Article signé Karoly Goulash et Sergio Tortellini paru dans Mordicus, n° 4, avril-mai 1991, p. 5
A Mantes-la Jolie, des lycéens ont repris à leur compte l’ancien programme écolier : « les cahiers au feu et la maîtresse au milieu ». A Vaulx-en-Velin, des bagnoles ont brûlé pour rompre l’ennui du week-end de Pâques, tandis que depuis février des jeunes avaient apparemment entrepris de venger à leur manière la mort de Thomas Claudio en « pare-choquant » à leur tour les voitures de flics avec de grosses cylindrées volées. Ce dépassement ludique de la civilisation automobile a donné des émotions aux passagers de plusieurs véhicules de police, à la vitrine d’un magasin de sport et aux occupants d’un commissariat percuté par une BMW. Plus de 600 flics ont été mobilisés pour fouiller des boxes et retrouver les béliers roulants. A Sartrouville, les 26, 27 et 28 mars, trois jours d’émeute ont suivi la mort de Djamel, avec rebelote le 10 avril, jour de la reconstitution du meurtre. Les flics attaqués à coups de pierres, de boules de pétanque et de coquetèles, des lardus en civil tabassés, des bagnoles brûlées, un magasin de meubles incendié.
SELON les penseurs du Monde, ces derniers événements « confirment le mal-vivre des jeunes banlieusards ». En réalité, la périphérie rappelle aux habitants du centre que la meilleure utilisation de la bagnole, c’est l’auto-tamponneuse ou le feu de joie, que les vitrines ne sont pas éternelles ni les flics invincibles, et que les aménageurs de l’espace l’ont rendu partout invivable en déportant les pauvres des villes dans les camps du pourtour. Les banlieues n’ont pas fini de nous parler de notre mal à vivre.
Et elles continuent à nous apprendre à nous battre. Leur refus de la France officielle se manifeste par une pratique qu’ils partagent avec les extrémistes de notre acabit : la chasse aux journalistes, dans les moments de révolte collective. A Sartrouville, tous les représentants des télés ont été systématiquement agressés, et une caméra de TF1 dérobée par des gens qui n’ignorent sans doute pas qu’une Betacam vaut bien le loyer de quinze apparts HLM pendant un an. Les bandes, si elles se perdent parfois dans des affrontements inutiles, savent aussi s’allier, et faire preuve d’une belle intelligence tactique dans le harcèlement des flics.
MALHEUR AUX BARBUS
CEPENDANT quand on retournait sur les lieux, à Sartrouville, le 2 avril, il y avait comme un malaise. Le supermarché devant lequel Djamel avait été assassiné était presque vide, les affiches proclamant « Euromarché assassin », collées partout, étaient toujours là, mais ça grouillait de flics, la cafète était ouverte mais totalement vide de clients. A la cité des Indes, les banderoles des manifs avaient été regroupées sur un gazon, et étaient gardées par des « beurs » de trente à quarante ans, portant brassard vert (couleur de l’islam), prompts à bondir dans leurs voitures pour aller observer le moindre regroupement de jeunes. Le supermarché était surveillé par les flics, la cité par les islamistes. Des jeunes des Indes, interviewés par un journaliste de l’Idiot international, exprimaient, à côté d’une juste colère contre la vie qu’on leur faisait et contre le maire — idéologue sans doute plus près de la Nouvelle Droite que du FN — des sentiments antisémites, exacerbés par la guerre du Golfe. Un copain qui se trouvait sur place confirme avoir entendu des propos semblables.
Tous ceux que les critères du grand rabbinat et du IIIe Reich enferment dans l’identité juive, sont en butte au racket sioniste qui voudrait les transformer en autant de militants d’Israël, État théocratique et raciste. En cela le sionisme encourage l’homme de la rue arabe à identifier purement et simplement le juif et le sioniste. Tous ceux que le racisme français et les rackets nationalistes définissent comme « arabes » sont visés par une entreprise de récupération menée par l’intégrisme islamiste, aussi raciste envers les Juifs que son homologue juif l’est avec les Arabes. La rage devant l’immense manipulation médiatique de la guerre du Golfe, devant la mobilisation de l’opinion après l’affaire de Carpentras alors que le meurtre de tant d’Arabes la laissait indifférente, le sentiment d’être rejetés sans cesse dans l’identité « beure », ce climat particulier qui règne en France depuis quelques années, tout cela offre un terrain propice aux forces qui trouveraient intérêt à la constitution de ghettos : les fanatismes religieux et l’État.
Nous avons trop en commun avec les lascars des banlieues pour laisser sans réagir certains d’entre eux se faire avaler par les barbus. Immigrés de la troisième génération, nous n’avons pas oublié que nos grands-parents ont été assassinés comme le sont aujourd’hui les jeunes des cités. En août 1893, à Aigues-Mortes, trois cents personnes armées de bâtons donnent la chasse à l’Italien. Il y aurait eu une cinquantaine de morts et 150 blessés. On pourrait multiplier ces exemples. Toutes les populations immigrées — Auvergnats, Picards, Bretons, Belges, Italiens et Polonais — ont fait l’objet de réactions de racisme jusqu’aux années cinquante, mais elles ont fini par être intégrées.
