Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 40, mai 1962, p. 1-2
Aujourd’hui on juge Salan pour les crimes qu’il a commis en tant que chef de l’O.A.S.
On ne le juge pas pour les crimes qu’il a commis en tant que général de l’armée française en Algérie, car s’il devait être jugé pour ces crimes-là, il ne serait pas seul. L’ « élite de la Nation » serait aussi dans le box : généraux, ex-ministres de droite ou de gauche, députés, administrateurs, chefs de parti, industriels, évêques, directeurs de journaux, policiers…
« L’Algérie c’est la France » disait Mitterrand, ministre de la IVème République 1954, quelques jours après le début de l’insurrection algérienne. Mendès-France, Président du Conseil, affirmait « Les départements d’Algérie font partie de la République, ils sont français depuis longtemps ; jamais la France, jamais aucun gouvernement ne cédera sur ce principe fondamental ». « Tous les moyens seront réunis pour que la force de la nation l’emporte, quelles que puissent être les difficultés et les cruautés de cette tâche », renchérissait Mitterrand.
A la suite de quoi, la force et tous les moyens de guerre et de police étaient employés contre le peuple algérien. A la suite de quoi, le socialiste Guy Mollet, devenu à son tour Président du Conseil et investi des pleins pouvoirs par la majorité des députés, y compris les députés communistes, renforçait la lutte contre « les assassins du F.L.N. », lutte que le socialiste Lacoste menait « sur le terrain », à Alger, avec le général Massu et ses parachutistes.
La « gauche » défendait l’Empire colonial du capitalisme français. C’est ce que Mendès-France appelait le « principe fondamental ». Les cruautés cyniquement annoncées par Mitterrand étaient quotidiennement exercées par l’armée française.
Aujourd’hui, l’ « élite de la nation » n’est pas dans le box des accusés : elle est au Pouvoir ou attend de succéder à ceux qui s’y trouvent. Et les juges, les avocats, les témoins à charge et à décharge du procès Salan appartiennent tous à la même classe, au même milieu social que l’accusé : la classe des dirigeants, pour laquelle l’Algérie n’a été depuis 130 ans que main d’oeuvre à exploiter et que source de profits, jusqu’au jour où la « main d’oeuvre » s’est révoltée et a pris les armes.
Aussi le procès Salan n’est qu’un règlement de comptes entre copains d’hier en désaccord aujourd’hui et qu’une vaine tentative pour montrer que la Justice existe tout de même en Vème République.
Un seul tribunal pourrait juger valablement Salan et tous les responsables de la guerre d’Algérie, un tribunal dont la composition pourrait être, par exemple, la suivante :
Président, Ahmed, docker d’Alger. Juges : Pierre, soldat du contingent ; Laïd, combattant de la willaya III ; Jean, mineur à Hénin-Liétard ; Amidah, paysan de Tlemcen ; Jocelyne, facturière chez Renault ; Aïcha, étudiante à Oran.
Bien sûr, ce n’est qu’une utopie actuellement. Si ce n’était pas une utopie, on ne jugerait pas seulement Salan et quelques comparses, on n’accuserait pas seulement l’OAS.
Mais pour la société-capitaliste française, la guerre d’Algérie elle-même n’a rien de condamnable. Comme l’a dit Debré au procès : « L’Algérie française ? Qui de nous ne l’a pas souhaitée ? ». Et, en effet, quel bourgeois ou politicien n’a-t-il pas souhaité pouvoir continuer à exploiter les algériens ?
Même maintenant où, pour eux, tout est foutu, ne laissent-ils pas encore l’OAS tuer tous les jours son lot d’algériens plutôt que de risquer de briser l’unité de l’armée (dont les cadres sympathisent à 80 % avec l’OAS) en exigeant qu’elle mette fin aux assassinats ?
« Fusillez Salan ! », « Fusillez Jouhaud ! » ? Nous, on est d’accord. Cela en ferait toujours deux de moins. Pourtant, camarade qui signes des pétitions, tu sais bien qu’ils sont nombreux les Salan et les Jouhaud : des milliers et des milliers ; c’est eux qui gouvernent. Alors, le vrai problème c’est quoi ?