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Il y a trente ans : le Front Populaire

Article paru en trois parties dans Pouvoir Ouvrier, n° 78, juin 1966, p. 3-5 ; n° 79, juillet-août 1966, p. 4-6 ; n° 80, septembre-octobre 1966, p. 5-9

Vendeuses en grève d’un magasin près de la Gare Saint-Lazare, le rideau de fer est baissé, 17 juin 1936, Paris, France. The metal grill has been pulled down on this store near the Saint-Lazare train station and the saleswomen are on strike, June 17, 1936, Paris, France. (Photo by KEYSTONE-FRANCE/Gamma-Rapho via Getty Images)

Pour les Communistes les enseignements de l’histoire du Front Populaire sont des plus simples : l’unité syndicale et l’unité politique de la gauche ont alors assuré la défaite de la réaction et le succès des revendications ouvrières. Aujourd’hui comme il y a 30 ans, « l’unité sans exclusive » des organisations syndicales et des « vrais républicains » produirait les mêmes heureux effets et même permettrait d’amorcer la transition pacifique vers le socialisme. Le dernier mot du « marxisme » des communistes est de proposer aux travailleurs la simple répétition d’une politique vieille de trois décennies, qui fut mise en œuvre dans des conditions entièrement différentes et qui de surcroit démontra la faillite retentissante du réformisme.

LES ORIGINES ET LA SIGNIFICATION DU FRONT POPULAIRE.

Le Front Populaire, c’est-à-dire l’alliance des staliniens, des réformistes de la S.F.I.O. et des politiciens radicaux est né d’une situation de crise de la société française et de la menace que faisait peser sur la paix, la renaissance des forces de l’Impérialisme allemand.

La crise qui à partir de 1930 secoue le monde capitaliste atteint progressivement la France. En 1935 la production française a reculé de 46 % par rapport à 1930 et les salaires ouvriers sont tombés de près de 7 % ; il y a sans doute près d’un million de chômeurs. Les ouvriers ne sont pas les seuls à subir les effets de la dépression : les paysans qui ne parviennent plus à vendre les produits agricoles et la petite bourgeoisie qui voit ses profits fondre avec les méventes et les faillites se multiplier, donnent des signes d’impatience.

Tandis que des gouvernements radicaux et modérés, incapables d’organiser un redémarrage de l’économie se succèdent, les communistes et les socialistes, ainsi que les deux centrales syndicales CGTU et CGT restent désunies. A l’extrême-droite se forment des ligues – Croix de Feu, Chemises Vertes – qui, imitant les méthodes et l’idéologie du fascisme allemand et italien, essaient d’attirer à elles les classes moyennes et les paysans.

Le 6 février 1934, à la faveur du scandale Stavisky qui fait éclater la corruption des milieux officiels, les ligues fascisantes tentent d’attaquer le Parlement et d’instituer un régime autoritaire.

La situation est alors des plus claires : comme en Italie et en Allemagne le grand Capital incline à utiliser les bandes fascistes pour briser en même temps que la démocratie bourgeoise, les organisations ouvrières, y compris réformistes, afin de pouvoir restructurer et faire survivre un système qui est en pleine crise.

La poussée fasciste cependant se heurte à de fortes résistances. D’abord la classe ouvrière n’est pas prête à céder sans combat : elle le démontre notamment le 12 Février par une grève générale qui réalise l’unité d’action entre les Socialistes et les Communistes. Ensuite les classes moyennes – l’électorat du Parti Radical – ne sont pas encore gagnées au fascisme et les politiciens radicaux s’ils redoutent les revendications ouvrières, craignent aussi la formation d’un régime fasciste qui les chasserait de leurs postes dans l’appareil d’Etat.

