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Le Zéro et l’Infini

Article paru dans Le Prolétaire, organe du communisme révolutionnaire, n° 10, décembre 1946-janvier 1947, p. 3

La barbarie stalinienne et la tragédie trotskiste sous forme de roman

L’Histoire nous a appris que souvent les mensonges la servent mieux que la vérité ; car l’homme est paresseux, et il faut lui faire traverser le désert pendant quarante ans, avant chaque étape de son développement. Et pour le forcer à franchir le désert, force menaces et force promesses sont nécessaires : il a besoin de terreurs imaginaires et d’imaginaires consolations, sans quoi il va s’asseoir et se reposer prématurément et va s’amuser à adorer des veaux d’or.

(Extrait de la préface du programme transitoire ? Non. C’est un extrait du journal de N. S. Roubachof en prison).

Dans son livre excellent « Le Zéro et l’Infini », Arthur Koestler nous présente la contre-révolution capitaliste d’État en Russie sous ses multiples aspects politiques, philosophiques, moraux et psychologiques. Un des plus importants et des plus intéressants problèmes de cet évènement est celui de l’opposition de gauche, personnifiée par Roubachof, ancien leader du parti et ensuite oppositionnel.

En quoi consiste cette opposition de Roubachof et de ses amis ?

Mon attitude d’opposition était… basée sur la nostalgie d’une réforme libérale de la dictature…

C’était et c’est en effet le programme essentiel de l’opposition du trotskisme.

Nous disons « trotskisme », parce que cette opposition de « gauche », bien qu’à certains moments elle embrassait un courant redresseur très large, de Zinoviev jusqu’à Bordiga, a trouvé son expression théorique la plus parfaite dans la littérature et l’activité trotskistes.

Les Roubachof ne désiraient nullement la révolution sociale des masses contre le système qu’ils avalent aidé à créer. Ils étaient beaucoup trop liés à ce système et trop usés pour réaliser même leur propre programme réformiste-libéral. Cependant, la dictature stalinienne, avide de boucs émissaires, les a exterminés impitoyablement.

Fait curieux et significatif qui explique à la fois « l’énigme » des procès de Moscou et le masochisme staliniophile du trotskisme en général : le stalinisme, dans sa rage sanguinaire, a trouvé lu complicité de ses victimes.

A l’occasion du 13e congrès du Parti, Trotski déclarait :

Personne d’entre nous ne veut ni en peut avoir saison contre son Parti. En définitive, le Parti a toujours raison… Et si le Parti prend une décision que tel ou tel d’entre nous estime injuste, celui-ci dira : Juste on injuste, c’est mon parti et je supporterai les conséquences de sa décision jusqu’au bout.

Fidèles à cette « morale », les Zinoviev, Rakovski et autres Roubachof se sont sacrifiés. Roubachof sait évidemment que Gletkin, commissaire du G.P.U., ne croit nullement « que lui, Roubachof, n’avait pensé qu’à détruire l’édifice dont la vieille garde et lui avaient jeté les fondations », mais suivant la logique stalinienne-trotskiste, il est obligé de reconnaêtre que même les revendications modestes du trotskisme « dans la situation actuelle sont objectivement nuisibles et présentent donc un caractère contre-révolutionnaire. » (Roubachof).

Le trotskisme rejette le déclenchement d’une guerre civile en URSS, mais même les réformes libérales qu’il propose, appellent la guerre civile. Que faire ?

Vous préférez donc la guerre civile ? dit Gletkin,

Non, l’action par les masses.

Laquelle, comme vous le savez, aurait inévitablement mené à la guerre civile…

Roubachof ne répondit pas. Il ne peut répondre, ni au stalinisme contre-révolutionnaire, ni aux révolutionnaires prolétariens « ultragauchistes » qui, eux savent que la dictature capitaliste d’État ne peut disparaitre sans révolution sociale.

Quiconque s’oppose à la dictature, doit accepter la guerre civile comme moyen. Quiconque recule devant la guerre civile, doit abandonner l’opposition et accepter la dictature. Ces simples phrases, écrites par Roubachof dans une polémique… il y avait presque toute une vie, contenaient sa propre condamnation.

En effet, il y avait toute une vie, les Roubachof d’hier et d’aujourd’hui, étaient des révolutionnaires. Avant, pendant et immédiatement après la 1ère guerre mondiale, ils produisaient un flot de littérature révolutionnaire qui, malgré ses faiblesses et ses erreurs, contient mille fois la condamnation de leur capitulation ultérieure devant le capitalisme d’État stalinien.

