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Jacques Milhau et Michel Simon : Le Plastic et le Pouvoir

Articles parus dans La Nouvelle Critique, n° 132, janvier 1962, p. 3-22


Faut-il croire avec Jean Cau que l’O.A.S. est un mythe ? Quatre cents attentats au plastic en France depuis le début de l’année et plus encore en Algérie, des assassinats ou tentatives de meurtre contre des personnalités politiques, le recours au chantage pour rançonner commerçants ou artistes, les interviews dépourvues d’ambiguïté que Salan donne ou fait donner aux journalistes étrangers, les émissions pirates et les sabotages, le frénétisme public d’un Bidault et de quelques autres débris poli­tiques de moindre renom, le réseau de complicité que l’impunité de ces actes suppose, tels sont les faits parmi d’autres qui inci­teraient à penser le contraire !

Les ripostes populaires prouvent en tout cas que l’opinion du devin de l’Express est en général peu partagée. Ce qui préoc­cupe plutôt les démocrates, ce n’est pas tant de savoir si l’O.A.S. est fantomatique ou non que d’apprécier exactement le danger qu’elle représente, de préciser ses assises et de trouver les moyens les plus efficaces de lutte pour la réduire de manière définitive.

Il n’est plus possible en effet de faire passer tous les tru­blions — comme l’a tenté longtemps le pouvoir — pour une poi­gnée d’extrémistes, d’aventuriers inconscients des possibilités de l’histoire. Ces hommes parlent de coup d’Etat et tentent de réu­nir les conditions nécessaires, à notre époque, pour une prise du pouvoir. Ils ont déjà fait deux tentatives, en janvier 60 et en avril 61. D’ores et déjà ils ont instauré en Algérie un second pouvoir qui use de méthodes typiquement fascistes dans la direction des affaires. Salan agite la menace d’une armée de cent mille pieds noirs sous le sigle de l’O.A.S. Quatre-vingt dépu­tés s’affirment solidaires de l’organisation et de grandes entre­prises lui ont versé des fonds importants. Des forces sociales réelles soutiennent ce qu’on ne peut pas tenir pour un mouve­ment d’écervelés.


La mansuétude et la complaisance du pouvoir, auxquelles beaucoup refusaient de croire, ne peuvent pas être prises davan­tage pour une négligence, pour une défaillance correspondant, en matière politique, à l’extrémisme fou de l’O.A.S. Mais si le pouvoir ne détruit pas les forces nouvelles du fascisme qui le menacent, n’est-ce pas en raison de ses origines ? Peut-il en effet condamner ceux qui ont présidé à sa naissance et dont il reste prisonnier dans les faits sinon allié sur bien des questions ? Au banc du tribunal devant lequel Guy Mollet le prie courtoisement de se rendre, Salan pourrait dire à Debré (et pourquoi pas à Guy Mollet) : « Vous en êtes un autre et vous l’avez été avant moi et contre moi ! ». Il pourrait rappeler à de Gaulle qu’en juin 58 ils furent deux à proclamer l’Algérie Française et la grande France « de Dunkerque à Tamanrasset »…

Mais ne doit-on pas aussi admettre que si le pouvoir renonce à cette destruction — que le concours populaire rendrait possible — c’est parce que, loin de considérer tous les objectifs et moyens des hommes de l’O.A.S. comme radicalement opposés aux siens, il reconnaît en bien des points une communauté d’in­térêts, il éprouve un besoin identique de violence, et tombe d’accord sur les buts essentiels à atteindre ?

Tout aussi bien, le fascisme ne peut être jugé d’après la seule composition de ses troupes actives. Ce qui importe plus, ce sont les forces sociales dont ces troupes réalisent consciem­ment ou inconsciemment les desseins. « Le fascisme au pouvoir, disait Dimitrov en 1935, est la dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier ». Et de fait, compte tenu du caractère clandestin de l’O.A.S., coupée des larges masses, une tentative de putsch n’a de chance d’aboutir que si la plus grande partie des forces monopolistes qui exploitent la nation ont un intérêt à transformer le pouvoir actuel sans changer sa nature d’appareil d’Etat impérialiste. Il est nécessaire que ces forces mettent en action tous les moyens dont elles disposent : écono­miques (pression sur la classe ouvrière), politiques (changement d’attitude et de position de ses députés, ministres et chefs de parti) et financiers (aide au bandes fascistes), pour qu’un état de crise s’installe dont l’issue pourrait être une dictature ouverte.

Si l’on peut donc situer l’origine de l’actuelle menace fas­ciste dans l’entêtement des partisans de l’Algérie de papa, civils ou militaires, cela ne donne cependant pas la clé du problème. La capacité pour le fascisme de vaincre, dépend largement du besoin que peut avoir l’actuel pouvoir des monopoles d’une dic­tature sanglante sur tout le pays, quel que soit par ailleurs l’is­sue de la guerre d’Algérie. L’O.A.S. est-elle seulement une plaie infectée sur le corps du régime ou, « les choses étant ce qu’elles sont », un instrument d’action que le régime doit tenir en réserve pour assurer la continuité de sa politique ? N’oublions pas qu’Hitler, en perte de vitesse, fut sauvé et porté au pouvoir grâce à l’appui des grands Konzerns allemands…


Que la façade de légalité que présente la Ve République ne fasse donc pas illusion ! Dès juin 1959, Maurice Thorez décla­rait : « Ce régime s’appuie sur les éléments les plus rétrogrades, les plus militaristes, les plus colonialistes de la grande bour­geoisie. Il ouvre la voie au fascisme. »

Né du coup de force du 13 mai et de la capitulation des partis bourgeois, — social-démocratie comprise — devant le chantage aux parachutistes et à la guerre civile, il a servi sous la forme d’un pouvoir personnel ceux qui ont tout mis en œuvre au moment opportun pour tirer le plus grand parti de la crise d’Alger : les monopoles. Ce régime a ainsi poursuivi dans des conditions plus favorables la politique antidémocratique, déjà très profitable aux monopoles, dont les hommes de la 4e Répu­blique — troisième force comprise — donnèrent d’éclatantes démonstrations après l’éviction des ministres communistes en 1947. Par les truquages électoraux, par les complots anticommu­nistes, par la division syndicale et politique du mouvement ouvrier, par les guerres coloniales et le Pacte Atlantique, par le premier projet Moch de défense en surface, les monopoles ont peuplé, par personnes interposées, tout l’appareil d’Etat de mil­liers d’hommes gagnés dans leurs personnes et par leur actes à l’exploitation brutale de la classe ouvrière sous le masque de la légalité bourgeoise. Les C.R.S. qui ont matraqué les travail­leurs, les policiers qui ont pourchassé les partisans de la paix et les communistes, les juges qui ont lourdement condamné les victimes de la répression capitaliste, les administrateurs qui ont appris à gruger habilement le peuple, les professionnels de la guerre coloniale qui ont cassé du viet et du fellagha ont tous bu le lait du militarisme, du colonialisme raciste, de la violence fasciste. Ce sont les derniers d’entre eux — militaires acti­vistes — qui, alliés aux colons d’Algérie ont forcé l’événement et créé les conditions du retour de de Gaulle sur le devant de la scène. Quant aux autres instruments dociles de l’appareil d’Etat, ils sont idéologiquement et politiquement préparés à toute beso­gne de coercition supplémentaire, prêts à la violence sans aucun masque libéral.