Par ailleurs, en 1934 le P.C. opère un virage – il refusait jusque là toute alliance avec les Socialistes, assurait que la défense de la démocratie bourgeoise était une duperie et persistait dans le défaitisme révolutionnaire -. Mais après l’avènement de Hitler, Staline inquiet se cherche des alliés à l’Ouest ; et il va effectivement conclure un pacte avec la France (1935). Dès le mois de mai. 1934, le P.C.F. conformément à la nouvelle politique du Komintern, se prononce pour l’alliance avec les Socialistes, puis en Octobre pour l’alliance avec les Radicaux et finalement pour la défense nationale de la France. Ce ralliement aux thèses dé la défense de la démocratie et de la nation contre la menace fasciste extérieure et intérieure, fait tomber les préventions des Socialistes et des Radicaux… En 1935 un cartel électoral est conclu entre le P.C.F., la S.F.I.O. et les Radicaux en vue des élections de 1936. La même année l’unité syndicale est rétablie au Congrès de Toulouse entre la C.G.T.U. et la C.G.T. Mais pas plus la C.G.T. réunifiée que les partis qui constituent le Front Populaire n’adoptent un programme de nature à mettre en question l’ordre capitaliste. L’anti-fascisme ne va pas au-delà de projets assez timides destinés à obtenir un redémarrage de l’économie (politique de grands travaux, hausse des salaires, réduction de la durée de travail, revalorisation du prix des céréales…) et l’adhésion des couches populaires. Le Parti Communiste, avant tout soucieux que se forme un gouvernement qui donnera un contenu positif au pacte Franco-Soviétique, a particulièrement insisté pour que soit écarté du programme du Front Populaire, tout ce qui aurait pu inquiéter les Radicaux et leur clientèle électorale bourgeoise. La politique du Front Populaire ne présente aucune différence fondamentale avec celle que aux U.S.A., le politicien bourgeois Roosevelt venait de mettre en œuvre pour essayer de surmonter la crise de l’économie américaine. Elle n’est qu’une tentative pour trouver une issue de « gauche » à la crise du système Capitaliste dans le cadre de ce système lui-même.

LES GREVES DE MAI-JUIN 1936.

Cependant le Front Populaire a été compris, à la base, par la classe ouvrière ; les employés et même une large partie de la classe moyenne, comme la promesse d’un changement profond, par rapport à la politique d’ [immobilisme] et d’impuissance des gouvernements qui se succédaient depuis 1930. Aux élections le Front Populaire triomphe, mais en fait les Radicaux perdent presque partout des voies au profit de la S.F.I.O. et surtout du P.C.F.

Le 4 juin 1936, conformément à la règle parlementaire, Blum constitue le gouvernement après avoir précisé qu’il ne s’agit pas de mettre en œuvre une politique socialiste mais seulement d’appliquer le programme du Front populaire. Les Communistes soutiennent le gouvernement en refusant toutefois d’y participer : conscients de l’écart qui existe entre les aspirations des ouvriers et la timidité du programme du Front Populaire, ils sont peu soucieux d’endosser les responsabilités des déceptions qui suivront.

Car depuis le 11 mai les grèves s’étendent dans le pays, les ouvriers occupent les usines. Le mouvement a débuté sous une forme défensive : c’est pour imposer le réembauchage d’ouvriers licenciés parce qu’ils avaient participé aux manifestations du Premier Mai, que se produisent les premières grèves aux usines d’aviation du Havre et de Toulouse. L’occupation des ateliers n’a pas semble-t-il d’autres buts que d’empêcher les lock-out particulièrement menaçants dans une période de chômage. Dans la deuxième quinzaine de Mai, le mouvement de grève et d’occupation des usines gagne l’ensemble de la métallurgie parisienne. Les grévistes demandent la semaine de quarante heures, des congés payés, une augmentation de salaires, l’élection de délégués ouvriers qui les représenteront auprès du patronat. Fin Mai, début Juin, au moment où le gouvernement Blum se constitue, les grèves s’étendent à de nouvelles corporations et aux villes de province. Seuls quelques départements du Sud et du Sud-Est du Massif Central ne sont pas touchés. Le huit juin il y a deux millions de grévistes. Les grèves et les occupations d’usines gagnent les couches périphériques du prolétariat : les vendeurs de magasins, les garçons de café et de restaurants, les vendeurs de journaux, les employés des salles de spectacles, les assurances etc. Comment s’explique ce mouvement de grèves, le plus vaste que la France ait connu ? et que signifie-t-il ?

Il est d’abord le résultat de l’exploitation forcenée et humiliante qu’ont subi les ouvriers depuis 1930. La crainte du chômage a pendant des années courbé les travailleurs et les patrons en ont profité avec une arrogance sans limites, aussi bien pour abaisser les salaires que pour instituer dans les ateliers une discipline des plus brutale et des plus vexante. La victoire électorale du Front Populaire, les manifestations populaires qui suivent, la perspective de la formation prochaine d’un gouvernement socialiste, modifient l’atmosphère politique.

Très vite la crainte change de camp. Lors des premières grèves les ouvriers inquiets se barricadent dans les usines de crainte d’être attaqués par les gardes mobiles ou les fascistes. A la fin du mois de mai ce sont les patrons qui sont pris de panique, et après avoir protesté contre le caractère illégal des occupations, ils conjurent le gouvernement de ne pas utiliser la force pour faire évacuer leurs entreprises. C’est qu’en occupant les locaux où se trouvent les stocks de matières premières et les machines, les ouvriers ont pris un gage décisif sur le patronat qui redoute que des échauffourées dans ses entreprises ne nuise à son matériel. La formation du gouvernement Blum ne fait qu’amplifier la certitude que le pouvoir ne pourra pas agir par la force et que le patronat sera obligé de céder.

