. Seul Craipeau en lui trouvant des alibis et en préconisant une relance de celui-ci par l’offre d’unité d’action ne comprend pas ces faits. De même que son homologue hongrois, le parti communiste français aurait brisé la classe ouvrière entrant en lutte contre sa domination et pour ses objectifs propres. Il a pour son compte déjà suffisamment calomnié comme il sait le faire, la révolution hongroise. En bref on prétend forcer le P.C. par des biais et par la pression des organisations socialistes de gauche à s’engager dans une voie révolutionnaire.

Craipeau se demande s’il existe une classe révolutionnaire en
France ? En U.R.S.S. se fut l’alliance du prolétariat et de la paysannerie
qui rendit la révolution possible. En Chine la transformation « socialiste » s’effectue essentiellement par la classe paysanne et la fraction nationaliste du capitalisme. En France rien de tout cela puisqu’il y a un morcellement des classes sociales. Le prolétariat n’a pas augmenté, les industries ne sont pas concentrées et le secteur non producteur est considérable. Conclusion il n’y a pas de classe révolutionnaire dans ce pays.

Tout ce jeu de passe-passe ne résout pas les vrais problèmes et n’est qu’un hors-d’œuvre destiné à faire avaler le plat de résistance : les voies réformistes nouvelles, la non violence, la « transcroissance structurelle » vers la nouvelle société. Pour Marx le prolétariat est la classe révolutionnaire en ce qu’elle n’a pas d’avenir dans la société d’exploitation sinon la continuation de son état aliéné. Et dans un sens profond les prolétaires n’ont rien à perdre d’autre que leurs chaînes.

L’accroissement numérique du prolétariat n’a pas suivi le même rythme pendant 150 années pour aboutir à la prise du pouvoir pacifique par la loi du nombre.

Mais il faut être atteint de cécité pour ne pas voir que le prolétariat a bel et bien cru en France comme ailleurs sans atteindre évidemment, dans ce pays-ci les mêmes, rythmes, qu’aux U.S.A. ou en U.R.S.S. depuis les quarante dernières années.

La concentration pour y être lente est malgré tout continue.

La couche de non-producteurs est cependant formée de salariés. L’augmentation de la population des travailleurs a même été considérable depuis la dernière guerre. L’accroissement de la couche tertiaire loin d’être un facteur non révolutionnaire va bel et bien dans le sens de l’analyse de Marx. Craipeau ne voit pas plus que les sociologues bourgeois modernes que le plus important pour tous ces fonctionnaires, employés de bureau, de magasins, de grandes administrations est leur prolétarisation accélérée par la mécanisation des bureaux, la division du travail, le salaire au rendement.

Son raisonnement amène l’auteur à déplorer l’atomisation de la
résistance ouvrière qui serait une conséquence de cette atomisation des
classes. Mais il n’y a aucune raison purement objective à cela. Ce sont
surtout des causes politiques. Les Partis avec lesquels Craipeau veut allier le mouvement révolutionnaire, les syndicats dont il regrette maintes fois la division s’entendent bien pour atomiser la résistance des prolétaires. La situation et les luttes en France, en cet automne 1957 le prouve abondamment. Il existe au contraire un facteur extraordinairement positif dans les grèves sauvages de toutes sortes, petites ou grandes, ayant éclaté ces dernières années.

Partout où les Partis et les syndicats né réussissent pas à paralyser
les actions autonomes, elles se montrent combatives, unitaires, anti-
hiérarchiques.

Toute cette argumentation sur la soi-disant absence de classe révolutionnaire est bien issue de l’idéologie populiste que le réformisme de gauche remet à la mode.

Par la « logique » de son développement Craipeau recherche les
voies nouvelles d’accès au socialisme. En cela il a déjà été précédé par
Thorez qui parlait, il y a quelques années des possibilités parlementaires
d’accès au pouvoir, ainsi que par Khrouchtchev affirmant qu’il y a des voies multiples vers le socialisme. Les formes « violentes » de la révolution et les méthodes barbares du stalinisme sont critiquées. Les voies parlementaires sont remises à l’honneur et puisqu’il faut bien s’appuyer sur des autorités on a recours à Marx. C’est une habitude déjà ancienne de faire dire à Marx des choses fondamentalement opposées à la signification de son analyse et au contexte historique et social de l’époque. Lorsqu’il parle de la conquête des institutions par la voie parlementaire en Angleterre, qu’il considère comme une possibilité tout à fait exceptionnelle, il se réfère, et il le dit, à une société où l’État et la bureaucratie sont pratiquement inexistants. Les institutions anglaises de l’époque sont vraiment démocratiques. La classe bourgeoise existe, mais sa domination sur la vie sociale n’est pas encore aussi absolue que de nos jours. Lénine a déjà réglé son sort à cette prétention de vouloir se servir, de cet exemple à son époque de capitalisme de monopoles dans « L’État et la Révolution ». Craipeau a bien écrit dans ce livre que la fusion de l’État et du capital financier était un trait dominant de l’économie capitaliste contemporaine. Pourquoi donc ne pas aller jusqu’au bout de ce raisonnement ?

