Article de Monique Gadant paru dans Critique Communiste, n° 120-121, juillet 1992, p. 45-52
Afin d’éclairer et de comprendre la nature de ce qu’on appelle le mouvement des femmes en Algérie, ses objectifs et les difficultés qu’il rencontre, il est nécessaire de revenir en arrière, voire même de se situer dans une perspective un peu historique. Je m’efforcerai ce faisant d’être aussi objective que possible.
Ce mouvement est actuellement polarisé sur une demande d’égalité des droits entre les hommes et les femmes. Il est né dans la lutte contre les divers projets de Code de la famille (ou Code du statut personnel) qui ont vu le jour depuis l’indépendance (1962). Mais il s’est particulièrement manifesté à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt contre le projet qui sera finalement adopté par l’Assemblée nationale en 1984.
Il faut préciser qu’aucun de ces projets n’a été publié ni discuté, qu’ils ont circulé officieusement et n’ont donc été connus que par un nombre très restreint de femmes (lycéennes, universitaires) dans les grandes villes. L’Algérie est alors gouvernée par un système de parti unique, le FLN, dominée par la censure. L’Assemblée nationale est composée uniquement de membres du FLN (1).
Ajoutons que la Constitution reconnaît formellement l’égalité entre les sexes. Le Code adopté sera donc en contradiction avec la Constitution
La masse des femmes a été tenue à l’écart de l’information la concernant méconnaissance des projets, méconnaissance du vote de 1984 qui consacre par la loi une prééminence reconnue par la tradition de l’homme sur la femme. Voici en peu de mots en quoi consiste cette inégalité : le Code autorise l’homme à être polygame (jusqu’à quatre épouses). Il légalise sous une forme voilée la répudiation : auparavant la dissolution du mariage pouvait être décidée par le seul époux en dehors de toute procédure juridique. Le Code oblige maintenant le mari à entamer une procédure. Mais il obtiendra le divorce sans qu’il lui soit nécessaire de fournir une justification. L’épouse pourra demander le divorce mais devra justifier sa demande.
Le Code prescrit à la femme l’obéissance à son mari et un certain nombre de devoirs revenant à elle seule : ainsi l’épouse devra visite et respect à la famille du mari sans réciprocité (c’est-à-dire soumission à la belle-mère et aux belles-sœurs). Interdiction est faite à la femme d’épouser un non-musulman. L’inégalité fondamentale qui sous-tend tout cela est que la femme n’est jamais majeure juridiquement, qu’elle ne peut témoigner en justice, qu’elle ne peut contracter mariage sans un tuteur matrimonial. Enfin elle reçoit en héritage une part inférieure à celle des hommes.
Certains ont fait remarquer – ainsi l’article du Monde annonçant le vote de 1984 – que ce Code constituait un progrès pour les femmes algériennes. C’est un argument qui a été soutenu en Algérie.
Comment considérer ce texte de loi comme un progrès ? L’argumentation consiste à dire qu’il y a progrès dans la mesure où il fait obligation premièrement de contracter mariage et de divorcer devant un fonctionnaire habilité. Effectivement la tradition était ce qu’on appelle « le mariage à la Fatiha ». Il était considéré valide par l’opinion non pas en fonction d’une reconnaissance juridique et d’un texte de loi mais en vertu d’un consensus social. C’était la fête qui consacrait le mariage ainsi que la consommation charnelle (dont la publicité donnée à la défloration est un moment essentiel), non l’inscription sur l’état civil bien souvent négligé, surtout dans les milieux ruraux. N’oublions pas que pendant la période coloniale tout le système administratif est une invention et une imposition de la France.
Après l’indépendance, avec le développement de l’urbanisation, beaucoup d’hommes vont aller en ville, avec ou sans leurs femmes qui se croyaient mariées. Beaucoup se sont retrouvées abandonnées sans livret de famille. Les femmes se sont longtemps posées la question : « Tu es mariée avec ou sans livret ?… »
La deuxième remarque est que le Code oblige l’homme à divorcer selon une procédure juridique. Ce n’est plus tout à fait l’arbitraire de la répudiation. Néanmoins il peut divorcer facilement, sans justification, comme je l’ai dit plus haut. Une femme peut théoriquement demander le divorce si elle a des justifications. Même pour une femme de situation aisée, c’est extrêmement difficile.
Troisièmement, un certain droit de conserver le logement conjugal est concédé à l’épouse. Le Code dit : « Selon les possibilités du mari, si le droit de garde (des enfants) est dévolu à la femme. » Dans la pratique, le mari n’ayant pour ainsi dire jamais « les possibilités » d’aller habiter ailleurs, c’est la femme qui est effectivement dépouillée de la jouissance du domicile conjugal et le plus souvent des enfants.
Alors, peut-on dire, comme on le fait parfois : « Après tout, le Code, c’est moins pire, ou c’est mieux que s’il n’y avait pas de Code du tout » ? Et « pas de Code du tout » c’est quelque chose qui fait peur. Ainsi au colloque sur les « Droits des femmes au Maghreb » (Institut du Monde arabe, Paris, 16- 17-18 mars 1990), une juriste algérienne, Leila Aslaoui, a fait remarquer que, en cas d’absence de Code, ou si ce Code était supprimé, on se trouverait alors devant un vide juridique qui serait peut-être pire que la situation qui résulte du Code.
Je ferai remarquer que si le Code ne comporte pas de références précises à la religion chacun sait qu’il se veut au plus près de la tradition juridique musulmane, la chari’a.
