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Pierre Frank : La nouvelle classe, de M. Djilas

Article de Pierre Frank paru dans Quatrième Internationale, 15e année, Vol. 15, n° 7-10, octobre-novembre 1957, p. 74-75

Pour ce livre, Djilas a été condamné à sept ans de prison par un tribunal yougoslave. C’est sa troisième condam­nation depuis sa rupture avec Tito, et cette condamnation est encore plus scandaleuse et infâme que les précédentes. Djilas a été condamné pour ses opinions de manière à le démoraliser chaque fois davantage, pour le pousser aux pires extravagances. Nous donnerons notre opinion sur le contenu de ce livre, mais nous devons dire dès le début que, quelle que puisse être la position actuelle de Djilas, il a été autant que faire se pouvait acculé à cela par ses anciens camarades, recourant à leur façon à cer­taines méthodes apprises à l’école stali­nienne.

Quelque part dans ce livre, Djilas dit que dans la société qu’il qualifie de communiste, c’est-à-dire sous le régime bureaucratique, « toutes les différences d’opinion sont graduellement perdues, sauf le désespoir et la haine ». Ces mots viennent après une condamnation par lui « d’une activité révolutionnaire sans but ni signification… chicanant sur le dogme avec le nouveau régime ». A vrai dire, c’est son propre cas qu’il décrit ainsi, sans le vouloir. Son livre est un vrai produit du désespoir et de la haine.

Comment a-t-il pu en arriver là ? Il ne manque pas dans son livre d’observations correctes sur certains aspects du régime bureaucratique ; mais quel est l’adver­saire du communisme qui n’ait pas ex­ploité contre celui-ci les ignominies du régime stalinien ? Djilas identifie totalement le stalinisme, et d’une façon générale le régime bureaucratique, avec le communisme. Pour lui, c’est le « communisme contemporain », et « il n’y a pas aujourd’hui d’autre type de marxisme ou de communisme et le développement d’un autre type est difficilement possible ».

D’autre part, tout en écrivant : « je ne prétends pas connaître un autre monde hors du monde communiste, dans lequel j’ai eu le bonheur ou le malheur de vivre », il tranche de mille choses avec une ignorance et des prétentions extraordinaires. Bornons-nous à en donner quelques exemples.

« Lénine s’est trompé non seulement en ne comprenant pas que le « militarisme britannique » n’était qu’un stade temporaire de développement du temps de guerre, mais parce qu’il a manqué de prévoir le développement ultérieur de la démocratie et du progrès économique en Grande-Bretagne ou dans d’autres pays occidentaux. »

« Par diverses méthodes, les États-Unis recourent à une économie planifiée sur une échelle nationale… Walker cite qu’en 1938 environ 20 % du revenu national [aux États-Unis] étaient socialisés, tandis qu’en 1940 le pourcentage s’élèvera à au moins 25 %… »

« Certainement les monopoles jouent un rôle important dans la politique des pays occidentaux, mais en aucun cas ce rôle n’est aussi grand ou le même qu’a­vant la première guerre mondiale ou même qu’avant la deuxième guerre mon­diale… »

Ses prétentions ne se manifestent pas qu’au sujet de l’analyse du monde capitaliste qu’il ignore vraiment, elles tou­chent aussi la doctrine marxiste qu’il renie d’ailleurs complètement.

Selon lui, Marx était à la fois un savant qui aurait dit des choses justes (Djilas ne précise pas lesquelles) et un idéologue qui a combiné le matérialisme et la dialectique qu’il a trouvés ailleurs. Les successeurs de Marx, à savoir « Ple­khanov, Labriola, Lénine, Kautsky et Staline furent des idéologues, et seulement dans une mesure très limitée des savants ». L’idéologie marxiste n’avait aucune valeur scientifique, mais elle a servi à une classe, à un mouvement politique et maintenant elle sert à un nouveau système politique.

Cette idéologie, remarque-t-il, a été abandonnée dans les pays économiquement développés où on peut changer le système social par des formes parlementaires ; elle a trouvé son terrain de prédilection dans les pays où il fallait procéder à une révolution industrielle.

Selon Djilas, celle-ci ne pouvait être fait que par une « nouvelle classe ». D’où sort-elle ?

« Les racines de la nouvelle classe furent implantées dans un parti spécial, de type bolchevik. Lénine avait raison quand il pensait que son parti était une exception dans l’histoire de l’humanité, bien qu’il ne soupçonna pas que ce serait le début d’une nouvelle classe… Les initiateurs de la nouvelle classe ne sont pas trouvés dans le parti de type bolchevik dans son ensemble, mais dans la couche des révolutionnaires professionnels qui constituaient son noyau avant qu’il arrive au pouvoir… Le parti est le noyau de la nouvelle classe et sa base… »

Autrement dit, la nouvelle société n’est pas née dans les profondeurs économiques et sociales de la vieille société, mais dans sa superstructure. Grâce à une idéologie fabriquée par Marx, dogmatisée par Lénine et mise en pratique par Staline, une société nouvelle est née. On peut difficilement sombrer davantage dans l’idéalisme et le subjectivisme. Il y a eu de par le monde d’autres idéologues, d’autres gens qui ont créé des organisations autrement monolithiques que ne l’était le parti bolchevik du temps de Lénine, qui ont eu à leur disposition des moyens considérables. Il ne vient pas à l’idée de Djilas de rechercher pourquoi ils n’ont pas créé une société nouvelle.