Mais, dira-t-on, quel besoin les monopoles auraient-ils aujourd’hui de changer un régime qui leur laisse déjà le champ libre ? Les profits ont monté vertigineusement, les ultras et l’armée ont doublé le temps de leur guerre, la bureaucratie d’Etat, récom­pensée par son zèle, a été investie de tous les pouvoirs que l’on a retirés aux parlementaires, aux collectivités locales et aux institutions représentatives dans tous les domaines. La répu­blique dure et pure a fait merveille ! Mais le tracassin ?

De 1958 à 1961, force est de reconnaître que le pouvoir s’est de plus en plus aliéné les forces vives de la nation et n’a pas, de ce fait, pleinement répondu aux exigences des monopoles qui répugnent aux obstacles populaires. Qu’il n’a pas amélioré les positions de l’impérialisme français, en dépit de la retape sur le redressement (de la caravelle au pont de Tancarville). L’Algérie de demain n’est pas faite. On doit même renoncer à ce qu’elle soit une colonie moderne où « quelques belles troupes » illustre­raient le maintien de l’« autorité de la France »… L’ivresse saha­rienne s’est dissipée déviant la rigueur du droit des gens. Les concurrents allemands prennent la tête du Marché Commun et tiennent à Paris le langage des forts qu’autorise la possession d’une armée moderne.

Le gaullisme est resté une tête de chapitre : rien derrière sinon une somme d’échecs ! Le grand parti de masse que devrait être l’U.N.R., appelé à évincer et à justifier la suppression des autres partis, est resté une organisme croupion. Ses slogans ont fait long feu. L’association capital-travail est tombée dans le vide des indifférences et n’a point réduit, loin de là, le mouve­ment revendicatif. Démagogie et séduction n’ont pu servir d’auxiliaire efficace au prestige personnel d’un homme lui-même fortement atteint sous l’effet des vicissitudes historiques.

Les fruits amers du régime n’ont pas été réservés seulement à ceux qu’il exploite et dupe. Le pouvoir d’en haut, aux dimen­sions d’une bureaucratie d’autant plus anarchique qu’elle échappe au contrôle d’en bas et ne peut matériellement subir celui d’un homme qui veut cependant tout régenter, cristallise sur lui des oppositions d’autant plus violentes et dangereuses qu’elles ne disposent plus de moyens constitutionnels d’expression et d’ac­tion législative : barrages paysans, actions revendicatives contre lesquelles on n’ose plus employer l’arme de la réquisition, pro­testation des anciens combattants et des vieillards, hostilité des intellectuels et de l’université. Bien plus, la question d’un retour à la démocratie est posée. Cette nécessité s’impose chaque jour davantage à un plus grand nombre, rendant plus précaire et aléatoire un pouvoir dont le caractère essentiel est d’être ins­table et transitoire. Ne pouvant courir le risque d’une reculade devant les multiples pressions d’en bas, la grande bourgeoisie doit pousser ses avantages plus loin avant qu’il ne soit trop tard ; elle doit faire correspondre au pouvoir d’en haut une terreur en bas pour mettre fin à toute expression politique. Plus grandit la revendication démocratique, plus le fascisme est, pour elle, à l’ordre du jour.


On ne saurait négliger cet impératif sous prétexte que les tenants du fascisme en France, d’où qu’ils soient, n’ont pas de base de masse. Cette absence de base ne peut qu’inciter le sommet à plus de violence : Les monopoles n’accepteront jamais de bon gré de se soumettre ou se démettre. La forme prise par le fascisme mussolinien et hitlérien, appuyé sur la petite bour­geoisie, la paysannerie, les anciens combattants, les chômeurs, peut n’être pas la seule et unique forme du fascisme.

Le fascisme a sa base algérienne avec les pieds noirs et de nombreux éléments de l’armée. C’est peu, pensera-t-on, en regard des couches denses et diversifiées d’une population métropoli­taine (et algérienne) qui sait ce que veut dire « O.A.S. assas­sins ». Mais l’O.A.S. a pour elle l’organisation souterraine ; elle est constituée d’hommes de main sans scrupules dans le manie­ment de l’arme terroriste, décidés à survivre et habitués à tuer. Ayant gagné aisément des serviteurs de l’Etat déjà préparés à recevoir ses slogans anticommunistes et colonialistes, elle est profondément intégrée à l’appareil d’Etat qui paraît être un des centres essentiels de son organisation (police, administration, armée). Elle opère aussi par la propagande d’un personnel poli­tique recruté dans les poubelles du poujadisme et du tradition­nel extrémisme de droite, comme dans le parti des Indépendants et dans l’U.N.R. Elle a enfin, — fait relativement nouveau, mais de plus en plus net, en raison même du glissement des mono­poles dans la voie ouvertement fasciste — l’aide financière de la bourgeoisie qui lui permet de décupler ses moyens d’action. Ainsi l’entreprise fasciste peut compenser sa faiblesse sociale par la force que lui donnent ses moyens étatiques et ses appuis capitalistes. Ses entreprises de guerre civile n’en sont pas moins dangereuses.

A qui fera-t-on croire en effet qu’un mouvement, parti de rien ou presque, sans soutien public ni manifeste d’adhérents, développé clandestinement, a pu acquérir un tel niveau d’orga­nisation en Algérie, en France et même à l’extérieur (de la Bel­gique et l’Italie), sans une aide qui ne s’avoue pas encore et s’effectue par personnes interposées ? A qui fera-t-on admettre que ce développement était spontanément possible dans un pays où, au lendemain même du 13 Mai, l’entreprise des comités de salut public fut un fiasco total ? Les bourgeoisies lyonnaises et lilloises, par exemple, sont au centre de l’activisme de ces régions. Bertrand Motte, porte-drapeau par tradition familiale, des industriels lillois, Léon Delbecque, homme-lige du patronat du Nord, ne jouent pas les protecteurs de l’activisme O.A.S. sans mandat reçu non pas par des électeurs, mais de certains conseils d’administration. L’idéologie fasciste pénètre toutes les structures économiques et politiques du régime gaulliste, appelé par ceux qui ont fait le gaullisme mais qui, devant son échec, ne peuvent plus s’en contenter.