Par conséquent, l’enjeu du Code est le suivant. Si on refuse le Code, on signifie même d’une façon floue qu’on est pour une société déconfessionnalisée. Personne ne doute que des présupposés religieux sont à la source de ce texte de loi. Ainsi, dès 1971, le ministre de la Justice déclarait :
« Les fondements sur lesquels repose ce Code (i.e. l’avant-projet) sont : le Coran, la tradition, le consensus, l’istihsan, l’intérêt public et l’îjtihad arec toutes ses conditions », ajoutant que le Code « vise avant tout à épurer la structure de la famille de tout ce qui n’est pas islamique. (2)«
Mouvement des femmes et partis politiques
Polarisé sur une demande d’égalité, ce Mouvement des femmes se compose de plusieurs associations qui ont fini par créer entre elles une coordination (ces associations, sauf une née dans la clandestinité en 1985, ont vu le jour à partir de 1989, avec l’autorisation d’existence légale conférée aux partis et associations après octobre 1988) mais elles n’ont pas toutes les mêmes revendications. Soit elles demandent l’abrogation pure et simple du Code, soit elles préfèrent des amendements. Le discours des médias français n’informe pas sur cette diversité, sinon sur ces divergences, et traite globalement du Mouvement.
Or, pour ce que j’en sais, concernant une marche qui est organisée par quatre partis politiques le 10 mai prochain, et à laquelle se joindront les associations de femmes, la Coordination des femmes s’est entendue pour que les associations participent sur la base d’une revendication démocratique, sur laquelle partis, hommes et femmes sont d’accord. Néanmoins il faut savoir que toutes les manifestations du Mouvement ne sont pas communes, qu’elles sont parfois séparées, que les mots d’ordre diffèrent, et que l’unité d’action entre les associations est un réel problème.
Combien y d’associations ? Il y en a beaucoup. Dans une émission d’Alger chaîne 3 (chaîne de radio en français), le 3 mars dernier, à l’occasion de la journée du 8 mars, la journaliste qui présentait l’émission a compté dix-sept associations à l’échelle nationale. Mais je crois qu’il y en a plus, car certaines ne sont pas déclarées. Mais beaucoup de ces associations se rattachent à trois associations mères. Cela leur facilite les procédures administratives d’inscription mais correspond aussi à des affinités politiques.
Ces trois associations sont :
– L’Association pour l’égalité des droits entre les hommes et les femmes qui a demandé en vain son habilitation en 1985, donc avant les événements d’octobre 1988, et qui souvent revendique, dans ses prises de parole, cette antériorité. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu avant, émanant d’autres milieux, des luttes sinon pour l’égalité, du moins contre le Code de la famille tel qu’il se présentait.
– L’Association pour l’émancipation des femmes.
– L’Association pour la défense et la promotion des droits des femmes.
Ces deux dernières se sont constituées après octobre 1988. Les deux premières associations pour l’égalité des droits et pour l’émancipation demandent l’abrogation du Code de la famille ; la troisième association demande des amendements (3).
J’ajouterai qu’une quatrième association est née très récemment, le 15 février 1990, et a distribué un texte ronéotypé annonçant sa naissance au colloque qui a eu lieu à l’institut du monde arabe en avril dernier. C’est l’Association indépendante pour le triomphe des femmes. Pourquoi association « indépendante » ? Elle le dit dans le texte qui annonce la scission d’où elle naît (scission par rapport à l’association née en 1985 pour l’égalité de droits entre les hommes et les femmes), à la fois clairement et obscurément : clairement quand elle dit qu’elle fait scission pour des raisons d’absence d’autonomie par rapport à un parti politique, mais obscurément : le texte ne dit pas par rapport à quel parti politique. La demande d’autonomie ne va pas jusqu’au bout et ne pose pas la question avec assez de clarté pour que tout le monde (y compris dans les autres associations) puisse débattre sur le principe (4).
Donc je crois qu’il est important de se rendre compte qu’il y a dans le Mouvement des femmes à l’heure actuelle en Algérie un réel problème de relation par rapport aux partis politiques. J’ajouterai cependant que lors des actions qui ont été menées par ces différentes associations, beaucoup de femmes ont participé à ces actions sans s’identifier d’une façon trop restrictive aux mots d’ordre, sans trop s’interroger sur la dépendance de telle association par rapport à tel parti. Et l’adhésion que les femmes apportent à ces associations dans les manifestations, comme le 8 mars par exemple, déborde largement certains liens de dépendance que les directions des associations ont par rapport à des partis politiques.
Une question se pose néanmoins. A partir du moment où cette dépendance existe – et c’est certainement ce problème-là qui est visé à l’occasion de la scission à laquelle j’ai fait allusion -, la question est de savoir quelle autonomie les femmes ont par rapport aux mots d’ordre de leurs organisations et par rapport aux stratégies qui sont mises en œuvre. Bien sûr tout le monde s’interroge sur ce qui se passe en Algérie depuis les événements d’octobre 1988 et particulièrement de ce qu’il adviendra aux élections municipales du 12 juin prochain (5). Tout le monde se rend compte que les femmes, leur statut dans la famille et dans la société, constituent un enjeu politique considérable.
Cet enjeu se remarque dans la mesure où le mouvement des femmes, à travers les associations auxquelles j’ai fait référence, se développe et apparaît lié à un projet de société qui s’éloigne de la religion, même si la laïcité ne se revendique que rarement dans les partis et pas dans le Mouvement des femmes. On le voit aussi dans la mesure où le mouvement islamiste s’en prend aux femmes dans son discours politique, que ses militants agressent des femmes, bien que Abassi Madani, son leader, passe son temps à dire que ces violences ne viennent pas de son parti, le Front islamique du salut (FIS). Mais en tout cas ce parti a organisé en décembre dernier à Alger une très grande manifestation de femmes qui demandaient le maintien du Code de la famille et des moyens pour préserver les femmes de « l’occidentalisation ».