Aussi sommes-nous surpris de lire les revendications pour l’élection
d’un parlement révolutionnaire, l’éloge de la « voie suédoise du socialisme », celle de la révolution chinoise et… yougoslave. Cette gêne à parler de violence nécessaire dans les transformations sociales et des formules comme « la transcroissance vers la société socialiste démocratique » ne se comprennent que dans l’optique suivante : ménager les couches petites-bourgeoises pour élargir la base du recrutement du futur parti de la « gauche », (arracher le contrôle des comptes, imposer une bonne politique c’est-à-dire « un bon gouvernement », contrôler les entreprises, et… contrôler l’État). Après avoir admis que l’intervention armée du peuple serait indispensable face à une dictature armée de la bourgeoisie, Craipeau redevient aussitôt optimiste et légaliste, lorsqu’il envisage « que l’évolution à gauche du mouvement socialiste peut faire qu’il en aille autrement » et qu’il « faudra certainement combiner l’action parlementaire et extra-parlementaire ». Le plus grave à notre sens réside dans l’illusion dont la critique révolutionnaire a cependant fait justice, selon laquelle on peut utiliser les structures de l’État pour imposer la volonté des travailleurs. Précisons qu’à ce passage il ne s’agit pas encore d’un État ouvrier mais de l’État bourgeois dont les formes extérieures seules viennent d’être conquises et contrôlées par les masses.

Venons-en au problème central. Celui de la société socialiste elle-
même. Elle ne serait en somme, que la nationalisation, des industries-clés, la planification, le monopole du commerce extérieur. De plus, la démocratie politique s’appuierait sur la démocratie économique. Expression dont le contenu demeure pour le moins mystérieux.

On voit bien par là que le plus important est escamoté. Car tout
ce programme excepté les deux derniers points, le régime bureaucratique l’a réalisé. La révolution de Hongrie a, d’une façon éclatante, montré la décision ; la capacité du prolétariat à commencer immédiatement la gestion de l’économie et non le contrôle. C’est cela l’amorce de la société socialiste. Ceci, bien entendu, en faisant de la démocratie réelle et non formelle la règle de la vie sociale.

C’est à partir du moment où le contrôle a été substitué aux tentatives de gestion que la révolution sous la poussée de nombreux facteurs historiques a commencé à dégénérer en U.R.S.S. Yvan Craipeau s’accroche aux formes dites gestionnaires qu’il découvre – non le premier – en Yougoslavie. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de la critique des faux organes de gestion yougoslaves. Leur nombre imposant cité complaisamment ne donne pas à ces conseils un iota de pouvoir sur la direction de l’économie. Les prolétaires de ce pays n’ont pas plus que ceux de Russie voix décisive dans la façon dont les produits sont réalisés et distribués. S’attacher aux idées du contrôle ouvrier même avec les garde-fous de révocation des élus à tout moment c’est se donner des illusions extrêmement néfastes. Et en répandre de ce fait.

Le contrôle des producteurs semble être une concession accordée
en fonction des impératifs supérieurs oc l’économie planifiée. Le meilleur fonctionnement des entreprises est obtenu par la présence dans l’administration de celles-ci de représentants des travailleurs, des usagers, de la branche professionnelle, dit le passage concernant la gestion. Qu’est-ce au plus cela, sinon une amélioration des comités d’entreprises bourgeois ? D’ailleurs quelques paragraphes plus loin nous voyons que, pour garantir la stabilité dans la direction des usines on doit nommer des techniciens. Comment empêcher que ceux-ci s’arrogent des droits qui risquent de se cristalliser en fonction ? N’avait-on pas découvert « que même un régime socialiste devra sans doute reconnaître certains privilèges à ceux dont le savoir lui est indispensable du moins jusqu’à ce que le niveau de culture ait réalisé un progrès considérable ». Voilà réintroduites les raisons supérieures qui prétendaient justifier la hiérarchie des salaires en U.R.S.S. Craipeau ne juge-t-il pas la classe ouvrière capable de la gestion pour élever ainsi toutes ces barrières et ces restrictions du savoir et de la technique ?