Il y a bien, dans cette montée rapide et insidieuse du fascisme sans laquelle le plastic n’exploserait pas aux quatre coins de la France, une apparente opposition entre les ultras d’Alger et le régime. Les difficultés de l’impérialisme français déchirent en effet la bourgeoisie, la dissocient en fractions opposées quant à leurs conceptions sur les positions essentielles à défendre, les buts à atteindre, les moyens à employer. Il est vrai que les ultras, plus hantés aujourd’hui encore qu’au 13 Mai par le spectre de l’indépendance algérienne, sont prêts à tout ; que les cadres de l’armée rejettent sur le pouvoir civil, maintenant plus encore qu’au temps de Lacoste, la responsabilité d’un pourris­sement de leurs entreprises militaires qui est — mais ils ne le voient pas — l’inévitable lot de toute guerre coloniale à notre époque.

Les communistes ont eu le mérite de mettre l’accent sur cette contradiction, qui oppose les tenants du colonialisme traditionnel attachés à leurs privilèges anciens et les monopoles qui comptaient sur une conclusion rapide de la guerre — au besoin sur le dos de la colonisation traditionnelle — pour exploiter les ressources sahariennes. Aux premiers, de Gaulle fit savoir que l’Algérie coûtait plus qu’elle ne rapportait, et proposa les zones de regroupement. Ceux des pieds noirs et des colonels qui avaient vu en de Gaulle l’homme de leurs intérêts ont alors déchanté ; ils sombrèrent toujours plus dans l’activisme. Mais il n’est pas interdit de penser qu’aujourd’hui certains groupes monopolistes dont les intérêts sont plus directement liés au Sahara et à l’Algérie en sont venus à ne plus considérer comme totalement nocives les positions ultras, lorsque sous la pression du peuple algérien de Gaulle est contraint d’envisager le « déga­gement » et de renoncer, au moins dans les mots, à la propriété du Sahara. En témoignent les subventions des compagnies pétro­lières à l’O.A.S.

A partir de cette analyse et seulement à partir d’elle, la situation française devient intelligible. Et évidentes les raisons de classe qui inspirent le comportement du pouvoir


Comportement, certes, contradictoire. Mais cette contradiction, nous l’avons dit, a sa logique interne. Le pouvoir gaulliste n’est pas l’incarnation de tel ou tel groupe monopoliste. Il est l’organe des monopoles en général, et les contradictions qui, sur l’Algérie, peuvent opposer tels groupes à l’ensemble, se tradui­sent sur le plan politique par l’hésitation et la temporisation. D’autant plus que la controverse porte sur la tactique à suivre (que peut-on encore conserver ?) bien plus que sur le but pour­ suivi (conserver le plus possible). De là, sur l’Algérie même, une opposition certes allant parfois jusqu’à la violence ouverte entre le gaullisme et l’O.A.S. Mais toujours sur la base d’une profonde connivence de classe. A quoi s’ajoute la volonté d’éviter une cassure trop grave, une scission irréparable à l’intérieur du camp bourgeois. Les échecs répétés de Melun, Evian, Lugrin trouvent là leur seule explication. Dans les faits, ils signifient déjà le compromis passé avec l’O.A.S. — l’accord de Gaulle-Salan. C’est ce que refuse de voir M. Mauriac, qui s’adresse à de Gaulle par dessus Debré, comme si le premier était l’homme de la négociation entamée, le second, celui de la négociation sabotée. Sans doute, pour innocenter Dieu du mal qui règne en ce monde, est-il bien commode de faire intervenir le diable. Mais ni de Gaulle ne mérite cet excès d’honneur, ni Debré cette indignité. L’un et l’autre expriment les intérêts des monopoles, acharnés à faire durer autant qu’il est possible une guerre impé­rialiste, et à ne consentir que contraints et forcés des concessions qu’ils souhaitent limiter au maximum.

L’explication biographique ou historique n’est pas plus satis­faisante, s’agissant des rapports qu’entretiennent le pouvoir gaul­liste et l’O.A.S. Quand les communistes disent le pouvoir pri­sonnier de ses origines, ils ne se bornent pas, comme tel hebdo­madaire satirique, à l’aspect individuel de ce lien, à Debré blê­missant (ce qui est vrai) au mot de « bazooka » [2]. Ce qu’ils visent, c’est un rapport interne entre l’origine du pouvoir et sa nature. Instaurée contre le peuple, sous la menace de la violence mili­taire, cette dictature directe des monopoles peut bien, par l’ar­tifice plébiscitaire, se faire un temps légitimer par un peuple rassuré et séduit. Le moment vient inévitablement, le moment est venu, où les illusions se dissipent, où se dévoile l’essence antipopulaire du régime. Alors, celui qui s’est imposé par l’épée doit à nouveau se maintenir par l’épée. Pour des raisons de classe, de Gaulle et son équipe restent donc fondamentalement d’accord avec leurs origines, d’accord avec les putschistes, d’ac­cord avec les assassins, leurs complices des complots d’antan, qu’ils ménagent aujourd’hui, parce qu’ils rêvent de les utiliser à nouveau. Le but évident de de Gaulle, c’est d’opérer sous sa houlette — celle des monopoles — le rassemblement des forces de la réaction et du fascisme. Il s’agit en effet, pour la bourgeoisie, d’une impérieuse nécessité.

