Article paru dans le Bulletin de liaison du CEDETIM, n° 6, mai 1968, p. 10-13
INTRODUCTION
La complexité de la situation politique en Algérie nécessiterait une étude approfondie notamment de la période 1954-1962 ; en effet, le mouvement de libération nationale s’est formé alors et les problèmes politiques actuels (nature des oppositions, situation relative des « clans » dans le pouvoir) s’expliquent en grande partie par les conflits qui se sont développés pendant cette période. Une des caractéristiques essentielles de la Révolution algérienne, c’est qu’elle a été accomplie par une organisation purement nationaliste, le F.L.N., alors que le P.C.A., pourtant bien implanté et disposant de nombreux cadres, n’a rejoint la lutte qu’en 1956.
La présente analyse, introduction à notre débat, se bornera à présenter un bref rappel historique à partir de l’indépendance. Rappelons que l’Algérie, contrairement à ce qui a été dit parfois, n’a jamais été un État socialiste (pour Pierre Jalée, cf. Le pillage du Tiers-monde on ne peut appeler État socialiste qu’un pays où les moyens de production sont nationalisés et qui est dirigé par un parti marxiste-léniniste) ; cependant elle a été un État progressiste où le problème du choix de la voie de développement a été posé. D’autre part, depuis 1962, l’Algérie est un pays extrêmement instable sur le plan politique.
1.- 1962-1965: BEN BELLA AU POUVOIR
LES CONTRADICTIONS.
Dès 1962 de nombreuses contradictions se sont dessinées dans le pouvoir. L’indépendance avait été acquise à la suite des accords d’Évian, qui constituèrent un compromis très positif, mois qui n’était pas une victoire complète de la Révolution algérienne. En 1962, le mouvement national algérien était composé de groupes antagonistes, d’une part entre l’intérieur et l’extérieur, d’autre part à l’intérieur entre les différentes willayas (1). Le groupe de Tlemcen (Ben Bella), qui prit finalement le pouvoir, rassemblait des forces progressistes et des forces liées à la petite bourgeoisie ; le groupe d’opposition essentiel, celui de Tizi-Ouzou, rassemblait lui aussi des progressistes et des réactionnaires. Il sembla à un grand nombre de progressistes algériens et étrangers, en 1962, que le groupe de Tlemcen présentait des garanties assez sérieuses ; par ailleurs, il rejeta immédiatement l’anticommunisme. Les oppositions qui prônaient le recours à la lutte violente semblaient devoir entraîner l’Algérie dans une aventure.
Malgré sa victoire, concrétisée par la prise du pouvoir, le groupe de Ben Bella fut en butte à de très nombreuses oppositions, les unes de « gauche », les autres de « droite », d’autres régionales. Cependant, en examinant la période dans son ensemble, on note une progression constante du régime vers la gauche ; on pouvait penser que, vers 1965, un point de non-retour allait être atteint.
Le premier acte notable, ce fut la publication des décrets sur l’autogestion (1962 et 1963) ; par ces mesures, les terres et les propriétés industrielles et commerciales abandonnées par les Français furent, non pas remises à des propriétaires privés algériens (comme au Maroc et en Tunisie) mais donnèrent lieu à une appropriation publique. Ce pouvait être – indépendamment de la forme de gestion qui est contestable – la base d’un vaste secteur socialiste. Il faut noter qu’en 1963 l’avant-garde algérienne prenait acte de ces mesures soutenant effectivement le régime de Ben Bella (2). D’autres mesures de nationalisation étatique furent prises ensuite : nationalisation des terres des colons (en octobre 1963), de nombreuses entreprises industrielles, commerciales, etc…, mises sous séquestre d’entreprises diverses.
En 1964 avec le congrès du F.L.N. fut adoptée la Charte d’Alger, texte d’inspiration ouvertement marxiste. Elle fut votée à l’unanimité par une assemblée qui comprenait en particulier les délégués de l’A.N.P. (Armée Nationale Populaire) – le clan Boumedienne actuel. La désignation des délégués au congrès se fit fort peu démocratiquement mais le texte adopté est incontestablement socialiste ; ce congrès semblait devoir donner un nouvel élan à la révolution socialiste et permettre la constitution d’un véritable parti d’avant-garde.
En fait, pendant la période Ben Bella, on assiste sans cesse à l’oscillation entre la « droite » et la « gauche ». On parle de socialisme mais celui-ci est tantôt « castriste », « spécifique », « arabe », africain », etc… On déclare qu’on n’est « ni communiste ni anticommuniste », on laisse les progressistes s’exprimer dans Alger Républicain, mais on liquide l’équipe de Révolution africaine. On fait des concessions perpétuelles aux « militaires », aux « régionalistes », aux forces petites bourgeoises.
