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Premier bilan des luttes anticoloniales

Article paru dans El-Oumami, n° 8, février-mars 1980, p. 13-15

Chinese Prime Minister Chou En-Lai shakes hands with Pakistan Prime Minister Mohammed Ali at the end of the African-Asian Conference, held in Bandung, Java, Indonesia in April 1955.

Au cours d’une récente réunion générale du parti, un rapport a été présenté, dont le but était de faire le point pour situer approximativement où ce mouvement historique en est arrivé aujourd’hui alors que nous escomptons une reprise de la lutte prolétarienne et qu’il nous intéresse au plus haut point de préciser quelles forces pèseront dans la balance de la révolution communiste.

Capitalismes d’hier et d’aujourd’hui

L’idée d’un cycle du capitalisme est familière au marxisme. En s’appuyant sur un texte comme Les trois phases du capitalisme et en l’illustrant par les grandes révolutions anglaise, américaine et européenne, le rapporteur a tenté de faire ressortir que dans une première phase, révolutionnaire, du capitalisme se produisent des révolutions dont l’intérêt social est de détruire, grâce à la conquête du pouvoir d’État, les vieux rapports Juridiques qui entravent le développement des forces productives modernes. S’ouvre alors une phase d’épanouissement du capitalisme qui conduit à une troisième phase, impérialiste, où la société doit briser les rapports capitalistes pour poursuivre sa marche en avant.

Est-ce à dire que lorsque l’Europe et l’Amérique ont atteint la phase sénile du cycle du capitalisme, le tissu social de tous les continents est entré du même coup en putréfaction et que les tâches immédiates sont partout anticapitalistes et communistes ?

En réalité, c’est seulement au tournant du XXe siècle que la pénétration des rapports capitalistes a commencé à provoquer des révolutions bourgeoises hors de l’aire euro-américaine. Ceci dit, il serait absurde d’imaginer que les autres continents auraient à parcourir le même chemin que l’Europe, ne serait-ce que parce qu’en arrivant au capitalisme à l’heure de l’impérialisme, les jeunes capitalismes doivent dès le début utiliser les méthodes les plus modernes, économiques, militaires et politiques, ce qui les oblige à parcourir les étapes du développement capitaliste à marches forcées.

Une étude comparée des cycles euro-américain et du « Tiers monde », dans laquelle le rapporteur s’est efforcé de retenir des critères permettant d’apprécier le degré de maturité capitaliste des différentes aires géographiques, a permis de mettre en évidence que la transformation révolutionnaire de la société par le capitalisme approche de sa fin. Cette transformation est globalement terminée en Amérique latine, plus avancée au Moyen-Orient (Maghreb compris) que dans le reste de l’Asie, encore largement en retard en Afrique Noire. Le rapport a fait ressortir le mouvement contradictoire de ce phénomène, qui présente des caractères plus avancés en même temps que d’autres très attardés par rapport à une Europe d’un âge capitaliste comparable. Surtout, le capitalisme s’accompagne dans le « Tiers-monde », avec un coefficient plus faible dans les vastes marchés nationaux comme la Chine et un coefficient maximum dans les zones les plus écrasées par les rapports impérialistes, d’un phénomène de marginalisation économique.

Les problèmes soulevés par ce phénomène ne peuvent être tranchés que par la révolution communiste mondiale, qui mettra en commun toutes les richesses de la planète et les utilisera rationnellement suivant un plan unique mondial.

Cycles politiques bourgeois et aires géographiques

Le rapport a ensuite mis en évidence le décalage entre le cycle capitaliste déterminé par les tâches bourgeoises elles-mêmes et le cycle politique de la bourgeoisie, qui dépend de la capacité de la bourgeoisie à accomplir ces mêmes tâches. Or, cette capacité s’apprécie sur le terrain d’une lutte des classes qui est déterminée par les rapports entre toutes les classes, à l’échelle non de pays pris en particulier, mais de vastes aires géographiques, par les rapports entre ces aires elles-mêmes, et ce, dans de grandes périodes historiques et non dans le détail de tel ou tel événement. De plus, les limites entre les phases et les aires considérées ne sont nullement absolues et rigides, mais relatives et mobiles.

