Catégories
presse

Gilbert Sigaux : Itinéraire d’Albert Camus

Article de Gilbert Sigaux paru dans Combat, 3 août 1950, p. 4

DANS le dernier volume d’Albert Camus, Actuelles, qui réunit, outre un certain nombre d’éditoriaux de Combat, des articles parus dans Caliban, le texte d’un exposé fait au couvent des Dominicains de La Tour Maubourg et trois interviews, on peut voir plusieurs choses. D’abord le journal, sinon involontaire, du moins non prémédité d’un esprit lucide, de 1944 à 1948. Pour la biographie intellectuelle de Camus, Actuelles constitue donc un document capital. Les mouvements d’une sensibilité, ceux d’une intelligence s’y inscrivent dans un style d’une pureté et d’une précision irréprochables (cela compte, quand il s’agit d’idées) style constamment conforme à son sujet, sans « drapé », sans opéra — mais avec une sobre, une constante résonance humaine.

Document, donc, sur les démarches, les choix, les positions d’un écrivain auquel les années récentes ont donné (malgré lui souvent) une place, une situation importantes. Mais ce côté historique, si l’on peut dire, d’Actuelles, et sa signification dans l’évolution de Camus ont peut-être moins d’importance (en tout cas ont à nos yeux moins d’importance) que le contenu pur du livre.

Il est bien entendu qu’on ne peut séparer les textes des occasions, des événements qui les ont fait naître. Mais ces événements ont souvent perdu de leur poids, l’occasion est oubliée, ou le sera, et, les dépassant, il reste un certain nombre de constantes. C’est à celles-ci qu’il est bon de s’attacher.

Le mieux serait sans doute de citer les formules dans lesquelles Camus a enfermé ses découvertes, son expérience — ou ce qu’il nommerait peut-être lui-même ses propositions. Mais mieux vaut que le lecteur les découvre, non pas enchâssées dans un discours, mais sorties vivantes et nécessaires de l’examen du réel, de la méditation du présent. Isolées, elles pourraient paraître abstraites. En fait, rien n’est moins abstrait, moins détaché que la pensée de ce moraliste.

AUJOURD’HUI que l’irréparable semble naître et croître sous nos yeux, avec une rapidité de cauchemar, les analyses politiques de Camus prennent en effet en bien des cas une résonance singulière. En 1945 ou 1946 il ne prétendait pas prévoir l’avenir, il n’annonçait pas des lendemains d’Apocalypse. Mais il savait voir l’essentiel. Et sa naïveté devant les faits, son refus cartésien de toutes les ivresses, font que, à l’heure où tout paraît recommencer, ses Actuelles peuvent fournir bien des grilles pour comprendre ce qui se passe. Nous ne sommes pas dans quelque ciel, ou dans un avenir aux lignes incertaines. Aujourd’hui, et ici. Le visage de notre destin s’est à peine précisé. Mais il est le même, il a les mêmes traits. Et nous pouvons mettre des expériences voisines de celles qu’évoque Camus sous les phrases qu’il écrivait il y a quelques années. Les options, les dilemmes, les choix sont les mêmes…

Mais venons-en aux constantes que nous évoquions tout à l’heure. Elles sont avant tout celles d’un homme qui a voulu remettre dans leurs vrais et nécessaires rapports la politique et la morale, et qui l’a fait de telle sorte, avec une telle économie, une telle rigueur, que son exemple est une leçon.

Quand je dis économie, je veux dire que Camus ne se facilite pas la tâche. Il n’a aucune foi religieuse, pas d’idéologie confortable et rassurante. C’est un homme seul. Ce qui le pousse, c’est « un souci de vérité, l’oubli de (sa) propre personne, le goût de la grandeur humaine ». Il ne prétend pas avoir découvert les nourritures dont l’homme a besoin pour être heureux. Il sait qu’il n’est pas le premier à vouloir concilier justice et liberté, et si le mot de justice revient sous sa plume, c’est qu’il est chez lui, on n’en peut douter, l’expression d’une exigence profonde, essentielle. La justice est la dignité de l’homme. Et l’idée de justice n’est pas chez Camus seulement liée à l’exercice d’un devoir envers les autres. La justice répond chez lui à un équilibre supérieur de la vie morale, que l’on retrouve exprime dans les quelques lignes de Nietzsche qui sont placées en tête du volume :

« Il vaut mieux périr que haïr et craindre ; il vaut mieux périr deux fois que se faire haïr et redouter ; telle devra être un jour la suprême maxime de toute société organisée politiquement. »