Le premier congrès de l’U.G.T.A. fut totalement manipulé mais le second, en mai 1965, fut démocratique. Toutes ces manœuvres désorientaient les militants et la conciliation avec les forces petites bourgeoises ne permettait pas leur élimination radicale du gouvernement, du parti, etc…
A la veille du coup du 19 juin 1965.
Au point de vue économique, toutes les terres de colonisation sont propriété publique – le secteur moderne à haut rendement.
Une réforme agraire liquidant la grande propriété féodale et organisant les petits fellahs en coopératives est prête. Dans le secteur industriel, près de la moitié des entreprises appartient au secteur socialiste. Un plan de développement est à l’étude avec la collaboration d’experts des pays socialistes. Des mesures radicales sont prévues : nationalisation de la plupart des entreprises étrangères, définition de contrats de sociétés mixtes algéro-étrangères, participation du capital national dans le cadre d’une économie socialiste.
Au point de vue politique, plusieurs » Organisations Nationales » devaient tenir leurs congrès : J.F.L.N. (Jeunesse du Front de Libération Nationale), U.N.F.A. (Union Nationale des Femmes Algériennes). Les militants marxistes devaient être intégrés effectivement au parti et l’appareil d’État. Il faut rappeler que l’Algérie sous Ben Bella était devenue un centre anti-impérialiste extrêmement actif de très nombreux mouvements de libération nationale étaient installés à Alger et recevaient une aide substantielle. Deux événements devaient revêtir une grande importance : la Conférence afro-asiatique et le Festival Mondial de la Jeunesse.
2.- LE COUP D’ETAT DU 19 JUIN 1965 ET SES CONSEQUENCES.
Le coup d’État du 19 juin 1965 est l’expression d’une réaction thermidorienne. L’Année Politique de 1965 dit à ce propos : « le nouveau régime militaire atténue le caractère socialiste de la révolution et s’attaque aux communistes » ; la « bourgeoisie » exulte. Le putsch apporte un nouveau flot de contradictions. Alors que le pouvoir précédent, malgré de nombreuses oppositions, s’orientait globalement à « gauche », le nouveau, avec des oppositions encore plus nombreuses, s’oriente de plus en plus nettement à « droite ». Le nouvel organe suprême (qui remplace la présidence de Ben Bella, l’État-Major de Boumedienne, l’Assemblée Nationale, le F.L.N. de Ben Bella), le Conseil de la Révolution est déchiré par de multiples factions qui éclatent peu à peu. On distingue un clan purement militaire (l’ancien État-Major de l’armée des frontières, Boumedienne, Kaïd Ahmed), des civils liés aux militaires (Chérif Belkacem, Mehdegri) (3), de prétendus technocrates (Abdesselam ministre de l’Industrie), de représentants d’anciennes willayas formant un centre à ce Conseil de la Révolution (Mohand Ou El Hadj) et enfin « la gauche dans le régime » (Zerdani, Zbiri, Abdennour, Si Abid).
Les premières déclarations sont un mélange de socialisme ultra spécifique (4), de technocratie (on parle de sérieux, de rentabilité), d’anticommunisme (on dénonce les agents de l’étranger, les pieds-rouges chaussés de babouches vertes), de verbalisme anti-impérialiste. On observe un renouveau de l’intégrisme musulman apparenté au groupe égyptien des Frères Musulmans (5).
A cette époque, les Américains et les Allemands de l’Ouest s’apprêtent à conquérir de nouvelles positions économiques, on voit s’installer une pléiade de bureaux d’études (Bechtel, Booz Allen and Hamilton, etc…), des sociétés diverses. Par ailleurs c’est l’époque des voyages de Kaïd Ahmed aux États-Unis, de l’entretien Johnson-Guellal (ambassadeur à Washington), des projets américano-germano-algériens sont élaborés.
La « gauche », en fait, est éliminée, les marxistes sont expulsés de l’appareil d’État, du nouveau parti et de toutes les organisations que les putschistes peuvent prendre en mains. A cette époque la « gauche F.L.N. de Ben Bella se regroupe dans l’O.R.P. (Organisation de la Résistance Populaire) et prône la lutte de masse.
3.- LA SITUATION ACTUELLE.
Il est difficile d’apprécier exactement la différence entre les mots et les actes (proclamations anti-impérialistes véhémentes et implications d’une politique réactionnaire). En effet, l’Algérie se situe dans le monde arabe et en Afrique parmi les États arabes elle demeure, avec l’Égypte et la Syrie l’un des moins rétrogrades ; en Afrique, elle est le seul pays à avoir mené une lutte armée de libération et s’engage beaucoup plus avant dans une voie de développement non-capitaliste que le Sénégal, la Côte d’Ivoire ou le Maroc ; c’est ce qui explique que le camp progressiste cherche à faire alliance avec l’Algérie.