Les décisions doivent être prises selon lui « au plus bas niveau de la hiérarchie économique qui soit compatible avec l’ampleur des décisions le bon fonctionnement du système ». C’est un socialisme qui s’arrête à la ceinture.

La planification donne également lieu à des développements curieux. Bien sûr, la planification bureaucratique est dénoncée. Elle n’est pas assez souple. C’est son plus grave défaut. Mais, voilà que la solution surgit « dans plusieurs pays en évolution vers le socialisme (sic) en Yougoslavie spécialement, la planification contractuelle offre une solution satisfaisante ». Celle-ci fait l’objet de négociations dans les deux sens, du haut vers le bas et vice-versa. Elle est assortie de primes et de pénalités, et cette forme de planification nous est présentée comme exempte de dangers bureaucratiques. Qui prend les décisions finales ? « Un conseil central de l’économie démocratique qui tient compte dans la mesure du possible (sic) de l’intérêt général ». Quel est le critère de l’intérêt général en matière d’économie, qui en décidera ? Ce point est laissé dans l’ombre.

Mais comment ne pas voir que cette planification contractuelle est
une forme nouvelle d’économie concurrentielle qui rappelle le marché.
L’État socialiste en question aurait pour rôle essentiel de mettre d’une
façon permanente les entreprises en opposition les unes contre les
autres. Ces solutions appliquées on verrait s’introduire les critères
capitalistes. Pour une plus grande efficacité économique un appareil
spécialisé de contrainte aurait vite fait de s’imposer.

Craipeau ne parle pas des Conseils ouvriers ; ou il n’en fait qu’une
mention à propos du « redressement des pays satellites, vers le socialisme ». Les Conseils Ouvriers, des Soviets de 1905 aux Conseils hongrois de 1956 sont la concrétisation de la lutte permanente du prolétariat pour le socialisme, ils ne sont nullement une invention de théoricien. Ils ont par leur existence même et la confiance que les travailleurs avaient en eux, bouleversé toutes les constructions idéologiques du passé. Non seulement les structures patiemment construites par le réformisme. Mais ils ont également sapé les bases de l’idéologie stalinienne c’est-à-dire la délégation du pouvoir au Parti, de l’autorité de celui-ci sur toute la vie de la classe ouvrière.

Les derniers chapitres de « La révolution qui vient » ont trait au
programme minimum et à l’unité d’action. Mettre l’économie au service du peuple, garantir l’alliance des travailleurs des villes et des campagnes, défendre et élargir la démocratie, défendre les rapports d’égalité avec les peuples coloniaux et promouvoir une politique internationale de paix sont les cinq points que Craipeau propose à la discussion. Les revendications immédiates énoncées sont du style démocratique bourgeois. Elles se réfèrent en particulier à la défense des droits municipaux. Développer l’expansion, le marché intérieur, l’économie nationale sont des articles du programme de Mendès-France. Mettre l’économie au service du peuple est une phrase creuse. De quelle économie s’agit-il ? De l’économie capitaliste, elle ne sera jamais au service du peuple. Défendre la démocratie c’est formel, surtout lorsque l’on prétend démocratiser l’armée, l’enseignement, la presse, et les élections. Rien ne nous est épargné des vieilles recettes et des vieux slogans.

Il ne faut pas confondre toutes ces mesures transitoires avec les revendications partielles que met en avant la classe ouvrière dans sa lutte contre l’exploitation, les Partis et les syndicats.

Ces revendications sont d’abord indispensables à la prise de conscience par le prolétariat de l’ensemble des problèmes.

Elles se concrétisent par des luttes autonomes qui doivent être divulguées. Il est utile de les approfondir, de les unifier. Elles doivent aussi trouver leur mode d’expression propre, leurs formes nouvelles. La tâche des révolutionnaires consiste plutôt à aider ce travail qu’à maintenir, défendre des vieilles formes condamnées par des décades de dégénérescence du mouvement ouvrier. La lutte contre la hiérarchie des salaires, le salaire au rendement, la fixation des normes, sont parmi les nombreux points que la classe travailleuse met en avant elle-même.

Comment faire la grève, comment la préparer, la soutenir, la généraliser, faire que les salariés y participent activement, occuper les locaux, organiser la véritable solidarité, voila des choses essentielles.

