Article de Dyrcona paru dans L’Internationale, n° 33, mai 1965, p. 4
DANS son « testament », Togliatti demandait que le Parti communiste italien mit une sourdine à la lutte anticléricale. Roger Garaudy, lui, est allé beaucoup plus loin, au cours du débat « Matérialisme et Humanisme » qui a lieu à Genève le 9 avril.
« Le marxisme s’appauvrirait si saint Augustin ou saint Jean de la Croix lui devenaient étrangers », a-t-il dit. Nous ignorions que ce fussent là des précurseurs du marxisme.
Nul ne pense à nier l’importance historique, philosophique, littéraire de ces saints. Ils appartiennent au patrimoine culturel de l’humanité. Mais une chose est l’histoire de la pensée et l’histoire tout court, autre chose est le marxisme qui n’est pas neutre par rapport aux idées et systèmes du passé, surtout quand ces idées gardent une part de leur virulence. A plus juste titre, Garaudy aurait-il pu citer saint Thomas More. Mais, s’il a choisi ses saints, c’est qu’il ne s’agit pas pour lui de chercher des points de contact entre croyants et athées, au-delà de la religion, mais de chercher alliance avec la religion.
La formule « la religion est l’opium du peuple » a été dépassée par Karl Marx lui-même, a-t-il dit encore. Il n’a pas précisé dans quel texte et sous quelle forme. Mais cette formule en tout cas n’était pas dépassée pour Lenine qui en usa largement et la développa. Que Garaudy n’ait rien de commun avec Lenine n’est pas nouveau pour nous. Nous aimerions toutefois qu’il l’avoue. D’autant que la rupture avec Lenine n’est que la manifestation de celle avec Marx qui écrivait « la critique de la religion est la condition de toute critique », « la suppression de la religion comme bonheur illusoire du peuple est une exigence de son bonheur réel ». Là est le véritable contenu de la notion d’opium du peuple qui, il faut le reconnaître, fut souvent utilisée avec grossièreté par les amis de Garaudy, à leurs heures d’ultra-gauchisme.
C’est l’inverse absolu de la pensée de Marx qu’exprime Garaudy dans sa phrase : « la religion représente un des aspects profonds, inhérent à l’homme ». Converti si profondément qu’il en est devenu jésuite, Garaudy use d’un langage équivoque : il confond l’importance du sentiment religieux comme élément de compréhension de l’homme historique, et sa prétendue valeur permanente, absolue, comme « dimension humaine ». Les cyniques que sont les intellectuels staliniens ricaneront que Garaudy trompe ainsi l’ennemi. Les RR.PP. qui sont les interlocuteurs de Garaudy ne seront pas trompés : le langage ambigu est le leur. Ce ne sont que les travailleurs soumis à la mystification cléricale qui peuvent y être renforcés et par conséquent trompés.
Et d’autant plus que Garaudy ne s’en tient pas aux bavardages philosophiques, mais fonde sur eux une entreprise politique parfaitement réactionnaire : celle qui consiste à voler au secours de l’Eglise catholique en crise. Cette crise est un produit de l’accroissement des contradictions sociales dans le monde et, en dernier ressort, des progrès de la révolution. Les oppositions de classes tendent à diviser les catholiques. Devant ce péril, l’Eglise s’efforce à une opération de vaste envergure : elle tente en même temps de dissimuler ses liens profonds et solides avec la société capitaliste, à apparaître comme une puissance politiquement neutre, à restaurer son prestige moral pour mieux l’utiliser contre la révolution, et à rassembler finalement toutes les forces religieuses pour dresser un front uni devant le communisme. Tel est le sens du concile de Vatican II. Dans cette voie, l’Eglise trouve des difficultés en son propre sein, et de la part des intégristes qui ne comprennent pas la nécessité des concessions formelles, et de la part des travailleurs chrétiens qui prennent pour argent comptant le feint retour à l’évangélisme et manifestent leur impatience de voir l’Eglise se ranger sans équivoque du côté des « humiliés et offensés », bref, changer de camp social.
Devant cette crise, des communistes ne sauraient connaître d’hésitation : il faut dévoiler la manœuvre mystificatrice du plus vieux des corps réactionnaires, et de son concile. Il faut aider les jeunes travailleurs chrétiens à faire l’expérience de l’Eglise en encourageant leur exigence, envers la hiérarchie, de rupture avec les exploiteurs et les impérialistes. Ainsi seulement, au terme d’une lutte qui, du côté des marxistes, ne peut comporter aucune ambiguïté sur les idées et les objectifs, on arrachera les travailleurs catholiques à l’aliénation religieuse et on les gagnera au socialisme.
Garaudy s’est engagé dans la voie contraire. Il s’est écrié, en s’adressant aux opposants de gauche de l’Eglise :
« Il ne faut pas croire que l’épiscopat français soit entré en conflit avec deux millions de catholiques et ait méconnu les conclusions du concile. »
Ce faisant, il s’efforce de rallier à la hiérarchie cléricale réactionnaire des travailleurs critiques à son égard et, dans le même mouvement, il valorise de son autorité de « communiste » la mystification du concile — avec lequel l’épiscopat français n’a, il est vrai, pas de désaccord — en laissant croire qu’il y a identité de vues entre « l’avant-garde » chrétienne et le concile. Il n’est pas étonnant, après cela, que Garaudy reproche aux intégristes de « mettre en cause l’unité de l’Eglise ».
Le bureaucrate stalinien a-t-il cru s’adresser à l’U.E.C., parler de la conférence du 1er mars, de l’épiscopat de la rue de Châteaudun, et de l’ « Unité du mouvement communiste mondial » ?
Etrange solidarité entre appareils. La coexistence pacifique est devenue non seulement la coexistence idéologique (dont on se défend si fort à Moscou), mais la conciliation avec l’ennemi et l’abandon du marxisme : une étape nouvelle de la décomposition du P.C.F.
DYRCONA.