Le mythe de l’ « union nationale » nécessaire à la conduite de la lutte armée commence à se dissiper, les Algériens commencent à raisonner en termes de lutte de classes. De ce fait le mouvement d’avant garde se situe en dehors du pouvoir et en dehors du « parti » officiel. Les noyaux d’avant garde sont extrêmement hétérogènes et opposés les uns aux autres, on ne peut prétendre qu’il y ait une réelle alternative de gauche ou régime actuel mois on note un pourrissement continuel et accentué du système.
Un autre élément qu’il faut prendre en considération c’est qu’en Algérie, il n’existe pas de bourgeoisie (au sens marxiste du terme), il n’y a pas d’Algériens possédant d’importants moyens de production, mais il existe une moyenne bourgeoisie (commerçants, pharmaciens, etc…), il reste des féodaux agraires (certains possèdent encore 2 ou 3.000 hectares). Une partie de cette moyenne bourgeoisie (Ferhat Abbas, Mohammed Yazid) est partisan d’une sorte de république bourgeoise en Algérie. La classe qui tend à émerger en tant que classe dominante est une bourgeoisie bureaucratique : elle ne possède pas les moyens de production mais les gère par l’intermédiaire de l’État et par le canal de sociétés nationales (Sonatrach pour les pétroles, Société Nationale de Sidérurgie, etc…) Ces entreprises ont tous les caractères de sociétés anonymes françaises mais leur capital provient de fonds publics.
4.- LES OPPOSITIONS.
Le P.R.S. (Parti de la Révolution Socialiste) été fondé par Boudiaf, c’est un noyau marxiste surtout influent dans l’émigration, dont le gauchisme et le sectarisme ont souvent nui à son audience il considère que tous les gouvernements algériens depuis 1962 ont trahi la révolution.
Le F.F.S. (Front des Forces Socialistes) est un mouvement régionaliste influent en Kabylie et dans l’émigration kabyle, il a regroupé une petite et moyenne bourgeoisie et avait une certaine clientèle. Il s’opposa par les armes à Ben Bella et fut éliminé par l’A.N.P. Aït Ahmed, emprisonné sous Ben Bella, évadé sous Boumedienne, a essayé de reconstituer son organisation.
L’O.R.P. (Organisation de Résistance Populaire) s’est créée en juillet 1965, regroupa initialement la gauche du F.L.N. de Ben Bella (marxistes et nationalistes de gauche) avec comme dirigeants principaux Hadj Ali, Harbi, Zahouane, Boudiaf. Elle était soutenue par une partie de la « gauche dans le régime » (Boubnider, Zerdani). Elle mena toute une série d’actions après le putsch : manifestations, actions directes, création de cellules clandestines dans la population, les syndicats, les étudiants, diffusion clandestine de sa presse.
L’O.R.P. a eu une très grande influence dans l’émigration en France. En avril 1967, la fraction nationaliste de l’O.R.P. fait scission, estimant que la ligne est conciliatrice et que la direction est prise en main par une fraction politique restreinte, elle prend pour nom le R.U.R. (Rassemblement Unitaire des Révolutionnaires). De son côté l’O.R.P. s’est transformée on P.A.G.S.-O.R.P. (Parti de l’Avant-Garde Socialiste-O. R.P) parti marxiste.
L’O.C.R.A. (Organisation Clandestine de la Révolution Algérienne) a été formée en avril 1966 ; c’est un cartel de personnalités : Hadj Smaïn, Aït El Hocine, Boumaza et Mahsas (pour un temps). Elle a fait preuve d’un Benbellisme rageur et dispose d’une certaine base dans la petite bourgeoisie.
Krim Belkacem a constitué en 1967 un groupe ultra-réactionnaire disposant d’hommes de main qui ont tenté d’assassiner plusieurs membres du Conseil de la Révolution.
L’U.N.E.A. (Union Nationale des Étudiants Algériens) a maintenu sa direction malgré les pressions du pouvoir, a lancé plusieurs grèves politiques. Sous Ben Bella elle mena une action d’avant-garde, s’opposa à Chérif Belkacem ministre de l’Éducation Nationale, sous Boumedienne au coordinateur du parti Chérif Belkacem puis Kaïd Ahmed.
L’U.G.T.A. (Union Générale des Travailleurs Algériens). La direction élue démocratiquement en mai 1965, a adopté une politique souple envers le régime de Boumedienne ; elle s’est efforcée, tout en menant une lutte soutenue (nombreuses grèves et manifestations) de maintenir une organisation légale. Cependant son journal, Révolution et Travail, a été saisi à de multiples reprises, son directeur est passé à l’opposition ; le pouvoir a essayé de la faire adhérer à la C.I.S.L. Dans la dernière période (depuis novembre 1967) de très nombreux syndicalistes ont été arrêtés ; le pouvoir a mis en place ses hommes à divers niveaux du syndicat.