Craipeau n’en dit pas un mot. Et pour cause, car il y a une « logique » dans ce programme édulcoré : proposer des mots d’ordres larges unissant toute la « gauche » (petits-bourgeois, artisans, paysans, prolétaires) ne pas aborder de front mais contourner les problèmes, forcer l’unité avec les partis « dits ouvriers ». Au bout de cette chaîne se trouve le Front Populaire ressuscité. Peu d’efforts, suffisent alors pour constituer un Gouvernement Populaire ! Cet espoir de faire renaitre le Front Populaire et de réaliser l’unité d’action avec staliniens et réformistes, n’a guère de chance de se concrétiser. L’unité d’action est un principe intangible, lit-on, alors qu ‘il nous semble que ce soit l’unité des travailleurs le principe fondamental de tout succès, L’unité d’action est une tactique bien connue, et elle signifie l’unité des appareils politiques et syndicaux. Elle peut se situer au sommet et cela donne le pacte d’unité d’action que nous avons connu de 1934 à 1939. Outre que cette action a consisté par-dessus tout à freiner le véritable mouvement unitaire de la classe, elle a fait œuvre de mystification supplémentaire. La manœuvre peut se faire comme de nos jours à l’échelon des directions locales ou d’usine. Mais là aussi elle est néfaste. Elle vise à déposséder les travailleurs de leur initiative dans la lutte. Ceci n’est pas une querelle de mots, mais recouvre l’expérience des ouvriers pendant les dernières années. Pour Craipeau les partis sont ce qu’ils sont, mais ils existent. Cependant il reconnaît lui-même que les travailleurs désertent ces mêmes organisations (alors que les effectifs étaient en 1947 de 1 million pour le P.C. et de 350.000 pour le P.S. ils sont respectivement aujourd’hui de 250.000 et 80.000) ; ce n’est pas par hasard. Il faudrait selon l’auteur tout faire pour qu’elles retrouvent l’audience perdue.

A ses yeux la gauche française est démoralisée, mais elle se ressaisit et retrouve sa puissance. Et les exemples historiques viennent à la rescousse pour nous donner courage : 1936 unité de la gauche – victoire, 1945 après des années de désunion, la résistance réunit la gauche de nouveau – libération et « lendemains qui chantent ». Est-ce grâce à l’unité des « partis ouvriers », que les travailleurs ont généralisé leurs luttes et développé leur conscience ? Ou bien est-ce à l’inverse, l’entrée des masses en action qui a chaque fois forcé les organisations à s’unir pour dévier le mouvement, trahir ses objectifs révolutionnaires ? Que sont de semblables astuces politiques auxquelles la classe ouvrière ne veut manifestement plus adhérer ? Qu’ont-elles à voir avec la lutte pour le socialisme ?

Il y aurait eu beaucoup à dire sur le parlementarisme, le syndicalisme, la politique internationale, et la constitution d’un parti révolutionnaire. Mais nous ne pouvons le faire dans le cadre de cette note (1).

Il nous paraît évident que ce livre n’a pas répondu à la prétention
de clarifier les idées. Piochant dans les thèses du marxisme, l’auteur
l’a fait avec éclectisme. Se référant à la méthode d’analyse scientifique
il s’en est fort peu soucié. Aucun des problèmes contemporains vitaux
n’est abordé en profondeur. Se méfiant à juste titre du dogmatisme, il
a cependant retenu des anciens dogmes les formes les plus discutées
par la lutte du mouvement ouvrier de ce dernier demi-siècle.

Un jeu de cache-cache constant fait qu’on trouve non seulement
des contradictions énormes, mais encore que n’apparaît pas de ligne
cohérente digne d’un ouvrage d’idéologie. L’emprunt fait au programme transitoire trotskyste et la démarche de pensée de l’auteur vont à l’encontre de la critique de schématisme qu’il fait lui-même au P.C.I.

Le désir de regrouper dans une même organisation des couches
sociales hétérogènes sans heurter quiconque conduit à préconiser des
solutions réformistes. Le fait qu’elles soient accommodées à la sauce
de gauche ne change rien au problème. Les propositions énoncées au
nom du réalisme politique et de l’efficacité et qui visent à renflouer
le P.C. ou à constituer un nouveau Front Populaire ne sont pas acceptées par la classe ouvrière. Cette utopie énorme et dangereuse conduit à l’opportunisme dont nous voyons les prémisses dans cet ouvrage.

Quant au regroupement et aux solutions d’organisation offertes nous ne pouvons y souscrire lorsque le fondement idéologique en est aussi faible. Après d’amères déceptions et des luttes difficiles, les travailleurs s’engagent dans des luttes autonomes. Les grèves de 1953, de 1955, Berlin, Poznan, la révolution hongroise de 1956 en sont des étapes marquantes. C’est dans cette voie qu’il faut chercher à enrichir la pensée et à préparer l’action.

André GARROS.


(*) Les Éditions de Minuit.

(1) Socialisme ou Barbarie publiera dans son prochain numéro un article sur la Nouvelle Gauche et le P.U.G.S.

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