En dehors de ce problème des rapports des associations aux différents partis politiques je crois que, en ce qui nous concerne peut-être ici en France, nous devons réfléchir sur la différence d’objectifs entre les femmes algériennes à l’heure actuelle et les féministes occidentales. Le fait que la demande, la revendication des mouvements de femmes algériennes, soit non pas une revendication de leur différence mais une revendication d’égalité juridique, qui est considérée ici un peu comme un leurre. Je citerai simplement quelques phrases du livre d’Odile Dhavernas datant de 1978, Droits des femmes et pouvoirs des hommes, qui posait cette question :
« La conquête de l’égalité formelle constitue-t-elle une première victoire, une condition préalable à toute libération ? Devons-nous inscrire nos luttes dans une stratégie de droit ou contourner celui-ci ? »
Interrogation qui exprimait les doutes des féministes quant au pouvoir donné par l’égalité juridique.
Précisément, au contraire, concernant les femmes algériennes, leurs revendications sont inscrites dans une stratégie de revendication de droit. Pourquoi ? Quels enjeux ? Ce sont des questions que nous devrons peut-être nous poser.
Une autre remarque : la constatation que ce mouvement, ces associations ne s’appellent pas « féministes ». Je pense que cela n’est pas simplement formel car beaucoup de femmes qui sont dans ces associations m’ont dit à plusieurs reprises très explicitement qu’elles refusaient de s’appeler « féministes ». Bien qu’en février, ayant discuté avec certaines, membres d’une association, elles m’aient dit : « Maintenant on accepterait de s’appeler « féministes » à condition qu’on fasse bien la différence avec le féminisme occidental. » J’ai demandé quelles différences elles voulaient faire. Il m’a été répondu : « Le féminisme occidental est trop déconnecté par rapport aux luttes sociales. » Je ne dis pas que c’est l’opinion de tout le monde mais je pense qu’elle est assez répandue, et cette formulation du caractère « féministe » ou non de ces mouvements, doit, me semble-t-il, nous poser quelques questions.
Je crois que cette réponse tient d’une part à la représentation qu’on a du féminisme occidental en Algérie pays où on n’importe pratiquement plus de livres étrangers depuis plus de quinze ans. Donc l’information est très réduite. D’autre part aussi à une certaine utilisation politique de caractère nationaliste qui a toujours été faite du terme « féministe » et de « femme occidentalisée ». J’ajouterai, pour ma part, qu’il me semble que cette résistance à se définir comme « mouvement féministe » vient entre autres du fait que ce mouvement est englobé actuellement dans le mouvement démocratique et a beaucoup de difficultés à y faire émerger des problèmes spécifiquement féminins. J’entendais l’autre soir à Radio Beur un débat entre plusieurs Algériens. L’un disait : « Les démocrates en ce moment en Algérie se battent le dos au mur. » Effectivement, il faut se rendre compte que les manifestations – on pourra compter les gens le 10 mai prochain (6) et les associations de femmes y participeront – je crois que pour le moment ils se demandent s’ils vont avoir autant ou plus de succès que les islamistes. Mais je constate aussi que le mouvement démocratique est faible, qu’il est dispersé en un nombre considérable de partis, qu’il a du mal à définir un projet de société (7).
Je pense donc que la réticence à parler du féminisme tient au fait que ce mouvement est englobé dans un mouvement démocratique lui-même faible. Récemment, dans un article du Monde sur l’Algérie, je lisais : « Attention, en Algérie pour le moment on est démocrate, on n’est pas laïque. » Je crois que c’est une remarque juste. Il est des appellations qu’on se donne ou qu’on ne se donne pas ou qu’on se refuse. La laïcité reste un sujet tabou.
Donc englobé dans un mouvement démocratique qui, pour le moment, est sinon le dos au mur du moins faible. En tout cas, ce mouvement démocratique, dans son ensemble, ne présente pas une alternative claire au type d’emprise du religieux sur la société civile que veut imposer le FIS. De ce point de vue, je crois que le Mouvement des femmes non plus ne propose pas d’alternative claire à cette emprise du religieux, car les mots d’ordre d’abolition du Code (ou d’amendement) et de « lois civiles » qu’on voit dans les manifestations, laisse entière la question de savoir ce que sera la place exacte de la religion. Pour le moment, il n’y a pas formulation d’un contre-projet de Code, ni prise de position claire par rapport à ce que pourrait être un Code de la famille qui ne serait pas fondé sur la religion.
Je reviens maintenant sur le passé afin de lui donner des éléments permettant d’y voir un peu plus clair.
Retour sur la période coloniale
D’abord cette question du Code de la famille nous ramène à l’histoire et à la période coloniale.
L’Algérie en 1962 se trouve devant la nécessité de légiférer comme tout pays indépendant. Concernant la famille et les rapports des sexes et des personnes dans la famille, concernant les questions de mariage, de divorce, d’héritage ou de reconnaissance d’enfant ou d’adoption, on se trouve devant l’état de fait suivant : les Algériens, qu’on appelait pendant la période coloniale « les Français musulmans », étaient gouvernés par des lois spéciales qui codifiaient leur statut de « sujets », car ils étaient sujets et non pas citoyens. Il y avait un Code de statut personnel qui « respectait » leur appartenance religieuse – et donc maintenait la polygamie, la répudiation, les droits (ou l’absence de droits) qui s’en suivaient.
Ce Code de statut personnel, dans le cadre de la situation coloniale, a souvent servi de référence pour justifier le refus de la citoyenneté française, proposée sous conditions, à différentes périodes, à certains « Français musulmans » Et si on regarde les discours politiques de la période coloniale, on constate que ce Code est un moyen d’exclusion : « On ne peut pas donner l’égalité des droits à ces gens-là dans la mesure où ils sont polygames, par conséquent comment les intégrerait-on dans le Code civil ? » Du côté des Français musulmans, c’est-à-dire des Algériens, comment était vécu le rapport à ce Code de statut personnel ? Il faut savoir que la France à différentes époques de l’histoire de la colonisation, et cela a commencé à la fin de la Première Guerre mondiale, pour récompenser ce qu’on appelait « l’impôt du sang », a proposé l’assimilation, la naturalisation à un certain nombre de gens et à certaines conditions.