Bien que les ouvriers ne soient pas encore clairement conscients de la nécessité de porter la lutte au-delà du cadre des usines, çà et là ils inclinent spontanément dans ce sens. A Paris les grévistes envahissent les rues et interdisent la parution des journaux bourgeois. A Nantes ils font interdire par la Préfecture les manifestations réactionnaires. A Lille, à Paris et en divers autres endroits, ils envisagent de s’armer.

S’il est exagéré de dire que la Révolution Française avait commencé, la classe ouvrière était du moins en train de s’engager dans une voie qui pouvait y conduire.


LES ORGANISATIONS DU FRONT POPULAIRE DEBORDEES.

Ce qui épouvante le Patronat c’est d’abord la façon dont les grèves se produisent.

Souvent en effet, les travailleurs occupent les entreprises avant même d’avoir déposé des cahiers de revendications. Il n’est pas rare qu’ils séquestrent les patrons ou les agents de la direction qui se sont montrés particulièrement tyranniques. De tels actes constituent, en même temps que les occupations d’usines, une contestation croissante du principe de la propriété privée et de l’autorité patronale dans les entreprises. Par la suite d’ailleurs, le patronat se plaindra, bien plus encore que des concessions qui lui ont été imposées dans le domaine des salaires et de la durée du travail, de la ruine de son autorité et de l’indiscipline qui s’est établie dans les ateliers. Traduisant la grande peur des industriels, le Comité Central du Textile de Lille écrira que le patronat ne veut plus « de séquestration, de laissez-passer accordés aux patrons par les délégués d’usine…. de patrons bloqués chez eux… de piquets de grève installés jour et nuit au domicile de leur directeur », ni que « son personnel puisse être traduit en jugement par un conseil d’usine ».

Autre sujet d’inquiétude pour le Patronat, c’est que le mouvement a largement échappé à la CGT. D’abord les grèves se sont déclenchées et généralisées indépendamment de toute directive centrale donnée par la CGT, qui a même vigoureusement agi pour empêcher les travailleurs de la fonction publique, les postiers, les cheminots, les gaziers de cesser le travail. Pendant tout le mois de mai et les premiers jours de juin, les syndicats se sont efforcés de ménager des accords particuliers aux différentes entreprises entre patrons et grévistes. Mais après reprise du travail, ces accords sont le plus souvent rompus par les ouvriers qui recommencent la grève et l’occupation de l’entreprise. Les luttes d’ailleurs gagnent des entreprises où il n’y a que peu ou pas de syndiqués. Lors des accords Matignon, les représentants du patronat reconnaîtront que, en faisant obstacle à l’implantation des syndicats dans les entreprises, ils avaient contribué à créer une absence inquiétante de médiateurs possibles entre eux-mêmes et les ouvriers.

C’est d’ailleurs à sa demande que le gouvernement Blum s’entremet pour organiser une négociation à l’Hôtel Matignon entre l’organisation patronale et la CGT. En échange d’une augmentation des salaires, de 7 à 15 %, de la réduction de la semaine de travail à 40 heures, de l’octroi de 15 jours de congés payés, de l’acceptation de la liberté syndicale, de l’institution de délégués ouvriers dans les entreprises et de l’établissement de conventions collectives, les syndicats entreprendront d’obtenir la reprise du travail et l’évacuation des usines. Mais malgré l’insistance avec laquelle les syndicats et les partis ouvriers soulignent l’importance des concessions arrachées au patronat lors des accords Matignon, le 9 juin, les grèves ne cessent pas. Au contraire, on assiste à une recrudescence des débrayages entre le 7 et le 12 juin. En un mois de lutte, les ouvriers ont pris conscience de leur force et, par rapport à leurs aspirations, le contenu des accords Matignon leur parait maintenant presque dérisoire. C’est à ce moment là que dans la métallurgie, les usines de guerre, certaines entreprises du Nord, l’idée de faire tourner les usines sans les patrons se fait jour. Entre les objectifs de la CGT et des partis ouvriers qui n’entendent pas sortir du cadre du capitalisme, et la tendance des ouvriers à s’arracher à leur situation de « machines de chair » un décalage très net s’est soudain manifesté.

LA CGT, LA SFIO ET LE PCF POUR LA FIN DES GREVES.