Les procès de Moscou n’étaient que le point final d’une tragédie sanglante qui commencé très tôt. La répression de Cronstadt, la déportation des anarchistes et des gauchistes, la lutte contre les « scissionnistes » et pour le « redressement » du Stalintern — tout cela était réalisé, approuvé ou toléré par l’ensemble des Roubachof, des Zinoviev et Trotski jusqu’à Bordiga. La plupart d’entre eux, ceux surtout qui se trouvaient en territoire soviétique, en ont « supporté les conséquences… jusqu’au bout ».

Trop tard pour eux tous… dit Koestler. Lorsque sonnait l’heure de paraître pour la dernière fois devant le monde, aucun d’entre eux ne pouvait faire du banc des accusés une tribune, dévoiler la vérité aux yeux du monde et, comme Danton devant ses juges, réfuter l’accusation…

Ils étaient trop profondément empêtrés dans leur propre passé, pris dans la toile qu’ils avaient tissée eux-mêmes, conformément aux lois de leur propre morale tortueuse et de leur tortueuse logique ; ils étaient tous coupables, mais pas de ces actes dont ils s’accusaient eux-mêmes…


Ainsi le roman de Koestler n’est pas seulement un évènement littéraire de premier ordre, mais en même temps une accusation terrible contre le système stalinien et son aile « gauche », le trotskisme. Il ne faut donc pas s’étonner que le stalinisme a fait l’impossible pour empêcher l’édition, la diffusion et l’intelligence de ce livre.

Quant au trotskisme, c’est M. Baufrère qui a entrepris la vaine tentative de sauver l’honneur de sa fraction. Au contraire, le plaidoyer de Baufrère (« Vérité », n° 119) n’est en réalité qu’une confirmation de ce que nous avons constaté depuis longtemps :

— Une lutte tragique (!), début Baufrère, oppose les deux tendances, issues PAREILLEMENT DU BOLCHEVISME : STALINISME ET TROTSKISME.

Baufrère présente très justement stalinisme et trotskisme comme des frères jumeaux. Remarquons en passant qu’il dépasse Trotski qui, lui, a nié cette parenté et a déclaré « incompatible » le stalinisme avec le « bolchévisme-léninisme ». Chez Baufrère, le rapprochement idéologique vers le stalinisme a fait un nouveau progrès.

Il essaye vainement de nier l’identité entre les Roubachof et le trotskisme.

Roubachof a été exécuteur avant d’être exécuté…

En effet. Exécuteur — par exemple — des marins de Cronstadt ! ! !

Au cours de son interrogatoire, il essuie défaites sur défaites. Politiquement il est brisé par Ivanov et Gletkin.

Comme le trotskisme par le stalinisme, comme le libéralisme par l’absolutisme. Il est significatif que Baufrère, avec sa logique trotskiste, ne comprend pas la critique de Koestler, mais au contraire trouve « que l’auteur ayant voulu réhabiliter les victimes du No 1, il a constamment justifié la politique du No 1 ».

C’est magnifique. Pour les trotskistes on veut ou « réhabiliter » les trotskistes ou « justifier » le stalinisme. L’argumentation du stalinisme est d’ailleurs la même : ou bien tu es pour le « parti » ou tu es trotskiste…

Koestler n’est ni l’un ni l’autre ; il montre, dévoile et analyse et la parenté et les contradictions entre la dictature et son opposition fidèle. Il n’a pas à craindre de reproduire l’argumentation authentique des deux fractions « bolcheviks ».

Baufrère regrette que le « parti » (stalinien !) « se soit ainsi privé d’une ressource d’énergie immense : l’initiative et l’action révolutionnaire du masses ». Il trouve donc normal que la masse soit là pour le parti qui s’en « sert » ou s’en « prive ».

Après avoir rappelé que les Roubachof étaient des « exécuteurs » et des capitulards, il leur décerne un brevet d’ « honnêtes révolutionnaires ». Et il reconnaît la parenté intime des « bolcheviks zinovievistes, staliniens ou trotskistes ».

Au fond, en quoi consiste son plaidoyer ? Les trotskistes « authentiques » auraient été liquidés sans procès publics. C’est juste et faux. Ciliga qui était prisonnier à Verkhné-Ouralsk, nous apprend que la majorité des détenus trotskistes a capitulé, la minorité a rompu avec le défensisme trotskiste et évolué vers des positions défaitistes-internationalistes.

Quant à M. Baufrère il fait partie de la majorité. Il termine son article en offrant au stalinisme — une fois de plus — le secours actif du trotskisme dans une 3e guerre mondiale. Tel est le rôle pitoyable du trotskisme. Il finira là où ont fini et où finiront tous les Roubachof.

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