Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 10, septembre 1959, p. 3-6
La société est cloisonnée en France de telle façon qu’un employé est à peu près sûr de rester employé, un ouvrier ouvrier et un patron patron. Ceci, nous le savons par expérience.
Voilà l’avenir de la plus grande partie des travailleurs. Voilà les perspectives de notre existence : rester ce que nous sommes, faire jusqu’à la retraite un travail qui, la plupart du temps, nous ennuie.
La plupart d’entre nous voient dans cette situation une injustice sociale.
Pourquoi certaines personnes doivent-elles, toute leur vie, être confinées dans un travail monotone et des plus mal payés ? Pourquoi vivons-nous dans un système de caste où l’ouvrier et le fils d’ouvrier sont à peu près sûrs de rester ouvriers ? Certains puisent dans cette situation une source de mélancolie et de rancœur. « On est né sous une mauvaise étoile. » « Nous sommes les gars qui n’avons pas de chance ». Certains espèrent qu’un jour peut-être, grâce à la loterie ou à je ne sais quoi, ils pourront passer de l’autre côté de la barrière et devenir des patrons ou des grands chefs de service. Mais très peu espèrent qu’ils pourront passer la frontière grâce à leur propre capacité et c’est pourtant ce que toute la propagande officielle tend à démontrer.
Si nous ne savions pas par expérience que l’on arrive à se hisser dans la hiérarchie que par le piston et grâce à ses origines sociales, nous pourrions peut-être croire que la hiérarchie sociale est basée sur les capacités et sur la valeur des gens.
Pourtant, à côté de cela, la société a instauré un système hiérarchique qui semble basé sur la connaissance. C’est-à-dire que pour être un personnage important on exige parfois des diplômes. Nous savons que l’obtention de ces diplômes demande beaucoup d’argent et de sacrifices de la part de ceux qui prennent en charge l’étudiant. Ce qui en fait, ramène à une sélection basée sur l’argent, puisque seuls les parents les plus riches peuvent faire suivre des études à leurs enfants.
Mais malgré cet état de chose reconnu par tout le monde, y compris les
statistiques officielles qui avouent 3 % de fils d’ouvriers parmi les étudiants, beaucoup d’ouvriers justifient encore la hiérarchie sociale et la détendent, ou plutôt ne s’opposent à elle que timidement. Nous ne parlons pas évidemment des syndicats qui non seulement justifient cette hiérarchie, mais souvent l’accentuent au sein de la classe ouvrière elle-même en poussant à la création de nouveaux coefficients ou de nouvelles échelles de salaires.
Il n’est pas rare d’entendre dire, parmi nos camarades de travail, qu’il
est juste qu’un chef gagne plus qu’un ouvrier, qu’un général ou qu’un député doit gagner plus qu’un manœuvre, etc… Pourquoi ? « Parce que ceux-ci sont plus instruits et ont plus de connaissance ».
Tout d’abord nous avons vu que s’ils étaient plus instruits, cela ne dépend pas d’eux mais du milieu social dans lequel ils sont nés. Donc qu’eux-mêmes n’ont rien fait pour obtenir ce privilège, si ce n’est aller suivre des cours dans leur jeunesse tandis que d’autres allaient à l’usine.
Ensuite, ce n’est obligatoirement pas vrai de dire aujourd’hui qu’un cadre, un chef ou un patron en sait plus qu’un ouvrier. Ce qui n’est pas juste en tout cas c’est de dire que les fonctions de chef ou de patron nécessitent plus de connaissances que les fonctions d’un ouvrier. Un patron ou un directeur d’entreprise n’a même pas besoin de connaître ce qu’il fabrique. Il est entouré de techniciens, comptables, statisticiens, qui font le travail. Lui ne fait que superviser, le plus souvent. Les renseignements et les connaissances de son usine, ce n’est pas lui qui les recueille, ce sont ses employés. Il n’est lui-même qu’un rouage de coordination et rien de plus et cette fonction nécessite moins que toute autre des connaissances particulières et approfondies.