Pour pousser plus avant et concrétiser ces tendances, la classe ouvrière cependant subit un handicap décisif. Il n’existe aucune avant-garde révolutionnaire fortement enracinée dans les entreprises. Les travailleurs ont débordé les organisations traditionnelles de manière élémentaire, mais ils ne perçoivent pas clairement la contradiction qui existe entre leurs aspirations et la politique des partis du Front Populaire. Par ailleurs, si les ouvriers cherchent indiscutablement à dépasser le capitalisme, ils ne conçoivent pas nettement les voies de cette transformation et il n’est pas sûr qu’ils soient prêts à affronter les luttes dramatiques qu’elle exigerait.

Dans ces conditions, la voix de la « gauche révolutionnaire » de la SFIO qui incite les ouvriers à continuer les grèves et déclare que « Tout est maintenant possible » et celle des trotskystes qui appellent les ouvriers à relier les comités d’usines les uns aux autres et à former des milices ouvrières, ne sont pas entendues. Les organisations traditionnelles vont peser de tout leur poids pour mettre un terme aux grèves.

Ce sont d’abord les ex-confédérés de la CGT, les responsables locaux de la SFIO, les élus municipaux socialistes qui se multiplient pour obtenir la reprise du travail. Des délégations partent pour les usines expliquer la portée des accords Matignon et mettre les ouvriers en garde contre les éléments « irresponsables » qui veulent poursuivre le mouvement.

Mais l’intervention des réformistes n’est pas suffisante. Il faut que les communistes usent à leur tour de leur influence. Le 12 juin, tandis que Blum dénonce à la Chambre l’action d’ « éléments suspects », fait saisir le journal trotskyste et annonce que des mesures policières sont prises pour maintenir l’ordre dans les rues, « L’Humanité » publie un rapport de Thorez que le « Petit Parisien » qualifiera de « simple, évidente, calme et raisonnable vérité » –

« Il faut – dit Thorez – savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue. Il faut même savoir consentir au compromis si toutes les revendications n’ont pas été acceptées, mais que l’on a obtenu la victoire sur le plan essentiel des revendications. Tout n’est pas possible maintenant ».

Dès lors, le thème « il faut savoir finir une grève » est repris jusqu’à satiété par l’appareil de propagande communiste. Les élus, les dirigeants politiques et syndicaux du PCF jouent avec beaucoup plus d’efficacité que les réformistes un rôle décisif dans la fin de la grève. Au moment crucial, la CGT, la SFIO et le PCF, loin de jouer le rôle d’une avant-garde entraînant les travailleurs vers une amplification et un approfondissement de leurs luttes, ont utilisé toute leur influence pour les contenir et les faire refluer.

DE L’APAISEMENT A LA DEFAITE OUVRIERE.

Pendant tout l’été 1936, la presse socialiste et communiste se félicite des succès remportés « sans qu’une goutte de sang ait été versée ». Des manifestations de masse – celle du 14 juillet à Paris voit défiler 1 million de personnes – mettent en scène la joie et la « force pacifique des travailleurs ». Les départs pour les premiers congés payés contribuent à leur tour à détendre la situation. Mais l’insouciance de l’été 1936 sera de courte durée. Très vite, la bourgeoisie entreprend de rogner les conquêtes sociales des travailleurs. Tandis que la hausse des prix – de 50 à 60 % suivant les articles entre 1936 et 1938 – annule les effets du relèvement des salaires obtenu en 1936, les revendications ouvrières sont soumises à des commissions d’arbitrage obligatoires, qui ne donnent que très partiellement satisfaction aux ouvriers. La CGT, sous prétexte d’éviter le cycle infernal des prix et des salaires, invite les travailleurs à accepter les décisions des commissions d’arbitrage. De nouveau le niveau de vie des salariés se dégrade. Par ailleurs la limitation de la semaine de travail à 40 heures effectuées en 5 jours, et l’établissement de congés payés, subissent une série de dérogations, sous prétexte que leur application effective gêne le fonctionnement des indus-tries prioritaires et des usines travaillant pour la défense nationale. En 1937-38, les grèves, le plus souvent déclenchées à la base, sont nombreuses. Mais ces luttes à caractère défensif restent fractionnées et ne sont que rarement victorieuses. La démoralisation gagne maintenant les rangs ouvriers.

Le dernier sursaut de résistance ouvrière se produit à l’automne 1938, lorsque le gouvernement Daladier s’attaque ouvertement à la semaine de 40 heures et prétend instituer des sanctions contre les travailleurs qui se refuseraient à faire des heures supplémentaires dans les usines intéressant la défense nationale. Le mécontentement est si vif parmi les ouvriers que la SFIO et le PCF sont obligés de déclencher une campagne contre les « décrets-lois ». Des grèves avec occupation de l’entreprise se produisent dans le Nord, la Basse-Seine, la région parisienne. Les forces de police sont envoyées contre les grévistes. Le 23 novembre, après une bataille de 4 heures qui fait des centaines de blessés parmi les ouvriers et aboutit à 300 arrestations, les gardes mobiles reprennent aux travailleurs l’usine Renault qui avait été occupée. La CGT condamne ces mouvements comme prématurés, mais le 25 elle lance l’ordre de grève générale pour le 30 novembre. Une mobilisation massive des forces de l’Etat brise le mouvement : par dizaines de milliers, des ouvriers et des fonctionnaires sont licenciés ou déplacés.

