Article paru en deux parties dans Pouvoir ouvrier, n° 98, juillet-août 1969, p. 4 et n° 99, octobre 1969, p. 4
Dans le mouvement étudiant qui tant bien que mal survit aux espoirs et aussi aux illusions de mai 1968, le maoïsme sévit sous bien des formes, et s’accouple souvent, de manière imprévue, avec toutes les variétés possibles d’idéologies : anarchisme, spontanéisme, marcusisme et d’autres encore. Le confusionnisme éclectique a toujours marqué les phases d’immaturité du mouvement révolutionnaire. Les idées s’éclaircissent ensuite lorsque le tranchant de la lutte des classes s’aiguise. Il faut pourtant une singulière dose d’aveuglement ou d’ignorance pour aller actuellement chercher en Chine les modèles d’une action révolutionnaire effectivement libératrice, car en premier lieu il n’est pas vrai que la révolution maoïste ait été une révolution socialiste. Cela apparaît jusqu’à l’évidence si on jette un coup d’œil sur la situation dans laquelle se trouvait la société chinoise à l’époque où se constituait le maoïsme.
Il y avait certes, vers le milieu des années vingt, un prolétariat chinois, trois à quatre millions de personnes. Mais ce prolétariat, dès 1928, avait été politiquement brisé par les coups terribles que l’ingénieuse politique stalinienne avait permis au Kuo-Ming-Tang de lui porter. De 1928 à 1949, le prolétariat chinois a vécu sous une terreur blanche incessante et féroce, qui fut aussi bien organisée par la police du Kuo-Ming-Tang, renforcée d’ailleurs par l’immense pègre de Canton et de Shanghai, que, à partir de 1937, par la Gestapo japonaise. Toutes les organisations clandestines du prolétariat furent pendant cette période détruites les unes après les autres, et la plupart des ouvriers, pour conserver leur emploi, furent obligés d’adhérer aux « syndicats bleus » organisés par le Kuo-Ming-Tang, qui étaient à peu près aussi indépendants que le Front du Travail dans l’Allemagne nazie. Plus encore, dans les années trente, une formidable crise économique s’abattit sur la Chine et la guerre l’aggrava au point que vers 1945-47 la production avait reculé dans des proportions de 70 à 80 %. Lorsque, en 1948 et 49, les armées de Mao commencèrent à pénétrer dans les villes, il n’y avait plus, y compris en Mandchourie où les Russes avaient emporté les équipements industriels, qu’une foule de chômeurs occupés au jour le jour à ne pas mourir de misère. Le prolétariat ne joua aucun rôle dans une révolution qui se réduisit en fait à une conquête de la Chine par un appareil politico-militaire de plus en plus puissant.
Cet appareil s’était organisé à partir de quelques noyaux de communistes qui, fuyant les villes livrées à la terreur blanche, s’étaient vers 1928 réfugiés dans les régions montagneuses. En s’appuyant sur les révoltes endémiques de la paysannerie, ils constituèrent des bandes armées habiles dans les actions de guérilla, mais incapables de tenir contre les forces régulières : la chute des « républiques soviétiques du Sud » et la « longue marche » vers Yenan le montrèrent. C’est l’invasion japonaise et l’aggravation de la crise chinoise qui donnèrent au maoïsme ses chances et achevèrent de modeler sa physionomie. Tandis qu’en effet l’occupation japonaise, les réquisitions, l’inflation, etc., poussaient les paysans au désespoir et donnaient à leur lutte une ampleur nouvelle, les classes moyennes étaient, dans !a Chine du Kuo-Ming-Tang comme dans les régions occupées, écrasées par la con-centration du capital, que celle-ci s’effectue au profit des monopoles du Kuo-Ming-Tang ou des trusts nippons. Ruinés, terrorisés, ulcérés dans leur patriotisme par l’incurie et la corruption du gouvernement de
Tchang-Kaï-Shek, les petits bourgeois prirent le chemin des maquis rouges qui se multipliaient à la faveur de la lutte nationale contre les Japonais. C’est eux qui, favorisés par leur supériorité culturelle, fournirent pour l’essentiel les cadres qui prenaient en main l’administration des régions libérées, ou même, mêlés aux cadres paysans plus aguerris, la tête des formations combattantes.
La fin de la guerre anti-japonaise, qui fut suivie d’un énorme bond en avant de la concentration du capital (les quatre grandes familles qui dominaient le Kuo-Ming-Tang s’étaient vers 1948 appropriées 70 % du capital industriel et bancaire), donna une nouvelle impulsion à ce processus d’intégration de la petite bourgeoisie à l’appareil maoïste. Enfin, lorsque l’inflation devenue galopante dévalorisa de jour en jour soldes et traitements, ce furent les fonctionnaires du Kuo-Ming-Tang, puis les officiers eux-mêmes, qui passèrent, avec armes et troupes, dans les rangs maoïstes. Dès 1948, les troupes de Mao étaient devenues de véritables armées dont la marche en avant ouvrait la voie à l’implantation d’un État bureaucratique solidement cimenté par l’idéologie stalinienne et parfaitement différencié de la population.