Je crois qu’il faut savoir aussi que cette naturalisation, qui faisait passer les gens en question du statut de sujet au statut de « citoyen », devait de toute façon être demandée, et quand on devenait citoyen français on était « naturalisé » (bien que l’Algérie soit à l’époque une partie du territoire français), et on devait pour cette naturalisation, renoncer à son statut personnel. Or cette renonciation a été vécue par ceux qui faisaient cette demande, ou qui renonçaient à la faire, ou par ceux qui ne la faisaient pas vis-à-vis de ceux qui l’avaient faite, comme une renonciation à la nationalité, une trahison. Le statut personnel, avec ce que cela impliquait d’inégalité pour les femmes, a servi de repère identitaire.
Il faut comprendre que la conservation du statut apparaît alors comme un acte patriotique, et par le fait même maintient la femme dans un certain rapport à l’homme dans le mariage, dans la famille, dans la famille et dans la société. Cette soumission des femmes devient un critère de nationalité.
Dans ce passé par conséquent, vous avez d’un côté cette attitude qui est en gros patriotique et nationaliste, et de l’autre se développe ce qu’on appelle un « féminisme masculin ». Cela peut apparaître comme une contradiction dans les termes et je m’en explique. Il va se développer au début du siècle, dans le monde arabe, un courant qui est favorable à l’émancipation des femmes et qui est exceptionnellement, en Égypte, animé par des hommes et des femmes. Pour des raisons propres à la société égyptienne, on y rencontre effectivement des femmes et une, particulièrement célèbre, qui s’appelle Hoda Chaharaoui. Mais c’est un courant composé majoritairement d’hommes, qui militent et qui écrivent pour l’émancipation des femmes. Mais en Algérie, du fait de la nature même de la colonisation, du fait aussi, dans cette situation, de la non-scolarisation des filles, il n’y aura pas de femmes qui, au début du siècle, revendiqueront l’égalité des droits ; il y aura des hommes qui vont demander, sinon l’égalité des droits, du moins une certaine émancipation des femmes et en particulier vont revendiquer pour elles des écoles. Ils veulent avoir des épouses capables de les comprendre.
L’école française était devenue obligatoire depuis la fin du XXe siècle, mais cette obligation n’a été effective que très progressivement, et elle ne sera acceptée par les Algériens qu’à partir des années vingt. Certaines familles vont y envoyer les garçons, mais on n’y envoie pas les filles. Même dans les milieux où on y envoie les garçons on n’y envoie que très rarement les filles.
Et ces hommes qui demandent des écoles pour les filles – il n’y en a pas beaucoup – ce sont des avocats, des médecins, des pharmaciens et le milieu des instituteurs indigènes, du moins leur association qui lutte pour l’émancipation des femmes mais n’est pas suivie, et de très loin, par tous les instituteurs indigènes. Ces hommes demandent l’émancipation des femmes, peut-être de façon tout à fait intéressée, puisqu’ils revendiquent, et d’une façon très claire, des épouses avec lesquelles ils puissent vivre une vie de couple. C’est un phénomène tout à fait nouveau dans la société algérienne, dans la société maghrébine, et je crois que c’est encore une revendication actuelle : vivre en couple, avec une certaine « communication » entre mari et femme. Échapper aux exigences de la grande famille, rompre avec son emprise sur les individus.
Car il faut se rendre compte que la grande famille implique un certain type de relations entre les hommes et les femmes, et surtout la non-communication entre les hommes et les femmes et aussi entre maris et femmes. Or je crois qu’il est très difficile à des partis politiques de type moderne, même s’ils ne se définissent pas comme tels, d’exister si la femme n’est pas dans le coup.
D’où l’exigence de ces hommes qui, au début du siècle, se lancent dans des actions revendicatives et le fait que son actualité demeure. Par exemple, il y a deux ans, près d’Alger, un groupe de militants d’un parti d’opposition a été arrêté et j’ai appris que l’arrestation était venue du fait, qu’un militant avait frappé sa femme. Celle-ci, sans être alphabétisée, se rendait compte que le mari cachait des choses chez lui, qui pouvaient avoir un certain intérêt pour la police. Elle est allée porter tout cela au commissariat et l’activité du mari a été découverte.
Conclusion des responsables : « Il faut mettre les femmes dans le coup ; on ne peut pas fonctionner sans que les femmes soient à la hauteur. » Ça peut paraître étonnant mais c’est une des dimensions encore très actuelles du problème : « éduquer » les femmes pour que les hommes puissent militer, faire de la politique. Récemment je lisais la lettre d’un ami marocain qui est militant d’un parti politique, c’est un homme de cinquante ans qui a refusé de se marier, car pour beaucoup de militants cela a été et est encore un problème : ne pas se marier pour ne pas avoir de relations du type de l’exemple cité plus haut. Et le discours qu’il tenait concernant les femmes, le militantisme, était exactement le même que celui qu’on aurait pu lire dans les années vingt ou trente en Algérie chez les hommes « féministes ». Cela se résume ainsi et on pourra y réfléchir : les femmes sont archaïques et elles sont un poids pour les hommes qui veulent moderniser la société (8).
Pour en finir avec cela, j’ajouterai que même si le problème se repose plus ou moins dans les mêmes termes maintenant, en tout cas il y a l’une des données de ce problème qui a disparu, c’est le colonialisme.
Les hommes qui militaient pour l’émancipation des femmes pendant la période coloniale faisaient partie de courants politiques qui ont toujours plus ou moins été taxés d’assimilationnisme et de volonté d’occidentalisation. Pourtant, si aujourd’hui le colonialisme est parti, ce qui revient encore constamment dans le débat politique, c’est l’association : émancipation des femmes = occidentalisation Le féminisme est « occidental », les femmes ne doivent pas faire ceci ou cela, ou ne doivent pas revendiquer ceci ou cela, ou bien elles revendiquent cela parce qu’elles sont « occidentalisées ». Ce problème de l’occidentalisation se pose aujourd’hui pour dénier aux femmes leurs objectifs, leurs revendications, les canaliser dans telle ou telle direction. Et il arrive fréquemment que les femmes qui militent pour l’égalité des droits disent elles-mêmes qu’elles sont contre l’occidentalisation.