L’U.G.T.A. demeure encore une force puissante au niveau des syndicats et des sections d’entreprise ; de très nombreux militants d’avant-garde y sont encore actifs.
Il existe enfin, au sein de l’armée et notamment dans l’équipe d’El-Djeich, un groupe de militaires progressistes.
Un débat animé s’est ouvert à partir de cet exposé. Le rôle joué par l’U.G.T.A. face à la pseudo réforme agraire et l’expérience de l’autogestion, le rôle officiel et non officiel de la coopération française, les appuis internationaux sollicités par le pouvoir et le rôle des Sociétés Nationales, ont fait l’objet de discussions enrichissantes. En conclusion une synthèse de l’expérience algérienne devait être tentée :
1) Il faudrait se garder de nourrir des illusions exagérées sur l’autogestion ; cette forme de gestion de la propriété publique n’a été expérimentée qu’en Yougoslavie sans que tous les résultats en soient probants. Si elle permet une démocratie ouvrière réelle, par contre elle peut conduire à constituer un ensemble d’entreprises concurrentes et régies par les lois du marché. En Algérie, le modèle yougoslave a été fidèlement adopté, mais sans qu’existent les conditions politiques de la Yougoslavie en 1948 : socialisation totale des moyens de production, d’échanges et du secteur bancaire, existence d’un parti d’avant-garde. Comme par ailleurs, dans l’industrie, ce furent les petites entreprises pieds-noirs les moins rentables, vidées de leurs cadres techniques, d’une part de leurs équipements et de leurs fonds qui furent dotées de comités de gestion, le résultat fut plutôt de conduire au « socialisme de la misère ». Une tendance constante de l’armée fut de s’approprier le plus grand nombre d’entreprises industrielles, commerciales et autres. Depuis le 19 juin, prenant prétexte de favoriser les anciens combattants, l’armée a enlevé des terres au secteur socialiste et les a redistribuées sous forme de « coopératives », elle essaie ainsi de constituer une classe de petits propriétaires à sa dévotion. L’U.G.T.A. s’est opposée à ces pratiques et a lutté contre les tentatives de remettre des terres socialisées à d’anciens collaborateurs.
2) La coopération française est, bien sûr, très ambiguë. La présence de nombreux coopérants évite en partie à l’Algérie de poser le problème de la formation des cadres et la coopération peut servir de véhicule à une idéologie et une culture opposées aux exigences d’un développement non capitaliste, quelles que soient les convictions individuelles des coopérants.
3) La création dans le secteur industriel, de sociétés nationales dans les principales branches d’activité (Métallurgie : SNS, Pétrole ; SONATRACH, Mines SONAREM, Sucre, Textile, sous-produits du pétrole, etc…) a les résultats suivants :
- ces entreprises sont gérées de telle sorte que les travailleurs n’y disposent même pas du modeste droit de regard légal des Comités d’entreprise français.
- une nouvelle couche sociale, peu nombreuse mais qualitativement importante, qui gère le secteur, présente les caractères essentiels d’une bourgeoisie.
- ces hommes sont très liés aux « technocrates » des principaux services économiques de l’État (Ministères de l’Industrie, du Commerce, Plan, Offices divers, Banques nationales, etc…)
L’Algérie est le seul État africain à s’être libéré de la puissance coloniale par un mouvement révolutionnaire. Mais la consolidation de ce mouvement d’indépendance en un régime socialiste a subi, et continue de subir de nombreuses entraves (coup d’État de juin 1965, en particulier). Les dangers actuels que nous avons soulignés :
- absence d’un parti d’avant-garde solidement implanté dans les masses,
- mesures de conciliation envers la bourgeoisie et encouragement aux gestionnaires technocrates,
- freins apportés aux mouvements revendicatifs syndicaux,
ne doivent pas pour autant nous faire désespérer du peuple algérien mûri par 7 ans de révolution qui avait contraint Ben Bella à accroître les acquis du socialisme et qui pourrait bien contraindre Boumedienne de la même façon. Alger reste une place privilégiée de la lutte anti-impérialiste et cette lutte ne devrait pas se limiter longtemps à des propos de politique internationale.
(1) Willaya : zone de maquis durant la lutte armée.
(2) cf. du secrétaire général du P.C.A. « Qu’est-ce qu’un révolutionnaire algérien en 1963. »
(3) Ce groupe et le précédent forment ce qu’on appelle le groupe d’Oujda.
(4) Kaïd Ahmed déclare : « le socialisme est un état d’âme », en juillet 1965.
(5) Il s’agit de l’association Al-Qyam, « Les Valeurs », dissoute par Ben Bella, dont le bulletin est raciste, ultra-musulman et anticommuniste frénétique.