En deux ans et demi, le rapport des forces s’est complètement inversé. C’est la bourgeoisie qui pense maintenant que « tout est possible » : la guerre, la dissolution du PCF, puis, après 1940, celle des syndicats et de la SFIO et l’établissement de la dictature brutalement réactionnaire de Pétain.


LES MAUVAISES RAISONS DES PARTIS OUVRIERS ET DE LA C.G.T.

Il reste à expliquer pour quelles raisons la S.F.I.O., le P.C.F.et la C.G.T. étouffèrent le mouvement de Juin 1936 et à montrer le caractère mystificateur des justifications qu’ils donnèrent et donnent encore de leur politique, à cette époque.

En partie dominée par la S.F.I.O., en partie dominée par le P.C.F., la C.G.T. n’eut pratiquement pas de politique autonome et son comportement ne fut guère que le reflet de celui des deux grands partis ouvriers.

INCONSISTANCE DES JUSTIFICATIONS DE LA S.F.I.O.

La S.F.I.O, justifia le rôle qu’elle joua dans le sauvetage de l’ordre capitaliste par la vieille théorie réformiste et le crétinisme légaliste le plus plat. En dépit de quelques nuances secondaires, les dirigeants S.F.I.O. étaient d’accord pour affirmer que le système capitaliste n’avait pas épuisé ses possibilités et que de ce fait les conditions du passage au socialisme n’étaient pas encore arrivées à maturité. D’ailleurs, le corps électoral dans sa majorité, ne s’était pas prononcé pour la mise en pratique d’une politique socialiste. Se lancer dans une telle entreprise eut été, en conséquence, une violation de la démocratie parlementaire. Effrayées, les classes moyennes avaient été rejetées vers le fascisme, et le Front Populaire aurait abouti au résultat inverse de celui qu’il se proposait d’atteindre. Comme le déclara Blum plus tard, il ne pouvait être question que d’être « le gérant loyal du système capitaliste » et de remettre de l’ordre dans son fonctionnement. L’heure du socialisme n’était pas encore venue.

Cette théorie repose sur des postulats particulièrement ineptes. L’idée que le passage au socialisme nécessite un certain degré de développement du capitalisme et de la classe ouvrière avait été mise en avant par les marxistes après la Commune de Paris. Il s’agissait alors de mettre en garde les ouvriers encore peu nombreux dans des centres industriels encore rares, contre un insurrectionnalisme aventuriste qui ne pouvait qu’aboutir à de sanglantes défaites.

Mais en 1936, en France, les forces de production et le prolétariat étaient suffisamment développés pour que le stade capitaliste soit dépassable. La crise que le capitalisme subissait depuis 1930 dans l’ensemble du monde, démontrait en effet que les contradictions du système étaient en train d’enrayer le dynamisme de l’économie. L’appréciation ainsi portée sur cette époque n’est pas contredite par le redressement que le capitalisme a effectué depuis lors. Née de l’ampleur des destructions de la 2ème guerre mondiale et de la révolution technologique qu’elle a provoquée, la nouvelle phase d’expansion capitaliste se prolonge par suite de la formidable importance qu’ont pris les armements et par le moyen d’une correction périodique des mécanismes de l’économie, que l’Etat opère pour éviter des ruptures d’équilibre. Mais avec ses budgets militaires hypertrophiques et ses services sociaux archaïques et sous-équipés, ses ouvriers éreintés par les cadences de l’industrie produisant en foule des objets inutiles ou frivoles, et ses populations affamées du Tiers-Monde, la société d’après guerre n’a réussi qu’à stabiliser les énormités qui lui sont conférés par les lois capitalistes de son développement. Son réaménagement en société socialiste n’est, objectivement, ni plus ni moins facile qu’il y a trente ans.

De toute manière l’heure du socialisme n’est fixée ni par un certain niveau de la production par tête d’habitant, ni par un certain pourcentage de salariés dans le corps social, mais par l’affirmation pratique de la volonté révolutionnaire des travailleurs. En Juin 1936 cette volonté était en voie d’affirmation et la S.F.I.O. ne trouva que de mauvais prétextes pour l’étouffer.