Les femmes et la guerre de libération
La participation des femmes à la guerre de libération (9). J’ai envie d’ajouter mythe et réalité. Parce qu’on doit s’interroger : quelle participation ? Il est évident et certain que les femmes ont participé massivement à la guerre de libération. J’hésiterais à dire, ce qu’on entend souvent dans les discours : « Elles sont sorties », j’ajouterai « sorties d’où » ?, « sorties de quoi » ?
D’abord tout dépend du type de luttes qui n’étaient pas les mêmes à la ville et à la campagne. Même en ville on ne demandait pas les mêmes choses, à n’importe quelle femme, de n’importe quel milieu. Quand on dit : « les femmes sont sorties », il me semble qu’il ne faut pas seulement penser : « Elles sont sorties dans la rue. » Certes c’est important le fait de sortir hors de l’espace familial où on est enfermée, de voir des gens qui ne sont pas des parents, d’exercer sinon des responsabilités politiques, mais avoir une responsabilité importante, en portant des messages ou des armes. C’est évident qu’il y a eu une « sortie » mais dans quelle limite ? J’ai tendance à insister sur les limites dans la mesure où on voit de façon trop mythique celles qu’on appelle les moudjahidates, c’est-à-dire les anciennes combattantes.
Il y a eu de la part du pouvoir en Algérie une mythification totale de la moudjahida qui a été loin d’être innocente, dans la mesure où elle a permis de mettre en place un discours qui peut paraître un peu aberrant mais qui a fonctionné pratiquement jusqu’à l’heure actuelle et qui était le suivant : face à toutes les revendications (si elles ont commencé dans les années soixante, les revendications n’ont été massives, ni vraiment spectaculaires avant longtemps) il s’agissait en tout cas de trouver le moyen de les freiner. Et alors qu’on ne disait rien dans la presse des revendications, il apparaissait – et c’est comme cela que vous appreniez qu’il s’était passé quelque chose – dans la presse – censurée comme de bien entendu – le discours suivant : « Les femmes ayant participé à la guerre de libération ont gagné tous leurs droits. » Alors quels droits ? Où étaient-ils ? Comment se manifestaient-ils ? Ce discours, d’une façon ambiguë et même contradictoire, arguait du fait de la participation pour dire qu’elles avaient gagné des droits qu’on n’envisageait pas du tout d’inscrire dans la loi puisqu’on se proposait, secrètement, précisément d’y inscrire l’inégalité. On a d’autant plus fait de la combattante une « héroïne » qu’on ne voulait pas son égalité avec les hommes.
Mais la participation des femmes à la guerre a été certainement moins « héroïque » que ce qu’on en a fait à partir des poseuses de bombes de la « bataille d’Alger » (1957), ou l’idée qu’on se fait des femmes portant des armes dans les maquis. Elles ont été très peu nombreuses à le faire, et la plupart du temps elles étaient cantonnées dans des rôles d’infirmières, quand elles sont restées au maquis. Le FLN-ALN n’y tenait pas tellement, cette présence de femmes au maquis introduisant la mixité. La culture impose une stricte séparation entre les sexes et la proximité des hommes et des femmes dans un espace donné, la non-mixité posait d’énormes problèmes et on ne tenait pas à la voir se perpétuer, même « justifiée » par la guerre.
Pour vous donner une autre image que l’image « héroïque » (ce qui ne veut pas dire que je dénie l’héroïsme des femmes), je voudrais vous lire un témoignage de l’écrivain Mouloud Feraoun (10). Je me dis qu’après tout c’est aussi un point de vue sur ce qu’était la vie des femmes dans les villages où se déroulait la guerre et en particulier en Kabylie. Voilà ce qu’il constate avec beaucoup d’amertume le 20 février 1959 :
« Le maquis aura été bel et bien noyauté et cela expliquerait ses insuccès. Les coupes sombres que l’armée y taillait chaque fois et chaque fois le glaive qui s’abattait sur l’organisation pour en décapiter la tête (11). Lorsqu’il n’y a plus eu d’hommes pour aider les maquisards, on a obligé les femmes à les remplacer et on les a astreintes à assumer toutes les tâches, toutes les responsabilités. L’armée (française) a noyauté l’organisation féminine et voilà comment les prisons et les camps ont commencé à se remplir de femmes. Les fellaghas égorgent celles qui trahissent, les militaires (français) fusillent, arrêtent ou torturent celles qui travaillent pour l’organisation. Les uns et les autres couchent avec les plus belles et font des bâtards aux jeunes filles et aux veuves. Les femmes mariées, dieu merci, étant à l’abri de tels accidents. Mais de l’avis unanime, on rend hommage aux fellaghas qui, en ce terrain, se montrent respectueux des coutumes ou tout simplement de la dignité humaine que le militaire français ne se gêne pas de fouler. Mille fois plus respectueux car enfin le fellagha est discret et ne force jamais personne. Il se cache des gens du village, de ses compagnons d’armes ; il est sanctionné durement lorsqu’un scandale éclate ou alors il se rallie et se met à faire du mal à ses frères de la veille…
« A Aït Idir – un petit village de Kabylie – descente des militaires pendant la nuit. Le lendemain douze femmes seulement consentent à avouer qu’elles ont été violées. A Taourirt-M. les soldats passent trois nuits comme en un bordel gratuit. Dans un village des Beni-Quacifs on a compté cinquante-six bâtards. Chez nous la plupart des jolies filles ont subi les militaires. Fatma a vu ses filles et sa bru violées devant elle. La chose est donc devenue courante et les Kabyles n’ont plus rien à envier à l’Occident. Jusqu’ici la vie sociale, les mœurs, les coutumes ont eu pour objectif essentiel de sauvegarder jalousement le sexe des femmes. Ils considéraient ça comme inaliénable et leur honneur était enfoui en dedans du vagin, tel un trésor plus précieux que la vie. Or, voilà qu’ils tiennent à la vie davantage qu’au vagin de leur femme. Et lorsque les militaires les délogent de chez eux, les parquent hors du village pour fouiller les maisons, ils savent que les sexes des filles et des femmes seront fouillés aussi. L’opération terminée on les laisse retourner chez eux et alors ils font mine de ne pas comprendre. Ils parlent avec détachement de la dureté des temps, de la sauvagerie des soldats qui cassent les portes et versent des jarres d’huile ou volent les poules et les lapins, mais ils se félicitent de n’avoir pas eu peur et ils rient de plaisir quand une femme raconte qu’elle a presque culbuté un militaire à moitié saoul, qui avait osé lui serrer le bras.
