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M. Morin et le plan de Constantine

Article paru dans La Voix du Peuple, février 1962, p. 3

Il y a à peine une quinzaine d’années, le monde était divisé en deux catégories de pays : les colonialistes et les colonisés. Le souci des premiers était l’exploitation des richesses au seul profit de la minorité européenne composée de colons et d’industriels et de leur Métropole. Les seconds, maintenus sous le joug par la force et la répression, fournissaient la main d’oeuvre à bon marché. Bien mieux, aucun effort d’industrialisation n’était tenté dans ces colonies afin d’éviter toute élévation de niveau de vie et surtout toute organisation du prolétariat autochtone. Toutes les matières premières étaient traitées dans les usines d’Europe.

Aujourd’hui, après l’accession à l’indépendance de la presque totalité des pays colonisés, ces derniers sont désormais appelés – et pour cause – pays sous-développés tandis que les pays colonisateurs s’appellent pays développés.

Dans la catégorie des pays sous-développés, l’Algérie, encore en lutte pour son indépendance, campe une place de choix de par la volonté des colonisateurs français. L’Algérie qui n’est qu’à 800 kilomètres de Marseille et qui a été considérée jusqu’à une période toute récente comme « terre française », compte sur une population de 10 millions, un million de chômeurs et 80% d’analphabètes parmi les Algériens autochtones. Pays essentiellement agricole et vinicole, les colons européens, possédant parfois jusqu’à 50.000 hectares, profitaient sans vergogne d’une main d’oeuvre abondante et bon marché. L’industrie est presque nulle dans ce pays.

Avec le déclenchement de la Révolution algérienne, les gouvernants français tentèrent de timides réformes tant sur le plan politique qu’économique pour essayer d’endiguer la lutte du peuple algérien pour son indépendance. Plusieurs équipes de techniciens furent chargées par le Gouvernement Générale de l’Algérie d’établir un plan d’industrialisation rapide dans divers secteurs du pays. Mais toutes les initiatives furent brisées de par la volonté des colonialistes partisans du statu quo. Il a fallu l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle qui, au cours d’un voyage à Constantine, lança l’idée du plan d’industrialisation dit Plan de Constantine. Ce projet grandiose et ambitieux devait s’échelonner sur quatre années. Initialement, les investissements devaient s’élever à 100 milliards de francs légers : 60 milliards pour le complexe sidérurgique, 20 pour la Centrale et 20 pour le pipeline Hassi R’Mel-Bône. De nombreux avantages furent consentis pour intéresser les industriels français qui éprouvèrent quelques réticences motivées par l’insécurité et surtout l’incertitude de l’avenir.

Les Algériens, c’est-à-dire les intéressés eux-mêmes, accueillirent avec réserves ce projet, affirmant que rien de positif ne serait construit en Algérie tant que la lutte durera. Au seuil de l’année 1962, qu’est devenu le plan de Constantine ? Écoutons M. Morin délégué général du gouvernement français en Algérie, s’expliquer au cours une conférence de presse tenue au Rocher Noir le 18 décembre 1961 :

« Tel qu’a a été prévu le plan du Constantine n’est pas en rupture cette année… Il a été en rupture dès l’origine. Certaines estimations du plan sont trop ambitieuses ne correspondent pas à la réalité où nous sommes et où nous serons demain. C’est à dire à toutes les charges que nous supportons ».

« En 1962, ajoute le délégué général, les investissements augmenteront. Le programme général d’équipement atteindra près de 3.600 millions de NF, alors que pour l’année en cours ce chiffre ne sera pas atteint malgré une prévision de 4 milliards de NF ».

Ces chiffres énormes frappent à première vue. Mais ce qu’il faut savoir c’est que les crédits prévus n’ont pu être utilisés en 1959, ni en 1960, ni en 1961 et de ce fait se trouvent reportés dans les prévisions de M. Morin pour 1962…

Pour expliquer cette non utilisation des crédits échelonnés sur trois années, M. Morin donne l’explication suivante :

« c’est le manque d’hommes dont souffre l’Algérie, manque d’ingénieurs, manque de fonctionnaires ».

Ces explications ne convaincront personne. La vraie raison réside dans le fait que l’on ne peut construire dans la tourmente. Non pas que les Algériens soient contre l’industrialisation de leur pays mais cela ne peut se faire que dans la paix et la liberté. Toute construction ou tout projet, si grandiose soient-ils, ne peuvent se concevoir sans les intéressés eux-mêmes, c’est à dire les Algériens. C’est ce que nous n’avons cessé de répéter et dès 1959, MESSALI HADJ déclarait dans une interview accordée au journal « La Voix des Travailleurs » :

« Je n’ai pas besoin d’insister pour dire toute l’importance que le M.N.A. attache aux problèmes économiques, sociaux et techniques. Notre pays a besoin d’une mise en valeur qui nécessite précisément la construction de plans capables d’embrasser tous ces problèmes économiques et planifier tous les domaines de l’activité.

« Mais, avant tout, un pays qui a connu plus d’un siècle de colonisation et qui a vu toutes ses richesses échapper à sa possession et à son contrôle ne peut, dans cet état de chose, faire œuvre utile en se contentant d’emblée et sans préalable politique du plan de Constantine. C’est dire qu’avant d’arriver à des plans de ce genre, il faudrait d’abord laisser place à la politique. En d’autres termes, Français et Algériens sont naturellement conviés à se pencher sur le problème politique afin d’en examiner tous ses aspects pour aboutir au cessez-le-feu. C’est après cela seulement qu’on peut aborder les problèmes économiques dans une coopération loyale, juste et qui exclut tout vestige de privilèges ou de chasse gardée ».

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