Quant au prétendu souci qu’auraient eu les dirigeants S.F.I.O. de ne pas rejeter les classes moyennes vers le fascisme, il ne mérite guère de considération. Durement atteintes par la crise les classes moyennes étaient si peu attachées à la démocratie parlementaire et au statu quo qu’une bonne partie d’entre elles oscillait depuis 1934 entre le fascisme et le communisme, qui chacun à leur manière leur laissaient espérer des changements radicaux. La politique du gouvernement Blum d’ailleurs fut loin de combler les vœux de la petite bourgeoisie. Les accords Matignon, négociés avec le grand patronat, mécontentèrent violemment une foule de boutiquiers et de petits entrepreneurs en difficulté qui trouvèrent exorbitante l’obligation qui leur était faite de payer 15 jours de congé à leurs employés. Autre cause de déception, la dévaluation du Franc qui fit fondre les maigres épargnes de la classe moyenne et que les rentiers ne pardonnèrent pas au gouvernement Blum. Dès les derniers mois de 1936, les classes moyennes se trouvaient en réalité nettement rejetées vers la droite, et un état d’esprit semi-fasciste, qu’exploita largement la dictature de Pétain, se développait parmi elles.

La politique de la S.F.I.O. s’explique en fin de compte par la natures de ce Parti et par sa situation dans la société capitaliste. Bien qu’elle ait encore une importante base dans la classe ouvrière, la S.F.I.O. et la fraction de la C.G.T. qu’elle contrôlait, étaient dominées par une couche de politiciens et de bureaucrates syndicaux. Celle-ci, fonctionnant à la manière d’un groupe de pression, utilisait les suffrages et les revendications syndicales des travailleurs, pour accéder aux étages dirigeants et privilégiés de la société bourgeoise. Son but était non pas le renversement du capitalisme mais sa rationalisation, sa remise en ordre et sa stabilisation sociale. Pour cela, les politiciens et les bureaucrates de la S.F.I.O. et de la fraction ex-confédérée de la C.G.T. entendaient s’établir dans des fonctions d’arbitres. D’un côté ils auraient représenté et dans une certaine mesure défendu les revendications ouvrières, de l’autre ils auraient garanti à la bourgeoisie que son ordre social serait pour l’essentiel respecté, en échange de concessions raisonnables faites aux travailleurs. Les accords Matignon étaient, dans la pensée des dirigeants S.F.I.O. un premier pas vers l’établissement d’un tel régime.

LES RAISONS PARTICULIERES DU P.C.F.

Le P.C.F. a souvent justifié son adhésion à la politique du Front Populaire par des arguments apparentés à ceux des réformistes mais aussi par des considérations qui lui sont propres. Comme les dirigeants S.F.I.O., les dirigeants du P.C.F. ont affirmé qu’en 1936 l’heure du socialisme n’était pas encore venue. Non pas que le capitalisme soit insuffisamment mûr, car le P.C.F. développe au contraire la thème de la sénilité et de la décadence du système, mais parce qu’il serait inopportun d’effrayer les classes moyennes par une action prématurée.

« Nous avons expliqué à la classe ouvrière qu’elle ne devait pas marcher plus vite que l’ensemble de notre peuple… Nous ne voulons pas, nous, conduire à une aventure », dira Thorez en rappelant, au terme d’une comparaison historique douteuse, que l’écrasement des ouvriers en Juin 1848 et en Mai 1871 avait été le résultat de leur isolement.

C’est que pour le P.C.F., depuis que la montée du fascisme se précise dans les pays européens, la lutte ne se déroule plus entre capitalisme et socialisme, mais entre le Fascisme et toutes les forces susceptibles de s’y opposer, y compris les couches bourgeoises attachées à la Démocratie parlementaire. L’idéal du P.C.F. aurait été de multiplier et de consolider à travers tout le pays des comités de Front Populaire groupant toutes les forces anti-fascistes qui, par une pression de masse auraient imposé un gouvernement et une politique conformes « aux intérêts du peuple de France et à la paix ». Il s’agissait de donner satisfaction aux travailleurs, d’assurer la sauvegarde du Franc pour garder l’alliance des classes moyennes, de dissoudre les ligues fascistes et sur le plan extérieur de consolider l’alliance avec l’U.R.S.S. « principal rempart de la paix ».