L’étude du cycle révolutionnaire bourgeois dans l’aire de l’Europe occidentale entre 1789 et 1871 a permis de mettre en évidence le phénomène d’unification politique d’une aire géographique, dû à un alignement général des forces dans le heurt entre toutes les classes de cette aire, en liaison avec des rapports internationaux déterminés. L’application de ce critère aux événements qui ont bouleversé le « Tiers-monde » depuis plus d’un siècle a permis d’identifier, à côté de l’Amérique latine et de l’Afrique Noire qui forment des aires spécifiques, bien que non étanches, l’ensemble des régions allant de la Corée au Maghreb comme une aire géographique unique. Cette dernière s’unifie à travers des vagues successives : celle commencée en 1905, fortifiée en 1917, et dont l’élan est brisé par la défaite des prolétaires et des paysans chinois en 1926-27, puis celle du second après-guerre, partie de l’épicentre chinois, que nous avons appelée « phase éruptive de la révolution anticoloniale » ; dans cette phase où le prolétariat était chassé de la scène historique, la bourgeoisie, comme dans l’Europe d’après 1848, a pu aller jusqu’à l’extrême limite de sa capacité historique.

Une fois les grandes aires précisées, le rapport devait s’attaquer au problème ardu de la délimitation des phases historiques. La même méthode que précédemment a été appliquée, en tenant compte du fait que les grandes périodes sont pour le marxisme déterminées par de grands événements historiques, comme des guerres ou des révolutions.

L’étude de l’aire euro-occidentale a permis de mettre en évidence le poids qu’ont eu les luttes de classes en France, c’est-à-dire dans un pays où la révolution venait à son heure, tandis que dans les pays où elle venait en retard, comme en Allemagne, la bourgeoisie, déjà effrayée par la conséquence de sa propre révolution, à savoir l’émergence du prolétariat, devait faire étalage de sa couardise historique. Notre parti, en parfaite cohérence avec Lénine, a montré, dans l’aire asiatique, la révolution chinoise comme venant également à son heure, phénomène qui s’est reproduit à l’autre extrémité de cette aire avec la révolution algérienne. Il est donc du plus haut intérêt de considérer pour le XXe siècle, avant tout, l’attitude de la bourgeoisie chinoise. Une comparaison a été établie entre d’une part la convergence actuelle des anciens ennemis de ces trente dernières années à savoir la bourgeoisie chinoise et l’impérialisme américain, et d’autre part la convergence à la fin du siècle dernier entre la bourgeoisie française et le tsarisme, qu’Engels montrait comme un indice sûr du déclin de la bourgeoisie française et plus généralement européenne.

Surtout, le rapport a mis en évidence le phénomène de l’unification politique de la bourgeoisie, de sa « domination en tant que classe ». Il s’agit sana doute du critère le plus sûr permettant d’affirmer que la bourgeoisie cesse d’être une classe ascendante, le prolétariat restant désormais la seule classe capable de faire avancer l’histoire. De tels phénomènes ont déjà été repérés par notre parti, ces dernières années, aussi bien dans l’enchevêtrement des formes démocratiques et militaro-dictatoriales en Amérique latine que récemment au Maghreb, bien que sous des formes différentes de celles de la fin du XIXe siècle européen, étant donné l’importation rapide aujourd’hui des méthodes modernes de gouvernement, en particulier le parti unique.

La constatation empirique de l’achèvement du cycle révolutionnaire bourgeois obligeait à donner une explication au raccourcissement constaté des cycles historiques. Ce phénomène s’appuie sur le fait que le capitalisme parcourt ses étapes à marches forcées, mais il tient également à la modification des alignements de forces internationaux : si en effet l’ennemi le plus acharné de la bourgeoisie au siècle dernier était le féodalisme, les révolutions du XXe siècle ont trouvé face à elles comme ennemi le plus puissant l’impérialisme, ennemi politique et concurrent économique plus qu’ennemi social, même lorsqu’il s’appuie sur les forces pré-bourgeoises contre les mouvements anti-impérialistes.

La domination impérialiste a mis souvent en place, pour les besoins généraux de l’accumulation, des Etats en avance sur la maturité politique des bourgeoisies locales. Cela a indéniablement constitué un facteur d’épuisement plus rapide des capacités progressistes des bourgeoisies jusque dans leur fraction la plus extrême, la petite-bourgeoisie. Il est surtout clair que devant le danger du radicalisme des masses, la complicité sociale qui s’était déjà manifestée au siècle dernier entre la bourgeoisie et la noblesse en tant que classes dominantes, pourtant socialement ennemies, devait s’accentuer entre les jeunes bourgeoisies et l’impérialisme, sans les obliger à une capitulation sociale. Ce phénomène s’est d’ailleurs manifesté même dans les révolutions les plus radicales, comme la révolution chinoise ou algérienne.