Certes, on ne saurait minimiser les divergences qui opposent encore l’équipe gaulliste à l’O.A.S. Divergences qui vont jusqu’au meurtre — car on s’entretue gaillardement, chez ceux des beaux quartiers. Et des heurts comme ceux de janvier ou d’avril ne sont pas à exclure. Mais encore une fois, pour de Gaulle et les siens, ces divergences ne portent que sur la tactique ; elles représentent un douloureux malentendu où le « je vous ai com­pris » reste d’actualité. Les hommes de l’O.A.S. ne sont pas per­vers, mais myopes. Ils « ne comprennent pas » la nécessité his­torique, de classe, du « dégagement » en Algérie. Ils ne voient pas que le tout (les intérêts de l’impérialisme français) ne peut être sacrifié à la partie (les intérêts spécifiquement « algé­riens »). Bien plus, il faut tirer les leçons des deux putschs pré­cédents. Il faut éviter que les cadres factieux de l’armée ne s’en­ gagent dans une aventure sans issue, au terme de laquelle il n’y aurait, pour reprendre l’inquiète formule de Strasbourg, que « des soldats perdus » — perdus pour la bourgeoisie, qui en a tant besoin contre son propre peuple. Devant la montée des périls — entendons, le début de rassemblement des forces popu­laires et démocratiques — il faut avant tout regrouper et concen­trer les forces capables de relayer, par la fascisation ouverte, un régime désormais vacillant. Aussi ne voit-on pas toujours d’un mauvais œil, le repli en « métropole » de colons d’Algérie, de ces éléments pieds noirs dont les fils, dans les facultés, cons­tituent le noyau de groupuscules ouvertement O.A.S. Et c’est une préoccupation du même genre qui se traduit par le rappel en France d’éléments de l’Armée d’Algérie, parachutistes en tête, par l’installation d’un Massu à Metz — indépendamment des mobiles antisoviétiques de cette dernière opération.


On s’explique alors que le gouvernement de Gaulle-Debré ne mène pas contre l’O.A.S., et c’est le moins qu’on puisse dire, une lutte de style jacobin. Entendons, une lutte qui tende à détruire l’adversaire, à épurer radicalement armée, police et administra­tion. Encore une fois, ce n’est pas seulement impuissance per­sonnelle de gens « tenus » — encore que cette explication enferme une évidente vérité — mais c’est plus fondamentale­ment propos délibéré d’un pouvoir qui, tout à la fois, favorise le développement d’organisations de terrorisme et de guerre civile, tente de les utiliser pour sa politique propre, et se heurte parfois à elles. En témoigne l’incroyable mansuétude dont on fait preuve à l’égard des factieux dans la police. Mansuétude aussi chez des juges comme ceux de Riom, qui font tout pour nous rappeler comment, sous Pétain, le corps éminemment bourgeois qu’est la magistrature se vautra, exceptions mises à part, dans la plus honteuse collaboration. Mansuétude directement ordon­née par le pouvoir. Car l’objectif de de Gaulle et de Debré, c’est de détourner, ramener à eux, convaincre les éléments fascistes, avant tout les cadres militaires présentement gagnés à l’O.A.S., en limitant la répression au maximum. La mascarade de Stras­bourg n’a point d’autre sens. Massu trônant à la droite du Maî­tre, Massu chassant à Rambouillet, Massu rallié enfin, du moins en apparence, voilà les victoires dont rêve de Gaulle. Son dis­cours de Strasbourg doit être ainsi interprété comme un appel direct à Salan et à ceux qui le suivent, à rejoindre le ber­cail avant qu’il ne soit trop tard. L’idée de la retrouvaille est dans l’air, même si pour l’heure le succès ne semble pas répon­dre aux espérances. Car on a besoin des tueurs.


La base politique de cet effort désespéré de regroupement, c’est d’abord, bien sûr, l’anticommunisme et l’antisoviétisme. Ce ne peut être un hasard si le plus faible des grands impéria­lismes, le plus isolé par rapport à son peuple, se révèle partisan, en politique extérieure, de la pire aventure. De Gaulle attise frénétiquement la tension internationale, dût-elle conduire au massacre thermonucléaire, et avant tout pour des raisons inté­rieures. Son pouvoir pourrait, ici encore, mener à la pire catas­trophe nationale. Si seulement Berlin pouvait devenir un nou­veau Budapest ! Mais la fermeté calme des pays socialistes, U.R.S.S. en tête, a déjoué jusqu’ici ce calcul. A quoi s’ajoute la mémoire de notre peuple, peu disposé à s’apitoyer sur les pré­tendus malheurs des Allemands de Berlin-Ouest, ou à mettre sac au dos pour « libérer » les citoyens de R.D.A., dont les vérita­bles sentiments sont ici de mieux en mieux connus. Néanmoins, l’alliance nazie — car comment désigner autrement l’axe Bonn-Paris ? — ne peut que plaire aux gens de l’O.A.S., à la bureau­cratie militaire. « Casser du Popoff » ? Peut-être, mais le plus tard possible. Car les soldats soviétiques, on le sait, ne sont pas des fillettes. Mais à coup sûr, et tout de suite, « se farcir du coco » (entendons, car il faut traduire cet aimable langage, s’at­taquer aux communistes et aux démocrates).

Car la notion de « coco », ou d’« intellectuel », est singuliè­rement large, dans l’organe atrophié qui tient lieu de cerveau aux oligophrènes du fascisme. Ceci, encore une fois, du fait de la situation objective, de l’imité grandissante ; parce que les mots d’ordre des communistes (Paix en Algérie, Convergence des luttes. Rénovation démocratique. Épuration de l’armée, de l’ad­ministration, de la police) s’emparent des masses fondamentales du pays. Quiconque lutte pour son salaire ou pour sa terre, ou pour la laïcité, ou simplement contre les sévices et les tortures, participe, avec les communistes, d’une perversité fondamentale. C’est le fait même du syndicalisme, fût-il bien sage, d’une presse fût-elle déjà bien asservie, des partis, même des plus dociles, qu’il faut abolir. Car lorsque les masses s’ébranlent, ces organes traditionnels de l’encadrement bourgeois du peuple, reflètent inévitablement ses exigences, peuvent devenir dans une certaine mesure ses instruments et surtout peuvent être abandonnés, pour d’autres plus conformes à ses exigences fondamentales. Aussi tout le monde est-il visé, de tels U.N.R. aux socialistes, de France-Soir aux militants F.O., sans oublier, bien entendu, les communistes. Cette équité dans la distribution du plastic n’est pas une « faute » tactique des tueurs. Elle vise à intimider, à anéantir tout ce qui n’est pas le fascisme, car c’est toute forme démocratique d’activité qu’il faut maintenant abolir, si l’on veut prévenir la contre-offensive populaire qui se prépare de toute évidence, et qui mènerait, si elle réussit, à la rénovation démo­cratique — c’est-à-dire, pour les monopoles, à un désastre incom­parablement plus grave que les passes difficiles de 1936 et 1945. A un désastre peut-être irréparable.

C’est donc bien encore une fois, de la dictature fasciste, du massacre de tous les démocrates, du quadrillage militaro-policier de toutes les rues, de toutes les usines, de toutes les facultés, de tous les villages qu’il s’agit. Le pouvoir gaulliste, pouvoir des monopoles, ne peut que favoriser une telle tendance, qui est dans sa philosophie. Par delà les péripéties algériennes, c’est maintenant cela que les démocrates doivent percevoir en toute clarté.