« Les fellaghas de leur côté ont expliqué aux femmes, texte du Coran à l’appui, que leur combat à elles consistait précisément à accepter l’outrage des soldats et non à le rechercher spécialement ; à le subir et à s’en moquer… Au total les femmes supportent durement le poids de la guerre, on les bat comme les hommes, on les torture, on les tue, on les met en prison. »
Un peu plus loin il dit, faisant allusion à l’ordonnance de 1959 :
« La France peut bien maintenant apporter des réformes, on n’en a plus rien à faire. »
Cette ordonnance a été promulguée par la France en pleine guerre d’Algérie. Elle modifiait « en faveur » des femmes, si on peut dire, le statut personnel puisqu’elle supprimait la polygamie, enlevait au mari le droit de répudiation et établissait donc une certaine égalité des droits entre les hommes et les femmes. Quelle a été la réponse du FLN ? Dans son journal, El Moudjahid du 4 février 1959, on lit ce commentaire :
« Ainsi des Français, au surplus chrétiens ou de confession israélite comme l’est paraît-il Monsieur Michel Debré, ont osé de propos délibéré porter atteinte au Coran, de par son essence immuable, et imposer par le sabre aux musulmans d’Algérie, les lois laïques de la France et ce, dans la matière la plus sacrée, à savoir le statut personnel. Cette nouvelle atteinte par la France à l’islamisme soulève contre elle l’indignation, non seulement de tout le monde musulman mais aussi de tous les peuples et de tous les hommes épris de liberté et pour qui la religion est un domaine qui relève exclusive-ment de la communauté des croyants. »
Concernant les moudjahidates, et j’en finirai là-dessus, j’ai dit « mythe et réalité » Dans le discours de l’État auquel j’ai fait allusion tout à l’heure, il apparaît que l’égalité des droits entre les hommes et les femmes, les droits des femmes sont une question de mérite et que les femmes doivent mériter leurs droits.
D’une certaine manière, si on relit les textes qui témoignent de leurs revendications depuis l’indépendance, c’est-à-dire d’abord dans le courrier des lecteurs de journaux (où ont été publiés pas mal de textes concernant le mariage, l’égalité des droits) ou aujourd’hui, si on lit les textes mêmes des associations et des organisations, référence constante est faite aux moudjahidates. C’est-à-dire qu’il y a à la fois une utilisation par le discours de l’État de la référence aux moudjahidates dans le sens ambigu auquel je faisais allusion tout à l’heure, mais aussi utilisation par les femmes, qui revendiquent des droits, de l’existence des moudjahidates qui les ont précédées et au nom desquelles elles exigent des droits. Il y a donc une espèce d’accord implicite sur le mérite et la raison pour laquelle des droits devraient être accordés aux femmes par la loi. Les droits des hommes n’ont pas à être mérités.
La mobilisation contre le projet de Code
La protestation contre le projet de Code de la famille a été surtout le fait des femmes ayant fait des études universitaires qui se sont mobilisées à partir de la fin des années soixante-dix. Ce qui a mis le feu aux poudres, qui a accentué et radicalisé le mouvement, ce fut une simple mesure de police prise en 1981, qui a fait subitement découvrir aux femmes qui se sont présentées à l’aéroport, l’interdiction qui leur était formulée de sortir du territoire algérien sans autorisation du mari, du père, ou d’un tuteur.
Le mouvement s’est d’abord manifesté par des protestations diverses et par des Journées d’étude qui ont eu lieu en 1981-1982 à Alger et à Oran, dont les Actes ont été publiés (mais sont tout à fait inaccessibles en France parce que ça n’a jamais été diffusé, et en Algérie parce qu’ils ont été publiés dans le cadre du centre de recherches sociologiques d’Oran dont les publications ne sortent pas d’un milieu extrêmement restreint).
Dans cette même période entre 1981 et 1983, à Alger, il y a eu plusieurs manifestations de femmes qui sont descendues dans la rue pour aller demander à l’Assemblée nationale le retrait de ce projet de Code. Ces manifestations ont eu lieu sans qu’une répression très ouverte se manifeste. Néanmoins plusieurs militantes furent arrêtées. La police fera courir le bruit que c’était à cause de leur appartenance à des partis politiques interdits et non leurs activités dans les mouvements de femmes.
Le pouvoir va essayer de laisser retomber un peu les choses et, entre ces manifestations de 1983 jusqu’à juin 1984 où le Code sera voté, le mouvement est effectivement retombé. Il est reparti, et cette fois avec un grand dynamisme, depuis octobre 1988 dans le cadre d’une certaine libéralisation qui a permis un mouvement associatif et l’apparition de partis politiques dans la légalité.
Autre point auquel j’ai déjà plus ou moins fait allusion : cette espèce de repoussoir que constitue – et ce depuis l’Indépendance – la femme occidentale. Certes il y a tout ce passé historique auquel j’ai fait allusion qui, dans la période 1989-1990 est surtout manipulé par le FIS. Mais il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y a que les gens du FIS pour utiliser de tels arguments. Beaucoup d’hommes politiques ont fait leur petit couplet sur « émancipez-vous mais ne ressemblez pas aux femmes occidentales ».
