Article de François Rouleau paru dans Lutte ouvrière, n° 672, 18 avril 1981, p. 15
Lundi 11 avril, la colère a éclaté à Brixton, dans la banlieue de Londres. Pendant trois jours, des affrontements ont opposé des centaines, peut-être même des milliers de manifestants, en majorité jamaïcains, aux forces de police qui quadrillaient la ville, prenant tour à tour la forme de véritables batailles rangées ou d’escarmouches isolées, entrecoupées d’accalmies plus ou moins durables.
Selon le bilan officiel, pendant ces trois journées, 189 policiers auraient été blessés (on ignore le nombre des manifestants blessés : leurs camarades se sont chargés d’eux pour leur éviter une inculpation certaine); il y aurait eu 199 arrestations ; 61 cars de police seraient endommagés, dont quatre totalement détruits ; et plus d’une centaine de magasins et d’édifices publics auraient subi des dégâts, dont 26 en partie incendiés. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes : ils en disent long sur la violence des affrontements !
Au milieu d’une banlieue ouvrière où les immigrés représentent moins d’un tiers de la population, Brixton fait un peu figure de ghetto : trois habitants sur quatre y sont immigrés, en grande partie originaires de la Jamaïque. Les marques du chômage y sont plus profondes qu’ailleurs, surtout parmi les jeunes : selon les autorités, un jeune immigré a trois fois moins de chances de trouver du travail qu’un jeune Blanc, et ceci alors qu’il y a environ 3 millions de chômeurs dans le pays !
Comme tous les quartiers londoniens à forte proportion immigrée, Brixton a « bénéficié », depuis les émeutes provoquées à la fin 1977 par les manifestations racistes de l’organisation fasciste appelée National Front, d’une « protection policière renforcée. Outre la police ordinaire, des groupes spéciaux d’intervention, les Special Patrol Groups, y sont stationnés en permanence.
En fait de protection, la police de « Sa Majesté » s’est surtout fait remarquer par la multiplication des brimades, voire des violences, ouvertement racistes. Être immigré, et plus encore quand on est jeune, signifie qu’on n’est jamais à l’abri d’une arrestation, avec ou sans motif d’ailleurs. Les plaintes pour coups et blessures déposées contre des policiers ne se comptent plus, mais pratiquement toujours avec les mêmes résultats : selon le rapport établi par une commission parlementaire, moins d’1 % de ces plaintes ont été suivies ne serait-ce que d’un début d’enquête !
Qui plus est, depuis un mois, la tension montait dans le sud de Londres : depuis la mort de 13 jeunes Jamaïcains à Deptford, non loin de Brixton, dans un incendie probablement criminel. Devant la mauvaise volonté évidente que mettait la police à rechercher les meurtriers, des milliers de Jamaïcains avaient défilé dans Londres le 2 mars.
Et c’est justement cette période que la police a choisi pour monter une opération coup de poing à Brixton ! Une véritable provocation !
En une semaine, les policiers se sont flattés d’avoir effectué plus de 1 000 interpellations, qui ont conduit à plus de cent inculpations.
Et le 11 avril, c’est une arrestation de plus qui a mis le feu aux poudres. Les passants, pris de colère, sont venus au secours de l’interpellé et, en quelques dizaines de minutes, dans tout Brixton, des groupes de manifestants se sont mis à bombarder la police de toutes sortes de projectiles, d’abord dans les rues, puis du toit des maisons. L’arrivée de renforts massifs, 4 000 policiers d’après les autorités, n’a fait qu’exaspérer la colère des manifestants, et les combats se sont poursuivis jusque dans la nuit du 13 avril.
Bien sûr, les responsables de la police n’ont pas manqué de crier à la provocation et d’accuser de mystérieux groupes subversifs d’être à l’origine des affrontements. Mais il leur a bien fallu abandonner cette thèse lorsqu’il s’est révélé que la quasi-totalité des manifestants arrêtés, parmi lesquels un certain nombre de jeunes Blancs venus prêter main-forte aux Jamaïcains en colère, étaient bel et bien des habitants de Brixton et des environs…
Alors, s’il y a eu provocation, c’est bien de la part de la police ! Ce qui vient de se passer à Brixton, c’est exactement ce qui s’est passé en 1977 au carnaval jamaïcain de Notting Hill, à Londres, où l’étalage ostensible de forces de police avait fini par provoquer des émeutes qui firent des centaines de blessés : c’est exactement ce qui s’était également passé l’an dernier lors des émeutes du quartier immigré de Saint-Paul, à Bristol, qui avaient éclaté à la suite d’arrestations arbitraires.
A force de répression, de brimades, d’humiliations, la police a réussi à dresser contre elle toute une population. Même si, pour l’instant, la présence de milliers de policiers dans les rues de Brixton semble avoir mis un terme aux émeutes, la colère et la rancœur sont toujours là dans la population. D’ailleurs, dimanche 19 avril, les organisations jamaïcaines appellent à un rassemblement national à Brixton pour protester contre l’occupation policière de la ville. Et malgré le retour au calme, la situation reste encore assez explosive pour qu’un simple incident suffise à remettre le feu aux poudres.
François ROULEAU
A noter l’existence d’un film qui décrit de façon assez frappante la vie des jeunes à Brixton, Rude Boy, que l’on peut voir à Paris, au cinéma Espace Gaîté dans le 14e arrondissement.