Et d’abord, comprendre le sérieux de la situation. Car la tac­tique du pouvoir, des politiciens bourgeois, et surtout des diri­geants social-démocrates comme Guy Mollet ou Augustin Lau­rent, c’est de minimiser systématiquement le péril. Vous consta­tez vous-mêmes, nous disent-ils, que l’O.A.S. n’a aucune base de masse dans le pays, qu’elle n’est qu’une poignée d’hommes de main vomie par la nation. Pourquoi donc s’agiter ? Pourquoi appeler les masses à agir, puisque, le moment venu, la nation rejettera d’elle-même, spontanément, cette dérisoire équipe d’aventuriers ? Classique argument de ceux qui ne craignent rien tant que de voir les masses prendre en mains leurs propres affaires, et les régler à leur mode, « à la plébéienne », comme disait Lénine. Ce fut déjà l’attitude des social-démocrates alle­mands en 1933 — et aussi, de Léon Blum. En réalité, l’originalité de la situation française de 1962 est telle, que les anciens sché­mas pourraient nous exposer à de singulières surprises. L’essence du fascisme reste la même ; mais, pour les raisons historiques, structurelles, que nous analysions ci-dessus, sa base de masse, et donc les formes de son instauration et de son règne éventuel ont changé. Porter nos regards là où hier étaient les dangers (partis agrariens, petite bourgeoisie, anciens combattants) ris­querait de nous entretenir dans une fausse sécurité. Minorité, les hommes du fascisme ? Bien sûr. Mais minorité organisée, armée, rompue aux guerres antipopulaires, spécialiste du combat de rues et de la lutte contre les maquis, disposant de l’initiative et capable de remporter de spectaculaires succès initiaux. Le fas­cisme aujourd’hui vient d’en haut ; des officiers d’active, qui, très nombreux, passeraient au fascisme, si celui-ci semblait seulement pouvoir l’emporter; d’une grande partie de la police ; d’une fraction importante de l’administration. L’O.A.S. a son pro­pre groupe parlementaire, ses ministres. Elle domine, avec le Géné­ral Sauvagnac, la 2e Région militaire (Lille) ; avec Massu, la 3e (Metz). Soit l’ensemble des marches du Nord et de l’Est, avec toutes les facilités que permet une région frontière. C’est de Belgique qu’agissent les factieux de la région du Nord, et un important trafic d’armes s’opère à travers la frontière. Quant à l’Allemagne, elle est évidemment hospitalière aux S.S. français. Le Nord et l’Est, puissants bastions prolétariens, doivent donc, dans l’esprit des chefs du complot (mais qu’en pense donc de Gaulle, qui a nommé Sauvagnac à Lille, et Massu à Metz ?) être prioritairement neutralisés. De là, on marcherait sur un Paris déjà miné de l’intérieur.


Nous ne voulons nullement dramatiser. Mais l’histoire récente nous oblige à faire preuve d’imagination. Car qui eût imaginé un Debré gouvernant ? Aussi le peuple ne peut-il se bercer de l’illusion que tout ceci n’est qu’agitation ridicule d’énergumènes qui cherchent à être pris au sérieux. Et le peuple ne peut compter, pour sauver son droit à la liberté, donc à l’existence (qu’on songe à ce que seraient les usines si le patron était roi, quand déjà maintenant…) que sur ses propres forces. Pas sur le pouvoir, ni sur la police, bien sûr. Déjà, cela est clair, et c’est précisément pourquoi, ne pouvant plus dire « laissez faire de Gaulle », les chefs socialistes disent maintenant : il n’y a rien à faire, car l’O.A.S., ce n’est rien. Mais le peuple ne peut non plus compter sur aucun chef des partis de la bourgeoisie, et surtout pas sur ceux de la S.F.I.O. Déjà, quand nous écrivons ces lignes, on voit Le Populaire ouvrir, après Le Monde, ses colonnes à Salan. Déjà, on voit celui-ci, et Arrighi, et d’autres, désavouer les « excès », se donner l’allure républicaine, et il n’en faut pas plus à Guy Mollet pour tenter à nouveau la trahison de 58. Et le conseil donné par Le Populaire à Salan et aux siens, de « se livrer à la justice de leur pays », vaut, on en convien­dra, son pesant de diamants. Dans le regroupement des forces réactionnaires en vue de la dictature terroriste ouverte, Guy Mollet et les siens comme les social-démocrates allemands, joue­ront jusqu’au bout le rôle qui leur est imparti; ils suivront la voie qui mènera leurs propres militants à l’enfer des camps et aux matins glacés des fusillades. Cela, si les masses n’y mettent bon ordre. Car les partis bourgeois traditionnels n’agiront, et n’agissent déjà, que dans la mesure où les masses les y contrai­gnent et les y contraindront toujours davantage.


On agite alors d’autres épouvantails. Mais tout se ramène, en fin de compte, à l’anticommunisme. Si nous nous joignions à la « subversion communiste », clame Guy Mollet — et certains des siens accueillent cet argument assez volontiers — les cadres de l’Armée, présentement attentistes, « basculeraient vers l’O.A.S. ». C’est naturellement le contraire qui est vrai. La bureaucratie militaire va à la caporalisation universelle comme le ruisseau va à la rivière. Aigrie, méprisant le « pékin », haïssant et l’ouvrier et l’intellectuel, elle n’imagine d’autres solutions aux contradic­tions sociales que celles qui font leurs preuves dans un bataillon disciplinaire. Ivre de sa force, elle ne peut être contenue, avant d’être réduite, que par la perception d’une force supérieure. On l’a bien vu, le 24 avril, et les jours qui suivirent. La détermina­tion des masses, communistes en tête, fit d’abord pencher du côté du peuple la masse du contingent. Les milices ouvrières se constituaient et la « subversion » républicaine devenait inévita­ble. Alors, alors seulement, la bureaucratie militaire, affolée, abandonna les putschistes. Leçon à notre avis sans équivoque, et qui suffit à trancher le débat.

Il faut donc se battre, s’unir et tout de suite. Et pour cela répudier, dénoncer, traquer ce qui constitue la seule faiblesse des républicains : l’anticommunisme. C’est l’affaire des masses, et d’elles seules ; car l’union et l’action, à la base, tout de suite, sont leur arme essentielle. Que les socialistes, notamment, renon­cent à l’exclusive anticommuniste avant qu’il ne soit trop tard. Écrivant au lendemain du 19 décembre, nous constatons qu’à la base, on a largement avancé dans cette voie.


