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Pierre-Bernard Marquet : « Front populaire » de Daniel Guérin

Article de Pierre-Bernard Marquet paru dans Combat, 17 juillet 1963, p. 6

La Fédération socialiste de la Seine au Mur des Fédérés (mai 1938)

Front populaire, révolution manquée

TEMOIGNAGE, PAR DANIEL GUERIN (EDITIONS JULLIARD)

IL faudra faire un jour l’histoire du Front populaire. Il faudra que des historiens froids et méticuleux dépouillent des tonnes de documents, confrontent les témoignages, analysent au jour le jour les divers aspects et les diverses phases de ce mouvement qui ne dura que quelques années et qui donna aux uns tant de joie et d’espoirs, aux autres tant de craintes ou de colères. Ce jour-la, bien des passions se seront éteintes, ou seront retombées, et peut-être alors les lecteurs de cette Somme historique exhaustive trouveront-ils le récit quelque peu fastidieux.

Ils auront la ressource de se retourner vers l’ouvrage de Daniel Guérin. Ils n’y trouveront certes pas l’histoire totale de cette période, mais au moins une histoire vivante et passionnée et somme toute assez significative. Car si, évidemment, l’accent est mis sur l’action de l’équipe que dirigeait Marceau Pivert et dont Daniel Guérin faisait partie, cette action a toujours été liée à l’ensemble du mouvement. La chance de Guérin dans la période de 30 à 36 est précisément d’avoir cherché sa voie dans le parti socialiste avec un zèle de néophyte et d’avoir rencontré tous ceux qui, comme lui, trouvaient déjà la vieille maison prisonnière de la routine et de l’électoralisme, fussent-ils militants socialistes ou syndicalistes révolutionnaires lancés à corps perdu dans la bataille pour la réunification syndicale.


Guérin peut ainsi tour à tour visiter l’Allemagne, où le fascisme commence à monter dangereusement, s’engager dans la lutte anticoloniale, rendre visite à Trotsky, assister aux manifestations du 6, puis des 9 et 12 février, et suivre de très près les pas et démarches hésitants qui aboutirent au pacte socialo-communiste du 27 juillet 1934.

Les deux fronts populaires

C’est alors que commence le « premier acte » (1935-1936), par la signature du pacte franco-soviétique, et sa, conséquence inéluctable sur le plan de la politique intérieure, l’abandon par le parti communiste de l’ancien défaitisme révolutionnaire, sa transformation en parti de la nation française et son alliance avec les hommes auparavant considérés comme ennemis de classe. Le Front populaire allait pouvoir naître, mais en même temps apparaissait au sein du parti socialiste une tendance nouvelle, animée par Marceau Pivert et qui prit le titre de « gauche révolutionnaire ».

C’est à la lumière de la plate-forme établie par cette tendance que Guérin va, tout au long de l’ouvrage, analyser dans un état esprit à la fois unitaire et sans pardon, toute la politique alors suivie, et c’est aussi ce qui va donner au livre sa force et son tonus vital. Guérin se défend d’être un théoricien politique et il accepte d’avoir imprimé à son récit une allure subjective et parfois romantique. On peut discuter les positions prises et les jugements émis, on doit reconnaitre eue cette partialité délibérée fait aussi la vie de ce livre.

Une ou même deux apparentes contradictions caractérisent cette plate-forme de la gauche révolutionnaire. Le mot d’ordre central était évidemment le Front populaire, mais ces mots couvraient, selon Pivert et ses amis, deux ou même trois marchandises différentes : une « collusion électorale » qui réunissait comme une mésalliance le radicalisme bourgeois, la social-démocratie et le stalinisme, un puissant mouvement populaire, ensuite, qui entraînait dans l’unité d’action antifasciste les organisations ouvrières et syndicales et les intellectuels, un réseau national, enfin, de comités locaux de Front populaire manipulés et colonisés par les communistes.

Le but de la « gauche révolutionnaire » était, sans jamais masquer les oppositions et sans aboutir à des concessions sur les points essentiels, de maintenir une unité fragile. Il fallait participer au Front populaire numéro un, et y participer loyalement, mais pour « le propulser et l’amener à se confondre avec le Font populaire numéro deux », et dissiper ainsi les illusions électorales pour mettre en avant l’action directe des masses ; et il fallait donner la priorité à la démocratie directe des comités populaires, en leur conservant leur authentique caractère « soviétique » qu’avaient abandonné ou ridiculisé ceux qui précisément criaient le plus fort « les soviets partout ».

Il fallait préparer l’unité syndicale sans laisser les communistes accaparer l’ancienne C.G.T. ; il fallait à l’extérieur être les meilleurs militants de la S.F.I.O., même en dénonçant et en combattant, à l’intérieur, ses positions officielles. Car il importait avant tout ne pas se transformer en petites sectes coupées des masses et condamnées à l’impuissance.

Crise en occupation du pouvoir

Le succès électoral de mai 1936 mit en tête des partis de gauche victorieux, la S.F.I.O. Les règles du jeu parlementaire devaient faire de son leader, Léon Blum, le président du Conseil. On sait qu’il hésita beaucoup. Le problème du pouvoir se posait. Jusque-là on avait pu en disserter savamment et subtilement dans les congrès et les commissions. Il fallait le résoudre, et choisir.