Moins porté à se fier à l’action parlementaire, plus soucieux de prendre appui sur les masses que la S.F.I.O., le P.C.F. apportait à l’anti-fascisme son style propre. Mais au niveau de la société française ses objectifs n’étaient pas fondamentalement différents de ceux du Parti Socialiste. Comme les réformistes, les dirigeants du P.C.F. croyaient à la possibilité d’un régime qui parviendrait à concilier les intérêts antagoniques des classes dans le cadre du capitalisme. Comme les réformistes leur projet était de s’incruster dans les différents rouages de la société et de l’économie et d’y assurer des fonctions d’arbitrage entre les classes opposées. En fait, en 1937 au moment de la chute du premier cabinet Blum, et en 1938 au moment où Blum se proposait de constituer un gouvernement d’union nationale, les communistes se déclarèrent prêts à participer au pouvoir. Ayant élargi leurs assises dans la classe ouvrière et même une partie des classes moyennes, conquis une influence grandissante dans la C.G.T. et dans les organes du parlementarisme bourgeois, les bureaucrates du PCF étaient prêts à s’intégrer au fonctionnement du capitalisme français.

La politique de la S.F.I.O. et du P.C.F. cependant, ne se différencient pas seule-ment par des divergences tactiques – concernant les dosages de l’action parlementaire et de l’action de masse -. Le P.C.F. obéissait à des déterminations particulières, et il avait ses propres objectifs qui s’expliquent par son étroite subordination à l’U.R.S.S. L’étouffement des grèves de Juin 1936 et les tentatives qu’il fit pour s’organiser en groupes de pression et se faire intégrer à la société bourgeoise n’étaient pas pour le P.C.F. des fins en soi. En stoppant le mouvement gréviste les communistes voulaient éviter une crise qui, pensaient-ils, affaiblirait le potentiel militaire et diplomatique de la France alliée de l’U.R.S.S.

« Nous estimons impossible, face à la menace hitlérienne, dira Gitton, une politique qui risquerait de mettre en jeu la sécurité de la France ».

De même leur ralliement à la défense nationale, leur orchestration bruyante du patriotisme, leurs propositions de participer au gouvernement, leur projet d’élargir le Front Populaire en un Front Français « pour l’indépendance de notre pays », la mise en veilleuse des revendications sociales et du slogan « faire payer les riches », constituaient une tentative de réaliser « l’union sacrée » en vue d’une guerre éventuelle de la France, de l’U.R.S.S. et de l’Angleterre contre l’Allemagne hitlérienne. Dès cette époque les communistes se préparaient à jouer un rôle analogue à celui qu’ils endosseront en 1944. S’ils étaient parvenus à leurs fins, ils auraient eu pour charge, en raison même de leur influence de masse, de faire accepter la guerre aux travailleurs et de les discipliner mieux que n’aurait pu le faire la bourgeoisie, et inversement ils auraient pris appui sur les masses pour convaincre les fractions hésitantes de la bourgeoisie à rester fidèles à l’alliance soviétique. La violente campagne que le P.C.F. déclencha en 1935 contre les accords de Munich s’explique par son souci de faire obstacle à une politique qui laissait présager une rupture de l’alliance avec Moscou et un isolement de l’U.R.S.S. Dès cette date la politique des partis ouvriers, du P.C.F. aussi bien que de la S.F.I.O. n’avait plus rien à voir avec la lutte de la classe ouvrière pour le socialisme.

LES OUVRIERS AURAIENT-ILS FAIT LE JEU DE HITLER ?

Il faut cependant répondre à un autre argument qui 30 ans après conserve encore du crédit. L’occupation de l’Europe par les armées hitlériennes s’accompagna de tant d’horreurs et de massacres, que le souci, proclamé par les Partis ouvriers, de ne pas affaiblir les « puissances démocratiques » qui s’opposaient à l’expansion allemande, peut paraître un signe de prévoyance et de sagesse.

Mais d’abord la politique des partis ouvriers fut un échec total. Leur tentative de conciliation entre la bourgeoisie et le prolétariat ne se réalisa pas : dans la conjoncture de crise de l’économie il fut impossible de mener de front le développement des conquêtes sociales et les armements. Aussitôt qu’elle le put la bourgeoisie passa à la contre-offensive et la classe ouvrière frustrée de tous ses espoirs, se replia dans la passivité et la non participation. Aussi bien le mauvais vouloir que les ouvriers apportèrent au travail après 1936, que la morne résignation dans laquelle s’effectua la mobilisation en 1939, puis en Mai 1940 la fuite éperdue de l’armée française devant les blindés allemands, furent le produit de cette situation. Une politique se juge à ses résultats. La tentative d’organiser la résistance au fascisme dans le cadre du capitalisme fut un désastre.