Les fascistes sont une minorité ; ils ont pour eux l’organisa­tion, ils ont eu un temps l’initiative. Les démocrates sont l’im­mense masse : mais une masse inorganisée n’est rien; organisée, donc agissante, elle est invincible. Aussi on appréciera à sa mesure l’initiative du Parti communiste, appelant, le 6 décembre, à l’offensive nationale contre l’O.A.S. Appel largement suivi, on s’en souvient, et qui a rendu possible le développement ininterrompu de la réaction populaire. L’atmosphère a changé. Il n’est pas dans le tempérament des démocrates d’attendre passivement qu’on vienne les égorger à domicile. « Mettre l’O.A.S. au ban de la nation », tel est le mot d’ordre qui correspond à la volonté de lutte des masses. Sur le plan revendicatif comme sur le plan politique, celles-ci sont désormais à l’offensive. Il convient d’am­plifier sans cesse cette lutte, en y gagnant, par l’exemple de la détermination de l’avant-garde, mais aussi par un effort gigan­tesque d’explication et d’organisation, les masses fondamentales du peuple, celles qui ne s’ébranlent que rarement, mais qui font la décision.

Être à l’offensive. Cela signifie le contraire de l’attentisme. Cela veut dire aussi ne pas penser que l’histoire se répète. Les fascistes aussi ont tiré les leçons d’avril, et rien ne serait plus dangereux que d’attendre tranquillement le prochain « coup dur ». D’autant, que chaque crise de régime gaulliste, atteint un niveau supérieur à celui de la précédente, donc exige aussi une riposte elle-même supérieure. Le but des démocrates doit être d’empêcher les fascistes de tenter un nouveau coup de force, de leur ôter toute possibilité de déclencher la guerre civile. Il faut donc isoler l’O.A.S., contraindre le pouvoir à prendre des mesures sérieuses contre elle, et cela, en organisant l’action réso­lue des masses elles-mêmes. Lutter aussi pour la paix en Algé­rie. Associer, à la bataille antifasciste, la lutte pour les revendi­cations des masses, qui deviendrait impossible si le fascisme l’emportait. Et en même temps, isoler un pouvoir dont nous avons établi la connivence profonde avec les factieux. Ceux qui en 1958 optèrent pour de Gaulle croyaient, par lui, faire l’écono­mie de la lutte populaire de masse contre la réaction militaire et fasciste. Résultat d’un certain équilibre entre la volonté répu­blicaine des masses (voir les luttes de mai 1958) et les exigences des monopoles prenant appui sur les forces fascistes, la Répu­blique gaulliste, janus bifrons, bonnet phrygien d’un côté, képi (et mitre d’évêque) de l’autre, se révèle le plus instable des régimes. Entre le fascisme ouvert et une démocratie rénovée, il apparaît toujours plus clairement qu’il n’y a pas de troisième voie.

Aux masses unies — intellectuels compris —, une fois encore, de sauver la nation de l’horreur, de la honte et du désastre !

JACQUES MILHAU
MICHEL SIMON


1. Un de nos correspondants nous fait observer : « Jean Cau me semble engagé sur une pente bien dangereuse… J’ai connu un Jean Cau vers 1935-36. Il se nomme aujourd’hui Jean Nocher ».

2. Le même journal tend à présenter de Gaulle comme trônant hors de son siècle, comme l’in­nocent du village, ce qui revient à innocenter le plus roué, le plus cynique des politiciens.


Encore un putsch ?

En mai dernier, analysant le déroulement du putsch qui venait d’échouer, nous mettions en garde contre la renaissance de l’entreprise. « Hier, une fraction de la caste militariste s’est insurgée contre la Patrie et la République, demain une autre ou la même peuvent recommencer, le pouvoir personnel ne consti­tuant pas un rempart, mais au contraire un danger de subver­sion permanent ». « Dès que l’effondrement de l’aventure fas­ciste s’est avéré inéluctable, une seule préoccupation hanta le pouvoir personnel ; limiter les dégâts, épargner le plus possible les exécutants fascistes du putsch afin de conserver en eux des « chiens de garde » pour l’avenir » [1].

On parle à nouveau de putsch. Les « chiens de garde » deviennent enragés. Jacques Milhau et Michel Simon rappellent par ailleurs que les « chiens de garde » n’ont pas d’existence indépendante. Ce sont « les chiens de garde » de la grande bour­geoisie française, même si quelques-uns d’entre eux ont — sem­ble-t-il — brisé leur laisse et mordent à tort et à travers.

Où en est l’organisation des chiens ?

Nous avions noté que le déroulement du putsch du 24 avril avait mis en lumière l’existence de deux factions : Le clan Challe-Zeller, qui s’était rendu après marchandage avec le pouvoir, et le clan Salan-Jouhaud.

Le clan Challe-Zeller se réclamait d’une sorte de néo-socia­lisme ou de « national-communisme » ; il envisageait d’établir un « régime national et socialiste à base d’idéal chrétien », s’ap­puyant sur la masse musulmane qui, selon les initiateurs, sou­tiendrait un mouvement qui procéderait à la réforme agraire, à la promotion musulmane, à la nationalisation de certaines branches d’industrie…

Ce programme expliquerait, selon ce clan, un certain attentisme de la part des éléments européens civils activistes ; d’où sa rancœur vis-à-vis d’une population qui continua de vivre comme si de rien n’était, farouchement opposée dans sa masse aux rappels de classes de pieds noirs, tels que Challe et Zeller les avaient envisagés. Cette première tendance, déçue, aigrie, imputa son échec à l’égoïsme des européens locaux, à « l’incompréhen­sion de la métropole gangrenée par les puissances d’argent et par le communisme ».

Pour la seconde tendance (Salan-Jouhaud), il s’agissait de s’emparer du pouvoir en se mettant à la disposition directe de la grosse colonisation terrienne, en se lançant dans une répression outrancière, en s’emparant du pouvoir en France (ce que la pre­mière tendance n’envisageait pas du moins dans une première phase), en démolissant les bases F.L.N. au Maroc et en Tunisie, provoquant s’il le fallait un conflit mondial. A son avis, les pro­grès du communisme seraient stoppés maintenant ou jamais.

Cette tendance qui avait l’appui de l’O.A.S., estimait, au len­demain du putsch, avoir certes perdu une bataille ; mais elle se préparait aussitôt à une deuxième bataille mieux organisée et plus ample.