La parcellisation du travail fait que de plus en plus les gens font des
travaux simples et nécessitant de moins en moins de connaissances générales. La rationalisation des ateliers et des bureaux fait qu’aujourd’hui un professionnel ou un technicien fera d’un bout à l’autre de l’année un certain type de travail et que dans ce sens il n’utilisera qu’une bien faible partie de ce qu’il a appris. Il lui suffit d’une période de plus en plus courte pour s’initier à son travail. C’est ce qu’a compris l’État après la libération et lorsqu’il manquait de main d’œuvre qualifiée, il a institué la formation professionnelle accélérée où techniciens et ouvriers étaient formés en 6 mois tandis que dans les autres écoles d’apprentissage, on faisait encore 3 ou 4 ans d’études. Pour les besoins de la cause, les patrons ne justifiaient plus la hiérarchie sociale par la connaissance, ils avaient besoin de gens et on permettait aux travailleurs de passer facilement d’une catégorie dans une autre. Dès que les besoins de main d’oeuvre sont satisfaits, alors les barrières entre les catégories deviennent de plus en plus infranchissables. Aujourd’hui pour être P3 ou chef d’équipe on demande des performances et des connaissances très grandes et quand celui qui réussit à passer l’essai ou la commission arrive à son poste, il fait soit le même travail qu’il faisait dans la catégorie inférieure, soit s’il est entré dans la maîtrise, n’utilise plus ni ses connaissances mathématiques, ni les connaissances professionnelles mais signe les bons de sortie, pointe les ouvriers qui sont présents et veille à ce que la discipline soit respectée.
Dans une telle situation, la promotion basée sur les examens est aussi absurde que si on la basait sur la couleur des cheveux.
Puisque l’on s’insurge contre la hiérarchie qui est basée sur la naissance et sur le piston, pourquoi accepter d’autre part la hiérarchie sociale basée sur des examens ? Pourquoi justifier qu’un contremaître qui règle la discipline gagne plus qu’un ouvrier qui se plie à cette discipline ? Pourquoi accepter et défendre qu’il est juste qu’un technicien gagne plus qu’un autre parce qu’il pourrait utiliser ses connaissances, alors même qu’on reconnaît que dans son travail il ne les utilise pas ? Dans ce cas, pourquoi ne pas payer plus cher les ouvriers qui connaissent plus de choses en tout et payer plus cher un tel parce qu’il connaît le breton ?
La hiérarchie ainsi faite serait aussi absurde que celle qui existe puisque les connaissances en trigonométrie ou sur les vitesses de coupe du contremaître ne lui servent que le jour de son examen et qu’il les oublie souvent deux mois après.
Mais la hiérarchie a d’autres causes que les patrons se gardent bien d’avouer et sur lesquelles les syndicats se taisent depuis plusieurs années.
1°) la division des ouvriers en de multiples catégories permet une division de ces ouvriers ou employés, entraîne une certaine concurrence et est un obstacle important à une entente et une unité des ouvriers. La division des coefficients de paye permet aussi aux patrons d’accorder des augmentations à certains pour ne pas en accorder aux autres, c’est ce qui avait amené le syndicalisme à ses débuts, à s’opposer farouchement à ce système de division.
2°) la division hiérarchique des travailleurs est une chose et autre chose est la division entre les travailleurs et les cadres. Là, la hiérarchie est la base même de la société capitaliste. Il s’agit pour les patrons et l’État de donner plus de privilèges à ceux qui surveillent, commandent et maintiennent la discipline dans la production qu’à ceux qui la subissent.
C’est un moyen pour une classe sociale de s’allier des éléments qui ont pour rôle de la défendre. S’il n’y avait que les patrons et les ouvriers la société capitaliste serait certainement morte depuis longtemps. Entre les patrons et les ouvriers, il y a des intermédiaires qui maintiennent le système, le salariat et l’exploitation. Pour entrer dans ces couches de la société, les classes dominantes ont mis des barrières. Elles puisent d’abord les cadres dans leurs propres classes, ensuite elles instituent la promotion aux plus dociles, aux plus soumis des travailleurs, par le piston, et elles essaient de s’assurer de solides garanties de loyauté de la part de ces éléments. Enfin, elles dressent tout un système de diplômes et d’examens pour élever une barrière supplémentaire et empêcher l’afflux des travailleurs vers ces emplois.
Et ce sont ces examens et ces diplômes qui fascinent beaucoup de travailleurs et qui leur font croire que l’instruction est la porte d’entrée dans les classes dominantes et qu’il faut être instruit pour en faire partie. Ceci est une des duperies du système dans lequel nous vivons et il suffit de réfléchir un instant et de se demander ce que deviendront tous ces fils d’ouvriers dont les parents se privent pour qu’ils continuent leurs études ?
Seront-ils tous cadres ? Et alors, qui sera ouvrier ? La société a besoin de travailleurs qui soient soumis à ses lois et ses principes et d’intermédiaires pour assurer et faire exécuter ces lois. Que le niveau d’instruction augmente ou diminue, rien ne changera. Les travailleurs resteront dans cette société des subalternes qui n’ont qu’un devoir, celui de travailler et aucun droit. C’est pourquoi nous ne devons non seulement pas accepter ce système hiérarchisé, mais nous devons nous y opposer par tous les moyens dans chacune de nos revendications. Car pour nous ce n’est pas seulement la lutte contre la hiérarchie des salaires qui est importante, mais l’abolition du salariat, et cela ne peut passer que par la destruction pure et simple de toute division hiérarchique de la société.