Dans la dernière phase de la lutte, la paysannerie elle-même resta passive. Si au début de la guerre civile les soulèvements paysans contre les propriétaires fonciers et les usuriers avaient fourni une large base sociale au maoïsme, l’appareil du Parti reprit très vite en mains les luttes désordonnées de la masse. A partir de 1948, les réformes agraires — dans toute la Chine au Sud du Yang-Tsé notamment — furent réalisées dans l’ordre, en exécution de lois, par des mesures administratives.
Il n’en est pas moins vrai que le nouveau régime, extirpant radicalement le féodalisme dans les campagnes et chassant les impérialistes hors de Chine, avait réalisé toutes les tâches d’une révolution démocratique nationale. Mais en même temps, une nouvelle classe dominante avait érigé son pouvoir au-dessus des masses ouvrières et paysannes : en étatisant les avoirs des monopoles et en s’emparant des circuits commerciaux, la bureaucratie du Parti et de l’État s’était immédiatement donnée les bases économiques nécessaires à sa consolidation. La bourgeoisie était dès 1949 à l’agonie, mais à sa domination anarchique et incohérente se substituait celle du capitalisme d’État bureaucratique : le surtravail des ouvriers et des paysans changeait seulement de destinataire.
La révolution chinoise vingt ans après :
II – La mise en place du capitalisme bureaucratique (1949-1956)
Lorsqu’en 1949 l’appareil du P.C.C. s’empare du pouvoir, toutes les conditions existent pour que s’organise un capitalisme bureaucratique qui, dans ses traits essentiels, se veut alors la copie chinoise du modèle déjà élaboré en U.R.S.S. Cinq années suffiront pour que la totalité des moyens de production et d’échange soit aux mains de l’État et pour que l’économie cesse entièrement de fonctionner selon les lois du marché (1).
La haute concentration à laquelle est parvenue le capitalisme chinois permet en effet au capital d’État de se donner sans délai une puissance irrésistible. Lorsqu’en 1949 les avoirs du Kuo-Ming-Tang, puis ceux des firmes étrangères, sont érigés en propriété publique, l’État se trouve déjà maître de 80 % de l’industrie lourde, de 60 % de l’industrie légère, de 92 % des dépôts bancaires et de 54 % du commerce de gros. La moyenne et petite bourgeoisie — cette dernière comprend des millions d’artisans et de boutiquiers — sont déjà désarmées en face de l’État. Si le régime qui se définit alors comme une Démocratie Nouvelle inclut des partis bourgeois et petit-bourgeois dans la coalition gouvernementale, leurs représentants ne sont en fait que des figurants. Tous les centres de décision et les organes de coercition sont aux mains du P.C.C.
L’État fait sentir très tôt le poids de sa puissance aux couches bourgeoises et petites-bourgeoises. Dès 1951, lorsque, à la faveur du redressement de l’économie chinoise, ces couches s’efforcent de ranimer leurs affaires et d’étendre leur accumulation privée, l’Etat brise net leurs velléités de développement indépendant par une campagne de terreur qui sème l’épouvante parmi elles. La fin de la bourgeoisie est proche. Entre 1952 et 1956, l’étatisation du commerce transforme les entrepreneurs bourgeois en simples exécutants des commandes de l’Etat, qui fixe aussi bien le prix des matières premières que les produits fabriqués et le montant des salaires. Déjà d’ailleurs le capital d’Etat s’immisce dans les entreprises bourgeoises transformées en sociétés mixtes : en y investissant des capitaux additionnels, l’Etat en devient le copropriétaire et le cogestionnaire. Les patrons, maintenus à le tête des entreprises en raison de leur compétence, sont encore, il est vrai, rémunérés à la fois comme directeurs salariés et comme propriétaires. Mais à partir de 1955, les profits qu’ils reçoivent tous les ans sont considérés comme un remboursement par tranches de leurs capitaux, de sorte que leur caractère de propriétaires est en voie d’abolition. La bureaucratie maoïste qui manquait de cadres économiques compétents pour étatiser d’un seul coup toute l’économie, a résolu le problème en s’assimilant de proche en proche la majeure partie de la bourgeoisie.
Un processus analogue s’est déroulé au sein de la masse des artisans et des détaillants, qui ont été groupés en coopératives revendant à des prix fixes par l’Etat les produits qu’elles fabriquent ou reçoivent de l’industrie ou de l’agriculture. Les membres des coopératives sont d’abord à la fois rémunérés en fonction du travail qu’ils fournissent et de la valeur du capital qu’ils ont apporté à l’entreprise. Mais comme les coopératives sont transformées en entreprises mixtes et comme la majeure partie des profits réalisés tous les ans est investie et non pas distribuée, la rémunération au titre de la propriété devient rapidement insignifiante. En réalité la petite-bourgeoisie a été décomposée, donnant naissance à une minorité de cadres qui dirigent les entreprises commerciales pour le compte de l’Etat et une masse d’employés de commerce salariés.