Ses espoirs étaient fondés sur deux ordres de considération :

« 1° … Le 22 avril nous a instruits ; nous savons maintenant sur qui nous pouvons compter. En fait tous les officiers généraux ont été d’accord avec nous, même lorsqu’ils y mettaient des nuances. Vérification faite, même les officiers généraux réputés « loyaux » ne l’ont été qu’en accord avec nous, les insurgés ! Et au plus haut niveau ! L’Amiral de Q… ne téléphona-t-il pas au P. C. insurgé pour lui demander d’envoyer une section de paras, afin de le faire prisonnier et de l’« obliger » à donner des ordres favorables aux insurgés ? En Oranie le Général P… ne prit-il pas la liaison avec le gouvernement qu’en accord avec les insurgés ? Le premier message de fidélité envoyé d’Oranie par le Colonel C… ne fut-il pas accompagné — à l’intention des insurgés — du commentaire suivant : « Je reste fidèle au gouvernement qui m’a nommé, mais je comprends parfaitement qu’il est temps que ce gouvernement change »… Nous possédons d’ailleurs, disent les hommes du clan, les notes d’écoutes des journées d’avril et nous savons de quoi nous parlons…

« En France, nos possibilités sont restées intactes, car l’infrastructure de l’insurrection n’a pas été touchée pour la sim­ple raison que, n’étant pas entièrement prête, elle ne s’est pas dévoilée. Ceux qui sont arrêtés sont des comparses et des rela­tions personnelles de Challe auxquels il avait demandé de menus services. Les plus « grosses têtes » militaires et politiques n’ont pas été inquiétées; mieux, les premiers passent pour avoir été loyaux au gouvernement, et les seconds pour avoir été neutres, puisque restés chez eux par la force des choses…

« Enfin le terrain qui a permis le déclenchement de l’insur­rection est inchangé : c’est-à-dire la guerre d’Algérie. La guerre doit à nouveau fournir le terrain propice. L’intensification de la presse permettra ;

— de faire en sorte qu’après les derniers événement, les faits locaux deviennent le facteur principal afin d’empêcher la réflexion de la troupe et des cadres troublés;

— aux officiers dont l’attitude était favorable au putsch, donc jugée trop attentiste par le gouvernement, de multiplier les succès militaires pour retrouver leur crédit et se rendre indis­pensables ;

— d’aboutir au plan Challe en partie sans Challe, c’est-à-dire offrir des secteurs où la rébellion aura disparu, rendant la négo­ciation inutile, et permettant de présenter aux officiers cette négociation comme une trahison d’autant plus grande.

2° Nous connaissons enfin l’obstacle principal en Algérie : le contingent. Il s’agira la prochaine fois de l’isoler, puis de l’intimider. Par ailleurs les officiers loyaux se sont dévoilés. Les choses sont donc clarifiées.

En France, la menace et l’intoxication devront être menées de telle sorte qu’il ne puisse se constituer un front d’opposition. Nous devons faire en sorte qu’entre la menace communiste et nous, le choix soit fait en notre faveur. Nous devrons accroître notre activité politique dans le but de rassurer. »

Depuis mai, l’O.A.S. qui a fini par s’imposer à l’ensemble des factions algériennes a développé son activité, selon cette analyse de l’échec du 22 avril. Elle a agi dans l’armée, en Algérie, en France.

Sur le plan politique français, l’action de l’O.A.S. est con­nue. L’attitude de certaines forces politiques s’éclaire cependant à la lumière de ce plan. Constatons le refus de la S.F.I.O., du M.R.P. (et de la F.E.N.) de coopérer avec le Parti communiste dans la lutte contre l’O.A.S. ; et la complaisance du Monde pour instituer Salan comme interlocuteur politique. Est-ce conscient ou non ? A croire en tout cas que Salan connaît son monde…

Nous voudrions insister ici sur certains aspects de la prépara­tion d’un nouveau putsch, tels que des témoignages dignes de foi nous les révèlent. Par nature ce ne sont que des indices, mais qui méritent l’attention.

En Allemagne : Plusieurs officiers signalent depuis ces der­niers mois un net effort de l’O.A.S. dans les forces françaises stationnées en Allemagne : « La tâche fut facilitée par le fait que le pouvoir envoya en Allemagne les généraux et cadres com­promis tant après le 24 janvier 1960 (barricades d’Alger), qu’après le putsch du 22 avril au lieu de les mettre en prison. Il convient également de noter qu’au moment du putsch d’avril, le pouvoir avait décidé d’appeler des renforts des F.F.A. sur Paris ; pour le protéger… Mais nombre de commandements y étaient assurés par ceux-là même des officiers qui, dès le 22-23 avril, s’étaient ouvertement déclarés pour Challe ; parallèlement les officiers loyalistes avaient été provisoirement relevés de leurs commandements et leurs troupes passées sous commandement activiste. Si bien qu’une partie importante de ces troupes appe­lées en renfort — et notamment les blindés — reçurent le contre-ordre de stopper avant les Vosges, le pouvoir ayant enfin eu vent de ce loyalisme particulier.

« Depuis le putsch, après s’être tus un moment, tous ces officiers factieux qui pullulent dans les F.F.A. ont vite repris leur superbe et encouragés par la mansuétude gouvernementale, déclarèrent ouvertement qu’ils recommenceront à la première occasion. Les officiers activistes sont placés aux postes les plus importants dans les rouages du commandement et des grandes unités ; des réunions plus ou moins secrètes se succèdent en vue de parfaire cette organisation et de mettre au point ses projets ».

En France : « Les services qui ont la mission de détecter ces activités feignent de n’en rien voir pour la raison qu’eux-mêmes ne font bien souvent qu’un avec l’organisation putschiste. Des officiers de ces services se vantent au surplus qu’un petit céna­cle qui entoure le Ministre et dirige un service important de « Sécurité », est acquis aux putschistes. Cette activité « autour du Ministre » a été récemment confirmée par un général attaché lui-même à la direction de la Défense Nationale. La sécurité militaire menace aussi les cadres qui ne remettraient pas aux officiers S.M. les tracts « subversifs » trouvés dans leur boîte aux lettres ou à leur domicile ! Il s’agit ici non de la propa­gande activiste, mais des appels à la vigilance anti-O.A.S. et antifasciste. Les officiers de ce « service » ajoutent : « Méfiez-vous, le Commandement peut fort bien nous envoyer ces tracts lui-même pour voir votre réaction et connaître ainsi vos senti­ments ! Dans de telles conditions une méfiance encore jamais vue, sinon sous l’occupation de 1940 à 1944, règne parmi les cadres militaires. »

Ce sont ces efforts qui accréditent l’idée qu’en cas de sédition l’offensive partirait simultanément d’Algérie et des F.FA. qui ont précisément des complicités dans l’Est de la France — région de Metz commandée par Massu — avec la 11° D.L.I., voire la T D.L.B., toutes deux implantées récemment du Nord de la Lorraine jusqu’à Besançon.