Les bourgeoisies du « Tiers-monde » devaient, selon la prévision de Lénine, être plus hardies que la bourgeoisie russe : elles l’ont effectivement été, mais, devons-nous ajouter, à la manière de bourgeoisies venant cependant, à l’échelle mondiale, historiquement en retard.

Où en est la classe ouvrière dans le « Tiers-monde« 

Cette comparaison historique a permis de mettre en lumière que nous sommes entrés, sauf en ce qui concerne l’Afrique Noire, dans une phase de consolidation bourgeoise, une phase intermédiaire où les bourgeoisies sont en train d’épuiser les restes éventuels de leur capacité progressiste, en attendant que le prolétariat soit capable de prendre les choses en main pour aller de l’avant. L’important est de ne pas confondre la fin de cette phase révolutionnaire « d’éveil de l’Asie » qui correspond avec la fin de la « vague du second après-guerre » avec un autre cycle, celui de la « prospérité » capitaliste de l’après-guerre, même si la fin de ces deux cycles se produit simultanément.

Il était donc intéressant de considérer le résultat de ces révolutions. A la honte de l’indifférentisme, chauvin et raciste en dernière instance, qui n’a vu dans les révolutions bourgeoises que la misère et le mensonge bourgeois sans voir leur côté subversif, l’histoire ne s’est donc pas arrêtée. Le rapport a montré, chiffres à l’appui, la croissance numérique formidable du prolétariat du « Tiers-monde », entraînée par la maturation du capitalisme dans les continents « arriérés » : si en effet 50 % des ouvriers d’usine du monde étaient européens en 1917, ils ne représentent plus aujourd’hui que 25 %, tandis que le « Tiers-monde » fournit 33 % du total. L’Asie, du Japon à l’Inde, compte aujourd’hui davantage de prolétaires d’industrie que la vieille Europe (Russie exclue). De plus, cette classe ouvrière vit, comme en témoignent les luttes en Amérique Latine, mais aussi au Proche-Orient, en Inde et même en Chine. Surtout, cette classe ouvrière trouve un terrain déblayé pour sa révolution, particulièrement là où, comme en Asie, ont vu le jour de gigantesques Etats faisant converger d’immenses forces sociales vers une forteresse étatique unique. Mais le plus important est encore que le front des classes qui hier était légitime pour la lutte révolutionnaire anti-féodale et anti-impérialiste perd aujourd’hui toute justification historique, poussant la classe ouvrière à se séparer de la bourgeoisie sur le terrain de la lutte de classes, phénomène qui ne peut naturellement s’opérer complètement qu’en liaison avec le parti de classe.

Le rapport a ensuite évoqué la situation politique du prolétariat du « Tiers-monde », qui sort de la vague d’indépendance avec une forte combativité sociale exacerbée par la crise capitaliste, qui pose le problème immédiat de la constitution d’organisations immédiates indépendantes de la bourgeoisie, et de la conquête, dans la lutte contre l’Etat bourgeois, d’une liberté de mouvement politique.

Le rapport a enfin montré comment l’impossibilité pour la vague anticoloniale d’assurer le moindre début de trans-croissance en révolution prolétarienne à cause de la contre-révolution stalinienne a empêché, comme c’est la règle pour toute révolution bourgeoise, ainsi que l’ont montré Engels et Lénine, que les révolutions anticoloniales ne réalisent de façon conséquente les « conquêtes bourgeoises minimum », et ce à la honte de tous les tenants de la révolution par étapes.

Ce phénomène a été amplement illustré en dressant un tableau des tâches bourgeoises encore à accomplir dans les domaines de la lutte contre l’oppression nationale, dans le domaine agraire ainsi que dans celui de la destruction des oppressions de caste, religieuse, etc., dans les grandes aires et sous-aires géographiques du « Tiers-monde ». Ce tableau sera présenté dans le compte rendu plus complet de ce rapport qui paraîtra dans notre revue théorique.

Le rapport s’est terminé en rappelant que si la perspective du marxisme est depuis 1848 la révolution communiste, celle-ci se prépare dans les aires de jeune capitalisme non seulement en avançant les exigences de la lutte anti-capitaliste, mais encore, à des degrés différents suivant les aires, en prenant appui sur les restes des tâches bourgeoises, dont la persistance n’est pas pour nous une raison de condamner le prolétariat à servir de claque à la bourgeoisie, mais une raison supplémentaire d’envoyer au plus vite cette dernière dans la fosse commune de l’histoire.

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