Le miracle de la création divine étant ainsi renouvelé, selon Djilas, par la Trinité Marx-Lénine-Staline, à aucun moment il ne se sent obligé de se livrer à une analyse de l’économie de la société nouvelle. Il lui suffit d’affirmer que la classe nouvelle, dirigeante politique, est la propriétaire collective dans la nouvelle société. Sur ce dernier point. Djilas n’apporte rien de plus que tous ceux qui ont, presque depuis le triomphe de la Révolution d’Octobre, tenté de démontrer que la bureaucratie est le « propriétaire collectif ».

« Les communistes n’ont pas inventé la propriété collective, mais son caractère embrassant tout, plus largement étendu que dans les époques antérieures, même plus étendu que dans l’Egypte des Pharaons. C’est tout ce que les communistes ont fait. »

En écartant « l’idéologue » Marx, Djilas n’a pas songé à ce que celui-ci disait dans la « Critique du Programme de Gotha » au sujet des premières étapes vers la société socialiste, une des rares choses qu’il écrivit à propos de celle-ci. Djilas n’a pas remarqué que Marx faisait une différence entre la production et la distribution, déclarant que celle-ci commencerait par être effectuée selon un droit bourgeois. Il aurait aussi pu remarquer que Lénine a repris ces observations, que Trotsky s’en est également servi pour expliquer ce qui s’est passé en U.R.S.S. Mais il est au-dessus de cela, « la théorie communiste de l’Etat… élaborée en détail par Lénine et complétée par Staline et d’autres, favorise la dictature totalitaire de la bureaucratie du Parti… », « Trotsky… n’était déficient que dans une seule qualité : le sens des réalités » et il construisit une explication « pour apaiser sa conscience ».

A aucun moment Djilas n’a la moindre notion que la planification est quelque chose d’organique à la société nouvelle, que la place exceptionnelle de la bureaucratie a été le produit, dans des conditions internationales données, du retard économique qui ne permet pas une distribution suivant des règles autres que celles d’un droit bourgeois. Il prend le régime bureaucratique comme quelque chose d’inhérent à la société nouvelle ; il refuse de voir que ce régime se trouve à présent mis en cause précisément à cause de l’expansion de la société et de son développement économique et culturel. S’il a raison quand il déclare que Khrouchtchev n’a apporté aucun changement fondamental et qu’il ne songe pas à le faire, il ne voit rien du côté des masses qui obligent les Krouchtchev à manœuvrer. C’est que pour lui l’essence de tout, c’est le pouvoir politique. Ce qui lui apparaît l’élément prédominant dans la société, c’est ce pouvoir politique. Il ramène tout à lui, explique tout par lui ; c’est pour lui que le mouvement s’est constitué avec ses qualités, par lui qu’il a été changé ; « le pouvoir est à la fois le moyen et le but du communisme ».

Il rejette la théorie marxiste de l’Etat comme fausse, ne propose rien à sa place sauf une phrase non élaborée : « L’Etat est par sa nature un organe d’unité et d’harmonie dans la société et pas seulement une force sur elle. » Il a perdu tout critère de jugement sociologique et surtout le critère de classe.

Le livre de Djilas se termine par des considérations vagues qui indiquent que sa pensée est attirée vers la social-démocratie, plus exactement par les élucubrations d’une série d’idéologues qu’on trouve dans les partis socialistes, rejetant Marx pour des conceptions éclectiques en matière d’économie, de sociologie, florissant notamment aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne.

Ce livre est un produit de la décomposition du stalinisme. Il n’est pas surprenant que, dans l’intelligenzia des « démocraties populaires », se manifestent de telles tendances, profondément pessimistes, incapables de distinguer le stalinisme du communisme, et se perdant dans des constructions fantastiques de l’esprit. L’exemple de Djilas montre que la répression est le meilleur moyen pour désorienter les hommes ; les post-staliniens, qu’il s’agisse de Khrouchtchev, de Tito ou de Gomulka, se sentent beaucoup plus à l’aise sur le terrain des mesures administratives et de la répression que sur celui de la lutte des idées. Le livre de Djilas, si pénible qu’en soit sa lecture, devra renforcer les marxistes, les révolutionnaires dans leur résolution de combattre plus que jamais pour le « retour à Lénine », pour un régime de démocratie ouvrière dans lequel des tendances à la Djilas ne trouveront aucun terrain de développement et seront liquidées par la seule lutte des idées.

P. F.


(1) Thames and Hudson, édit. Londres.

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