En Algérie, la même intoxication des cadres se développe. Un exemple : « Au début du mois de novembre, des coups de feu sont tirés d’une voiture européenne, faisant un mort et huit blessés. Se tenait à proximité une réunion de personnalités militaires, policières et judiciaires importantes. Une personna­lité policière fut — à cette occasion — l’objet de questions con­cernant l’O.A.S. et l’impunité dont elle bénéficie. Ce haut per­sonnage répondit ; « Je suis absolument de votre avis, mais que voulez-vous que j’y fasse ? J’ai fait perquisitionner chez plusieurs têtes de l’O.A.S.; je m’y suis rendu en personne. Ce que j’ai trouvé chez eux suffisait à les faire mettre en tôle pour longtemps !… Seulement il s’agit d’individus dont les revenus annuels varient entre 40 et 50 millions de francs ! Alors dès que je les inquiète, les appuis venant de Paris, de X…, de Y… ou de tel Ministre interviennent et je dois les remettre en liberté. Ils courent toujours et après cela — sûrs de leur impunité — leurs activités O.A.S. se développent mieux encore qu’auparavant. Lorsque le hasard fait qu’ils me rencontrent dans une céré­monie ou dans la rue, non seulement ils me font effrontément observer qu’ils m’ont vu, mais encore ils ricanent d’un air de dire : « Tu vois, je suis encore là malgré toi ! »…

« Ceci montre qu’à certains échelons d’exécution on agirait assez efficacement si on ne sentait le poids terrible de la hiérar­chie complice et d’un tas de hiérarchies parallèles qui font hési­ter, ou rendent lâches. Les éléments loyaux se sentent menacés par l’O.A.S. [2] et pas du tout protégés par un gouvernement à dou­ble face. A noter qu’en Algérie l’arrestation d’un authentique O.A.S. [1] équivaut à une condamnation à mort O.A.S. (souvent exécutée) pour la personnalité policière qui est à l’origine de l’arrestation ou du maintien en détention. »

Récemment, tout laisse aussi penser que le colonel Godard a dû de n’être pas arrêté à l’attitude plus que conciliante du 2e R.E.C. (Régiment Etranger de Cavalerie). Une opération le 1er novembre au matin, pour arrêter Jouhaud à Bou Sfer, était connue de tous dès la veille (donc de l’intéressé). Les gendarmes mobiles et C.R.S. venus de France se plaignent constamment de l’attitude de la police locale qui les gêne au cours de leur travail anti-O.A.S. et aussi des fuites qui proviennent des milieux militaires.

C’est ainsi que, sur le plan radio, les gendarmes et C.R.S. de France ne veulent plus communiquer leurs indicatifs ni leurs fréquences de travail ; ils ont désormais un code particulier pour donner leur position.

Côté O.A.S. un réseau radio clandestin sous l’indicatif « Moineau » donne des ordres contrecarrant l’action des unités anti-activistes.

L’exemple d’Oran montre la minutie des préparatifs : « En vue du prochain putsch la ville d’Oran et ses environs ont été divisés en « collines » et chaque « colline » en « îlots » avec les chefs et branches correspondantes. L’O.A.S. vient de passer à l’organisation militaire proprement dite, étape d’organisation qui suit l’étape para-militaire terroriste. Les réservistes euro­péens ont reçu des fascicules de mobilisation, aussi bien les offi­ciers que les sous-officiers et deuxième classe ; ces fascicules sont semblables à ceux de l’armée avec en plus l’indicatif « O.A.S. ».

Les plans d’insurrection correspondent à tous les plans connus des spécialistes militaires :

— Les unités « O.A.S. » formées par les « îlots » bloque­ront les forces de l’ordre qui cantonnent sur leur périmètre et qui n’obéiront pas au pouvoir nouveau ;

— Des plans de barricades sont dressés de telle façon que celles-ci laissent des axes libres pour les mouvements des insur­gés ;

— Des sabotages des véhicules des forces de l’ordre auront lieu en même temps (de nuit est-il recommandé). Auparavant il convient de faire dès maintenant des essais de sabotage ;

— Chaque « îlot » doit par n’importe quel moyen pénétrer à l’intérieur des cantonnements militaires dès maintenant pour faire un rapport exact des effectifs, des véhicules, de l’état d’es­prit, du nom exact de tous les cadres, etc ;

— Dès aujourd’hui, les chefs d’îlots O.A.S. envoient chaque matin un bulletin de renseignements à leurs supérieurs pour 9 heures précises ;

— Les bâtiments publics et installations vitales seront occu­pés par des unités spécialisées, ainsi que les barrages exté­rieurs à la ville, pour empêcher toute arrivée de renforts anti-O.A.S.

— Il est exigé « qu’il soit indispensable d’obliger les forces qui voudraient rester fidèles à de Gaulle de passer par les insurgés pour obtenir le ravitaillement et les approvisionnements nécessaires à leur vie »…

On voit donc que les putschistes cherchent à pousser leurs avantages. Mais on notera que ces avantages ne sont poussés que là où le terrain leur est familier : l’armée de métier, les milieux ultras d’Algérie. L’existence des informations publiées ci-dessus montre cependant que dans l’armée et chez les Européens d’Algérie existent des forces qui refusent l’aventure. Les chiens peuvent mordre et faire mal. Ils mordront d’autant moins que le corps de la nation auquel ils veulent s’attaquer, les repoussera avec plus de vigueur et d’unité. La résistance popu­laire à leur entreprise est décisive : en encourageant les forces saines, en décourageant les autres. Il n’y a rien à attendre ni du haut commandement, ni du gouvernement. Le peuple français, le contingent, le peuple algérien ne doivent compter que sur eux-mêmes.


1. La Nouvelle Critique, n° 127, « Premières réflexions sur le putsch ». Nous notions aussi : « Selon les activistes d’Algérie et de France, Salan tient plusieurs têtes gouvernementales… Il a dé­claré à plusieurs reprises qu’il peut les faire tom­ber par ses révélations » (page 23). Nous préci­sions : « On assure même qu’il dispose en France, à un poste décisif, d’un ex-préfet d’Algérie ». Les matraqués parisiens du 19 décembre pourraient peut-être dire qui est ce préfet !

2. Car la plupart de ceux dont on annonce l’ar­restation sont des faux O.A.S., dénoncés par les vrais à la police complice. Ces faux O.A.S. sont donnés en pâture à l’opinion publique par la presse gouvernementale ou le Ministère de l’Inté­rieur.

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