Il est vrai qu’on ne peut pas non plus établir que dans le cas où la révolution prolétarienne eut triomphé en France, le fascisme hitlérien n’eut pas réussi à s’étendre en Europe et à y accumuler les victimes. La bourgeoisie internationale aurait sans doute engagé une lutte à mort contre la révolution française, se déroulant parallèlement à la révolution espagnole. Mais dans une guerre qui aurait pris alors le caractère d’une bataille de classes internationale, et non pas une guerre impérialiste, les forces bourgeoises et fascistes auraient subi un double handicap. S’ils avaient défendu les conquêtes de leur propre révolution les travailleurs de France n’auraient pas plus que ceux d’Espagne, lâché pied en quelques jours devant les armées de la réaction. Quant à l’armée allemande elle était constituée d’une forte proportion de prolétaires qui trois ou quatre ans auparavant, militaient dans des organisations ouvrières ou votaient pour elles. La classe ouvrière allemande avait certes subi une terrible défaite et la terreur nazie l’avait décapitée de son avant-garde. Mais les idéaux socialistes implantés dans la classe ouvrière allemande depuis des décennies, n’avaient pas été entièrement effacés par trois ans de dictature fasciste. Les travailleurs allemands en uniforme n’auraient sans doute pas pu être utilisés dans une guerre de répression contre une révolution ouvrière, de la même manière qu’ils le furent dans une guerre impérialiste contre les impérialismes qui ne faisaient que défendre le traité de Versailles. Dans une bataille de classe s’élargissant à plusieurs pays, nul ne sait à coup sur si la révolution prolétarienne l’aurait en définitive emporté. Mais du moins les politiciens du Front Populaire n’ont-ils pas le moindre droit d’affirmer, que l’étouffement du mouvement révolutionnaire qui commençait en Juin 1936, se trouvait légitimé par la nécessité de ne pas faire le jeu de l’hitlérisme.

UNE LEÇON TOUJOURS ACTUELLE.

Débarrassée des mythes et des mensonges fabriqués et entretenus par les politiciens socialistes et communistes, l’histoire du Front Populaire comporte des enseignements qui ont encore un intérêt actuel.

Elle démontre d’abord que les partis ouvriers et les syndicats qui dépendent d’eux, sont chacun à sa manière dominés par des objectifs et des intérêts qui les rendent incapables de diriger une lutte des travailleurs se donnant comme fin la transformation socialiste de la société. A supposer qu’ils arrivent à surmonter leurs divisions et leurs querelles actuelles et accèdent au pouvoir, les partis de gauche laisseraient entièrement intactes les bases de la société d’exploitation, comme ils le firent aussi bien en 1936 qu’en 1945-47. Plus encore : en 1936 et en 1945 la crise du capitalisme exigeait des mesures de remise en ordre et de rationalisation de l’économie. La participation à la mise en œuvre de ces mesures constituait l’essentiel de l’ambition des partis ouvriers. Mais la reconstruction et la rationalisation du capitalisme sont maintenant réalisées, et les classes dominantes ont stabilisé leur domination. La participation des partis ouvriers au gouvernement est pour elles sans intérêt et la gauche vieillie, enfermée dans une idéalisation de son propre passé, cherche en vain à se donner les apparences d’un renouveau. La vérité est qu’elle n’a aucun programme et que les transformation de la société capitaliste lui ont retiré à peu près toute fonction efficace. Partis ouvriers et syndicats sont condamnés à ne plus avoir d’autre rôle que de contester des aspects mineurs du fonctionnement du capitalisme.

Par opposition à la politique des partis ouvriers, ce que firent les travailleurs en Juin 1936, montre, quoique d’une manière élémentaire, ce que seraient les objectifs d’une politique réellement socialiste. Ce qui fait l’importance des grèves de Juin 36, c’est qu’elles furent bien plus que des luttes pour une augmentation de salaires. En occupant les usines les ouvriers contestèrent la propriété et l’autorité patronale, et dans de nombreux cas s’en prirent explicitement à l’application du système Bedeau et à la façon arbitraire et tyrannique dont le patronat et ses agents usaient pour fixer les temps de travail, les primes et les sanctions. En d’autres termes, ouvriers et employés contestèrent les formes capitalistes de l’organisation du travail dans l’entreprise.

« Avant Juin, écrit S. Weil, il y avait dans les usines un certain ordre, une certaine discipline qui étaient fondés sur l’esclavage. L’esclavage a disparu dans une large mesure ; l’ordre lié à l’esclavage a disparu du même coup ».

Même s’ils ne furent pas capables de donner à leurs aspirations une forme entièrement cohérente et de lutter jusqu’à leur pleine réalisation, les travailleurs de 1936 montrèrent, par la pratique, que pour les salariés le socialisme c’est d’abord une organisation du travail autre que celle qu’a établi le système capitaliste. Cela ne leur avait été enseigné ni par les partis ouvriers ni par les syndicats, mais par leur expérience de l’oppression et de l’aliénation subies chaque jour dans leurs activités laborieuses. Trente ans plus tard l’enseignement reste entièrement valable.

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