Choisir, en somme, entre réforme et révolution, entre ce que Blum appelait l’exercice du pouvoir et la conquête du pouvoir. Le premier ne devait être qu’une « occupation » des organismes gouvernementaux, une gestion loyale du régime capitaliste, mais aussi la volonté d’en tirer « le maximum de justice sociale compatible avec les institutions », sans qu’il leur soit porté atteinte fondamentale.

Sous la pression des masses Blum dut un moment consentir que le prolétariat n’avait intérêt à exercer le pouvoir que pour accélérer le mouvement qui conduisait à sa conquête, mais il s’en tint finalement à la première distraction. Marceau Pivert et ses amis ne pouvaient admettre cette position que comme provisoire et, en déclarant dès le début « tout est possible », ils espéraient que la voix et l’action du peuple entraineraient les plus timorés à la véritable révolution. Ils acceptaient le « réformisme » dans le cadre d’une stratégie à plus longue échéance, comme une étape et non une fin en soi ; ils devaient donc à la fois le défendre et le combattre.

De même ils ne pouvaient accepter le frein que très vite les communistes mirent au mouvement des grèves et des occupations d’usines, et au moment même où selon le mot de Trotsky « la révolution française avait commencé », au moment où comme le disait aussi Marceau Pivert « la révolution prolétarienne passait à la portée de nos mains ».

Daniel Guérin raconte ensuite le second acte, le « reflux » (1937-1938), la « pause » et la paix sociale et la satisfaction profonde du capitalisme français heureux de s’en tirer à si bon compte et prêt à prendre sa revanche.

La lutte contre la guerre

Pourtant ce ne fut pus cet échec de la « révolution » qui entraîna la rupture entre la « gauche révolutionnaire » et le parti socialiste, ce fut le problème de la guerre. La lutte contre la guerre avait toujours été l’un des principes fondamentaux du socialisme traditionnel.

Devant la montée du fascisme et les intentions belliqueuses à peine camouflées les militants de la « gauche révolutionnaire » étaient pris dans une contradiction plus déchirante encore que toutes les autres. Ils étaient résolument antifascistes, mais ils n’étaient pas moins pacifistes. Ils avaient réclamé le retour au service d’un an et la réduction des crédits militaires. Ils ne voulaient pas plus se laisser confondre avec les pacifistes intégraux et accepter avec eux la servitude plutôt que la guerre, que se laisser entraîner à l’idée d’une guerre entreprise pour défendre la paix.

Au risque d’être classés comme des alliés « objectifs » de l’ennemi, ils ne voulaient accepter aucune union « sacrée » nationale, persuadés que la classe ouvrière ne pouvait en aucun cas confondre son action avec l’action de la bourgeoisie, même dans une guerre contre Hitler, même dans une guerre aux côtés de l’U R.S.S. La seule attitude possible était, pour eux, l’attitude révolutionnaire et internationaliste.

Leur voix ne fut pas entendue et la tendance « gauche révolutionnaire » fut exclue du parti socialiste pour avoir combattu son virage vers l’union nationale et refusé de se soumettre à !a nouvelle politique. Ainsi naît le parti socialiste ouvrier et paysan qui veut sauvegarder la pureté et l’intégralité de son idéologie révolutionnaire.

Le P.S.O.P. ne s’en prend pas seulement à la S.F.I.O. Il ne se contente pas de dresser le bilan de deux années de Front populaire, il dénonce aussi « la double faillite de la IIe et IIIe Internationale », « la responsabilité encourue par le parti communiste français dans l’échec du Front populaire… celle du parti communiste allemand dans la victoire hitlérienne… le coup porté par l’U.R.S.S. à l’avant-garde révolutionnaire espagnole ». Il condamne également enfin le ralliement de Thorez au « Front des Français », et le super-patriotisme affiché alors par les communistes, qui n’est que la transcription du patriotisme soviétique et de la défense inconditionnelle des intérêts de l’U.R.S.S.

Il ne reste plus alors à Daniel Guérin qu’à raconter les derniers soubresauts de la paix et le dernier « baroud d’honneur » que dans l’incompréhension, l’hostilité générale et l’isolement ses amis entreprennent contre la guerre, que rien ne pourra désormais arrêter.

Le P.S.O.P. lui aussi connaît des déchirements internes et des querelles qui l’affaiblissent. Il ne peut plus guère que se préparer à une lutte clandestine et presque désespérée. La répression commence contre certains militants, le pacte germano-soviétique est signé, la guerre éclate. Un autre chapitre de l’histoire commence.

Le livre de Guérin suscitera des controverses, c’est évident. Il dit trop haut et trop clair son jugement sur les faits et les hommes pour que d’autres n’entreprennent pas de le discuter et de le combattre. D’autres témoins n’y manqueront pas, mais au moins ne pourra-t-on refuser à l’ouvrage et à l’homme le mérite qu’il réclame, celui « de la constance et de la logique ».

C’est l’histoire qui confirmera, comme Guérin l’espère, ou qui infirmera que la petite équipe de militants dont il était fut seulement partie intégrante du Front populaire (ce qui ne peut être mis en doute) mais encore, souvent « son initiateur et son élément moteur et, du début à la fin, sa conscience critique ».

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