Avec un peu d’humour, je dirai que le PCA (qui s’appelle depuis 1966 PAGS, Parti de l’avant-garde socialiste), a publié beaucoup de textes sur l’émancipation des femmes depuis l’Indépendance, dont une brochure en 1977. Se voulant plus nuancé, il précise tout de même qu’en Occident, il n`y a pas que les femmes dont la caricature semble être la référence au journal Elle, mais aussi des femmes qui travaillent (on donne la photo de femmes en usine) et surtout il y a les femmes des pays de l’Est…
Depuis l’Indépendance, il y a eu beaucoup de discours politiques, sur le fait que de même que les femmes avaient combattu pendant la guerre de libération, elles combattaient et travaillaient pour le développement, pour le socialisme. Donc le modèle de la femme militante et travailleuse, même s’il n’y a pas de travail pour beaucoup de femmes, a été pendant très longtemps une espèce de référence obligée, un type de propagande semblable à celle qu’on diffusait dans les pays de l’Est. L’émancipation se justifie par le travail et le militantisme.
Avant de terminer je voudrais revenir sur l’apparition dans le Mouvement des femmes du mot d’ordre de « lois civiles », et sur le fait que pour le moment il n’est pas suivi par tout le monde dans les associations car il renvoie implicitement à un projet de laïcisation qui ne se dit pas clairement. L’inscription du Mouvement des femmes dans le projet démocratique est un fait. Je ne sais pas si c’est un bien, je ne sais pas si c’est un mal, je crois que ça pose problème car est-ce qu’il peut y avoir une démocratie sans les femmes ? Je pense que la réponse est oui. Mais sans doute n’y a-t-il pas de Mouvement des femmes sans démocratie.
J’ajouterai pour finir la présence très forte chez les femmes « modernistes » d’une argumentation qu’on rencontre en lisant des textes publiés par des femmes qui participent au Mouvement. Je pense à l’article de Rabia Abdelkrim dans le dernier numéro de Peuples méditerranéens, « Femmes et Pouvoir » (12) : la référence à l’Islam « authentique », au fait qu’il y a un « vrai » Islam ou un « faux » Islam. Chacun en effet se les renvoie, entre une gauche à laquelle le Mouvement des femmes est attaché puisqu’il y a une certaine unité d’action qui se développe entre le Mouvement de femmes et les partis de gauche et – en prenant les critères français qui ne collent pas forcément bien – la droite et le FIS. On se renvoie la religion comme plus ou moins bien interprétée. Tout le monde fait une espèce d’utilisation instrumentale de la religion.
Ce n’est pas particulier à l’Algérie. Si vous lisez les livres de Fatima Mernissi (en particulier, le Harem politique) (13), marocaine, vous verrez que là aussi il y a cette argumentation sur un vrai Islam qui aurait été occulté, qui serait occulté par certains, et qui dès le VIIe siècle aurait voulu l’égalité entre les hommes et les femmes. Les modernistes musulmans argumentent plutôt en termes de « véritable islam » qu’en termes de laïcité, d’exigence de liberté de penser.
Pour conclure, il me semble que dans le débat actuel, qui est un débat très politique et il y a une idée qui était déjà chez les hommes « féministes » des années vingt ou trente, qui n’est pas éclaircie, et ne l’est pas non plus par le Mouvement des femmes. C’est cette idée que la situation des femmes et en particulier leur situation juridique, puisque c’est essentiellement à cela qu’on s’attaque, est une manifestation de l’archaïsme de la société, comme si la modernisation devait faire disparaître tout problème entre les sexes. Lors du colloque « Droits des femmes au Maghreb », qui s’est tenu à Paris du 16 au 18 mars, Fadela M’Rabet a pu dire, sans susciter de contradictions, qu’en France les femmes et les hommes étaient réconciliés. La situation des femmes algériennes serait un avatar d’un patriarcat dépassé dans les pays modernes.
Or je pense que cette idée d’ « archaïsme » tient au fait que le rapport entre les sexes n’est pas, dans ce mouvement, clairement formulé comme étant un rapport social, tandis qu’implicitement on donne à penser que la « condition » qui est celle des femmes algériennes à l’heure actuelle – et dont la transformation juridique semble être la clef – serait changée d’une façon positive si elle se modernisait. C’est pour cette raison, et avec les interrogations que j’ai suggérées, que j’avais intitulé l’exposé : « Modernisme ou féminisme ? »
Post-scriptum
D’une certaine manière cette conclusion s’est confirmée. Depuis l’arrêt du processus électoral en janvier 1992 le discours politique s’est avéré être essentiellement un discours anti-FIS présenté comme l’incarnation de « l’archaïsme ». Les adversaires du FIS se déclarent, toutes tendances confondues, partisans de la « modernité ». On veut un État moderne, une économie moderne, une société moderne. On écrit dans des publications diverses qu’il y a deux projets de société incompatibles. Cinq membres du BP du PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste, communiste) ont démissionné de leur parti pour fonder un Front de l’Algérie moderne, et publié un texte qui suggère une éventuelle partition. Un commentateur a fait remarquer qu’il fallait en effet remplacer la lutte des classes par la lutte entre la modernité et l’archaïsme. Les hommes « modernes » sont donc maintenant, du moins verbalement, pour la cause des femmes. Tandis que le Mouvement des femmes semble se dissoudre dans cette lutte pour le modernisme et trouver moins que jamais ses propres marques.