Ainsi la justice n’est pas tant un acte isolé qu’une règle permanente de conduite. Sur le plan personnel, c’est une obsession, une règle de vie, l’idéal et le réel poursuivis et servis d’un même mouvement. Justice et vérité sont deux visages d’une même réalité. A qui est soutenu par leur exigence, à qui la vit quotidiennement, sans tricher, il est au moins donné de garder une certitude, un espoir inconditionnel. Un autre développement est possible, qui lie justice, vérité et révolte. Quand Camus publiera l’Essai sur la Révolte auquel il travaille depuis longtemps, on pourra, je pense, voir comment se sont nourries l’une de l’autre, agrandies, développées, ces trois idées. Pour l’instant nous avons une première approche de ce qui est non pas tant un système politique qu’une vue générale des devoirs humains. Un moraliste, disais-je tout à l’heure. Il est bien vrai qu’on en arrive toujours là : au bien, au mal, à la justification. Et Camus dira, s’adressant à des catholiques :

« Nous sommes devant le mal. Et pour moi il est vrai que je me sens un peu comme cet Augustin d’avant le christianisme qui disait : Je cherchais d’où vient le mal et je n’en sortais pas. Mais il est vrai aussi que je sais, avec quelques autres, ce qu’il faut faire, sinon pour diminuer le mal, du moins pour ne pas y ajouter. »

Ce qui nous amène à une autre constatation, qu’il est indispensable de faire si l’on veut bien comprendre Camus : il ne se sent pas possesseur d’une vérité absolue ou d’un « message ». Il est simplement, obstinément, loyal et attentif, tâchant d’augmenter la place de la responsabilité, de l’objectivité dans sa vie d’écrivain. Tâchant, aurait dit Gide, d’assumer le plus possible d’humanité. Tout se tient : élever le langage politique, introduire le langage de la morale dans l’exercice de la politique, se garder des fins lointaines et incontrôlables servies par des moyens qui les corrompent irrémédiablement.

« La ruse, la violence, le sacrifice aveugle des hommes, il y a des siècles que ces moyens ont fait leurs preuves. Ces preuves sont amères. Il n’y a plus qu’une chose à tenter, qui est la voie moyenne et simple d’une honnêteté sans illusions, de la sage loyauté, et l’obstination à renforcer seulement la dignité humaine. Nous croyons que l’idéalisme est vain. Mais notre idée, pour finir, est que le jour où des hommes voudront mettre au service du bien le même entêtement et la même énergie inlassable que d’autres mettent au service du mal, ce jour-là les forces du bien pourront triompher — pour un temps très court, peut-être, mais pour un temps cependant, et cette conquête sera alors sans mesure ».

Qu’on excuse la longueur de la citation. Elle m’a semblé nécessaire ; qu’on réfléchisse ceci : pour ceux qui ont la double et absurde prétention de comprendre le monde et d’aider à le changer — à le changer dans une mesure peut-être très faible, mais dès à présent, pas dans cent ans — pour ceux qui refusent obstinément (parce qu’ils sont pessimistes quant au destin de l’homme, s’ils sont optimistes quant à l’homme) de remettre d’incontrôlables espérances entre les mains d’êtres qui ne sont pas nés, — pour tous ceux-là, il n’est qu’une route. Elle conduit à tenir obstinément, aveuglément, sur l’essentiel, à ne pas renoncer. C’est le thème des vaincus invincibles magnifiquement illustré naguère par Silone. Créer une nouvelle civilisation, si l’on peut. Si l’on ne vous le permet pas, enfouir le grain sous la neige.

« Aussi longtemps que, serait-ce dans un seul esprit, la vérité sera acceptée pour ce qu’elle est et telle qu’elle est, il y aura place pour l’espoir ».


ON pourrait longtemps commenter ainsi les développements que Camus indique ou amorce avec une réserve, une sobriété qui font ressortir la violence de ses propositions. (Ni victimes, ni bourreaux mériterait une analyse particulière). Mais à quoi bon ? On a compris que dans Actuelles se retrouve définie une morale politique et aussi « les conditions d’une pensée politique modeste, c’est-à-dire délivrée de tout messianisme et débarrassée de la nostalgie du paradis terrestre ». Pensée modeste, mais à la recherche d’un ordre universel. Pensée où la fidélité et l’espoir s’accordent. Où le dialogue et l’amitié des hommes tentent sans cesse de s’opposer à la peur, au silence, à la séparation des esprits et des âmes.

Et où l’écrivain n’oublie pas sa vocation particulière (la création est un des aspects de la révolte humaine) — et

« qu’il faut qu’un autre genre d’hommes (autres que ceux qui s’identifient à leur doctrine et poursuivent des fins définitives par la soumission totale à leurs convictions) existe, attentifs à préserver la nuance légère, le style de vie, la chance de bonheur, l’amour, l’équilibre difficile, enfin, dont les enfants de ces mêmes hommes auront besoin finalement, même si la société parfaite est alors réalisée ».

Voilà un humanisme qui a été vécu, et qui n’oublie rien. Un humanisme terrestre, de l’amour terrestre. On ne peut que s’en sentir profondément solidaire.


Albert Camus, Actuelles (Gallimard)

Laisser un commentaire