Parallèlement, les rapports bureaucratiques ont été implantés dans les campagnes et l’Etat a extirpé toute possibilité d’éclosion d’une bourgeoisie rurale. A partir de 1954, tandis que l’Etat établit son monopole sur le commerce des produits agricoles, les paysans de chaque village sont groupés en coopératives rurales qui évoluent de la même manière que les coopératives d’artisans et de commerçants : dès 1956, les paysans cessent d’être rémunérés en fonction de la valeur des terres et du cheptel qu’ils ont apporté au fonds commun et leurs revenus sont calculés uniquement en fonction du travail fourni pour la production des récoltes livrées à l’Etat. Dès lors, en dépit du fait que la terre reste formellement propriété de la coopérative, les producteurs ruraux ne sont en réalité que des salariés. Groupés en brigades de travail, assujettis à des normes, ils exécutent les tâches qui leur sont assignées par les cadres nommés par le Parti et qui régentent toutes les activités du village en application des instructions des autorités centrales.
Ainsi, qu’il s’agisse de la production industrielle ou de l’agriculture, le marché a complètement cessé d’être l’organe d’intégration des entreprises et la concurrence comme moteur de la reproduction a cédé la place aux décisions de l’Etat qui, à partir de 1952, a commencé de mettre en route un premier plan de développement quinquennal. Il est proprement aberrant de définir la Chine maoïste comme un état petit-bourgeois ainsi que le font certains trotskystes : ni la propriété bourgeoise, ni les catégories et les lois de la production bourgeoise ne subsistent dans l’économie chinoise, et c’est un pur roman de prétendre qu’elles pourraient un jour renaître.
Il est vrai que dans le passé des mesures d’étatisation partielles ont été, dans divers pays, un point de départ de l’éclosion d’une bourgeoisie capitaliste sous la tutelle de l’Etat. Mais ce processus s’est déroulé à une époque historique où le système bourgeois axé sur la propriété privée allait partout en se renforçant. Il est aujourd’hui partout sur le déclin et le régime maoïste a précisément surgi de la faillite de la bourgeoisie chinoise et de son incapacité à assurer le développement des forces productives. Il n’y a pas de jacobins au XXe siècle. Au demeurant, les diverses mesures étatiques qui, au XVIIIe et XIXe siècles, ont aidé à la naissance des bourgeoisies nationales ne peuvent pas du tout être comparées aux mesures prises par l’Etat maoïste. Celles-ci ne visent pas à déblayer la voie à une accumulation privée du capital. Elles en ont au contraire brisé tous les mécanismes et l’ont rendue impossible. La période de la Démocratie Nouvelle a fini en Chine comme la période commencée avec N.E.P. avait fini en Russie : par la liquidation des formes bourgeoises et petites-bourgeoises de la production et de l’échange.
Mais le régime chinois n’est pas pour autant définissable comme une dictature ouvrière et paysanne, même déformée, et la propriété étatique ne suffit nullement à garantir le caractère socialiste de l’économie. En fait, le pouvoir est occupé par un formidable appareil bureaucratique — plusieurs dizaines de millions de personnes — qui a été « extrait » de presque toutes les classes de la société et homogénéisé par toute une série de campagnes de terreur et de remodelage idéologique conduites par le Parti. Celui-ci, hiérarchisé à la manière d’une armée et coulé dans le moule d’un totalitarisme sans limite, exerce une double fonction. D’un côté il unifie la bureaucratie, s’érige en gardien de ses intérêts, lui découvre les voies de sa consolidation à la tète du pays. De l’autre, il constitue un appareil de propagande et de manipulation qui, plongeant ses ramifications dans les masses, les organise dans l’obéissance au pouvoir. Celles-ci ne sont pas seulement atomisées et privées de toute expression autonome. Elles sont pénétrées de part en part par les organismes du Parti et soumises à un incessant travail de remodelage des consciences qui vise à susciter leur adhésion active au régime et à ses décisions.
Le séparation et l’opposition qui, en dépit du masque totalitaire, existe entre le Pouvoir et les travailleurs, apparait aussitôt qu’on examine la façon dont est gérée l’économie chinoise. La substitution de la propriété étatique à la propriété privée et de la planification au marché ne fait nullement disparaître le caractère essentiel du rapport capitaliste de production, c’est-à-dire la séparation des producteurs des moyens de production et l’impossibilité où ils sont mis, de ce fait, de disposer du produit. Dans la mesure, en effet, où la bureaucratie centrale décide seule et sans aucun contrôle, aussi bien de la nature et du volume de la production que des prix et des salaires, les travailleurs ouvriers et paysans restent, comme dans toute société d’exploitation aujourd’hui, une simple force de travail assujettie à la tâche de créer du surproduit en exécution des ordres de la classe dominante. L’étatisation métamorphose le capitalisme, elle ne le supprime pas.
Prochain article : « Les contradictions de classe dans la Chine maoïste ».
(1) Voir dans P.O. n° 98 le premier de cette série d’articles : « Le sens de la révolution chinoise ».