Le Mouvement des femmes se situe donc dans cet affrontement (non pacifique : on l’a vu en 1991, on le voit en 1992, avec le développement du terrorisme) entre deux projets de société. Ce Mouvement n’attire pas la masse des femmes, qu’elles soient d’origine populaire, ou bien formées au lycée ou à l’université à partir des années soixante-dix et quatre-vingt, période où s’est développée l’arabisation qui a favorisé le recrutement massif d’enseignants porteurs d’une idéologie qu’on appelle aujourd’hui « islamiste ».
Il ne faut donc pas s’étonner de voir un nombre très important de femmes, jeunes, adhérer à cette idéologie, militer dans les organisations politiques qui s’en réclament (FIS ou Hamas, plus modéré). Elles y trouvent une certaine émancipation : elles se sont mises à fréquenter les mosquées qui, ne l’oublions pas, ne sont pas seulement lieux de prière, mais aussi de formation religieuse et scolaire. En effet on y trouve des enseignants qui font gratuitement du rattrapage scolaire. Les filles y accèdent à une connaissance « savante » de la religion ; du fait de leur acquisition de l’arabe littéraire elles peuvent lire les textes, devenir ainsi des propagandistes actives. Elles peuvent même ainsi échapper à l’autorité familiale, certes pour retomber sous celle des cheikhs qui dirigent les partis islamistes. Mais est-ce bien différent dans les partis « démocratiques » ?
Juillet 1992
(1) Des élections législatives, mettant en compétition une pluralité de partis, pour la première fois depuis l’Indépendance auront lieu en décembre 1991. Le premier tour le 26 décembre laisse prévoir la victoire du Front islamique du salut au second tour. Les élections sont annulées.
(2) a) Texte cité par Hélène Vandevelde. Quelques signes d’un glissement des notions de « peuple » et de » citoyen » à celle de « Umma » (communauté des croyants) et de « Mu’minin » (croyants). Revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques, 1982, Alger, et rappelé par Cherif Ferjani, « La tentation soudanaise de Chadli », Libération, 22 juin 1990.
b) Les mots auxquels renvoie la déclaration du ministre de la Justice sont autant de références à la tradition juridique islamique : l’istihsan = recherche du mieux, l’ijtihad = recherche et interprétation personnelle dont on dit que « les portes sont fermées » depuis la mise en place du droit musulman au IIIe siècle de l’Hégire (IXe siècle).
(3). Tel était le cas à la date de cette conférence. Depuis 1991 cette association demande aussi l’abrogation du Code. Les deux premières associations sont liées à des partis trotskystes, la troisième au PAGS (communiste).
4. Il s’agit en fait de l’OST, organisation trotskyste.
5. Comme on le sait le Front islamique du salut a remporté une victoire écrasante à ces élections.
6. Après la manifestation impressionnante du FIS à Alger le 20 avril 1990 une manifestation était prévue le 10 mai 1990 organisée par quatre partis démocrates.
7 En 1992 on a atteint un nombre proche de soixante partis. C’est une dispersion totale.
8. Tel est encore le point de vue global de beaucoup d’hommes progressistes : avoir des femmes qui comprennent leur engagement politique. Pour eux c’est souvent la principale raison d’être des associations, non le « féminisme » perçu comme une guerre aberrante contre les hommes.
9. Depuis cette conférence est paru le livre de Djamila Amrane, les Femmes algériennes dans la guerre, préface de P. Vidal-Naquet, éditions Plon, 1991.
10. Mouloud Feraoun, l’un des écrivains algériens les plus célèbres, né en 1913, en Kabylie, assassiné par l’OAS avec un groupe d’enseignants à El Biar (Alger) le 15 mars 1962. Mouloud Feraoun était instituteur. Homme qui répugnait à la violence, à l’engagement dans un parti, il fut déchiré par la guerre. Il tint son journal, qui est un document exceptionnel sur cette période, de 1955 à 1962. Il fut édité au Seuil comme toute son œuvre romanesque (Journal, 1955-1962) préfacé par Emmanuel Robles, qui fut son ami de jeunesse depuis qu’ils s’étaient connus à l’École normale de Bouzareah (Alger). Pour qui voudrait en connaître plus sur la littérature algérienne, consulter de Ch. Bonn, Anthologie de la littérature algérienne, le Livre de poche 1990.
11. Il s’agit du FLN-ALN
12. Cf. Peuples méditerranéens, « Femmes et pouvoir », n°48-49 (1989), sous la direction de Monique Gadant.
13. Fatima Mernissi, le Harem politique, le Prophète et les femmes, Albin Michel, 1987.
Bibliographie :
* « Les femmes, la famille et la nationalité algérienne », Peuples méditerranéens, n°15, 1981.
* « Interrogations algériennes » in Peuples méditerranéens, n° 22-23, 1983, « Les femmes de la Méditerranée », sous la direction de M. Gadant.
* « Nationalité et citoyenneté, les femmes algériennes et leurs droits », in Peuples méditerranéens, n°44-45, 1988, « Les femmes et la modernité », sous la direction de M. Gadant.
* « Les communistes algériens et l’émancipation des femmes »
* « La permission de dire « Je », réflexions sur les femmes et l’écriture à propos du roman d’Assia Djebar, l’Amour, la fantasia (J.C. Lattès, 1985) », in Peuples méditerranéens, n°48-49, 1989. « Femmes et pouvoir », sous la direction de M. Gadant.
* « Les islamistes ne sont pas sortis du néant », in Cahiers du féminisme (dossier sur l’Algérie), n°53, été 1990.
* « Sheherazade, l’histoire et les histoires », in Femmes du Maghreb au présent (la dot, le travail, l’identité), éditions du CNRS, 1991, ouvrage collectif sous la direction de Michèle Kasriel et Monique Gadant.
Note : les intertitres sont de la rédaction.
* Le présent article est le texte légèrement remanié d’une conférence suivie d’un débat qui a été donnée par Monique Gadant, le 28 avril 1990, au Club Flora Tristan. Il a été édité avec le débat (cahier numéro 33) par le Club Flora Tristan, 26, boulevard Richard Lenoir, 75011 Paris.