Outre la promotion sociale d’une minorité chargée de faire rêver la majorité, les mariages mixtes ou la scolarisation, ce qui, avant tout, a permis l’intégration fut l’existence du PCF. En incorporant les travailleurs immigrés dans les luttes ouvrières, il donnait à leur ressentiment contre la terre d’accueil des objectifs qu’ils pouvaient partager avec les « Français ». Le Parti s’étant quelque peu déconsidéré durant la guerre d’Algérie, il abandonna une partie de ses aches aux amicales, polices politiques des nouveaux États maghrébins. Mais, depuis les années soixante-dix, les emplois industriels déqualifiés tendent à disparaître, et avec eux l’intégration par les luttes ouvrières. Aujourd’hui, le Parti n’intéresse plus que les comiques de la télé. Les fils des immigrés qui travaillaient chez Citroën sont promis au chômage et rejettent violemment l’esclavage auquel étaient soumis leurs parents. Les enfants des banlieues ne sont plus intégrés par le travail. C’est à ce moment que tout ce que la France compte de sociologues et de curés a « découvert » la question de l’immigration.
Quand le mot « beur » a été mis à la mode par les médias, ce fut pour tenter de ressaisir une réalité qui leur échappait : des individus présentaient cette particularité intéressante de n’avoir pas vraiment d’identité. Ils ne se sentaient ni vraiment français, ni vraiment algériens, ou marocains, etc. Des sans-patrie, pleins d’énergie, capables de critiquer chaque civilisation avec les valeurs de l’autre, de rejeter aussi bien l’obscurantisme islamiste que l’inhumanité de l’Occident moderne : voilà des gens qui risquaient d’être carrément inintégrables. L’entreprise SOS-Racisme, qui visait à les récupérer, a échoué, coincée entre son noyautage sioniste et son activité d’organisation de spectacles. Nous savons que certaines têtes pensantes qui, au ministère de l’Intérieur, s’intéressent aux banlieues, se sont flattées d’avoir, à Vaulx-en-Velin, « allumé des contre-feux » en faisant appel aux « imams ». La tentative, en l’occurrence, était bouffonne. Cela n’exclut pas qu’elle ait plus de succès ailleurs. Le pouvoir entend-il remplacer Harlem Désir par les Frères musulmans ? Dans certaines banlieues, en tout cas, il laisserait volontiers aux rackets islamistes les tâches de maintien de l’ordre que les stals ne peuvent désormais plus assurer.
MATCH NUL
LES GHETTOS ne font pas peur à la société française : elle a toléré pendant quarante ans aux marges des villes une population déracinée ; elle a laissé ses immigrés construire leurs villes, sauvages mais bidon, avant de les légaliser. Mais tout exclus du gâteau social qu’ils étaient, ces gens étaient malgré tout intégrés par le travail. Devant l’impossibilité de mettre au travail des fractions entières de la population, les gestionnaires socialos du capitalisme français sont prêts à saisir tout ce qui leur donne un peu de répit. L’islam offre sans doute une chaleur communautaire, une prise en charge de la vie quotidienne que le modernisme capitaliste est incapable d’assurer. Mais il faudrait beaucoup plus pour encadrer la révolte des banlieues. D’abord parce que l’identité communautaire naît plus autour d’un territoire commun que d’une origine ethnique. Dans les bandes, les « Français » se retrouvent à côté de leurs copains « reubeux » de la cité. Ensuite, et surtout, parce que les jeunes marginaux vivent une situation inverse de celle de leurs parents : hors du travail, ils sont réintégrés dans cette société par la consommation. Consommation d’images, que les versets du Coran auront du mal à remplacer. Les barbus auront beaucoup de mal à convaincre les lascars de renoncer à s’approprier les richesses dont ces putains de vitrines leur barrent l’accès. Et il y a fort à parier que la plupart des « beurettes » riront au nez de ceux qui tenteront de les transformer en « 404 bâchées ». Devant ce match complètement nul — marchandise contre barbus — nous savons qu’il faudra lutter contre ces deux calamités, pour rejoindre, dans ce que nous avons de commun avec eux, les incendiaires de toutes les banlieues du monde.
Karoly Goulash et Sergio Tortellini
Faux-frères, vrais flics
PRÉSENTS lors d’une assemblée tenue par les jeunes de la cité des Indes, au lendemain des affrontements de Sartrouville, quelques camarades ont pu juger de ce que certains d’entre eux, les plus déterminés apparemment, avaient dans la tête et dans le ventre. Retour du front.
La discussion engagée sur quelques lieux communs assez généralement répandus (keufs, p’tits com., vigiles…) prit rapidement un tour inattendu. Ceux qui visiblement tenaient le crachoir et menaient la danse — une bande d’éducs, pensions-nous — étaient en fait, ils l’avouèrent assez vite, des muslims-purée fanatiques du Coran. Ce lut alors un déluge d’antisémitisme : « Les journalistes ? Tous juifs ! Le maire de Sartrouville ? Encore un juif ! les commerçants ? Des juifs aussi ! » (ce qui « justifiait » apparemment l’incendie du magasin Levitan, sans « Y » pourtant…) Après leur « critique » sociale, leur programme : une seule réponse, l’islam ! S’ensuivit entre eux une discussion passionnée sur Les Protocoles des Sages de Sion* circulant en samizdat dans la cité, ce qui acheva de nous dégoûter.
Ceux qui avaient chassé par le feu les flics et les éducs voient désormais se dresser parmi eux un ennemi plus insidieux : les « frérots ». Capables localement d’organiser une émeute — qui aurait éclaté sans eux — ils semblent aussi capables, et c’est ennuyeux, de l’endiguer pour la faire servir à leurs buts particuliers. Pour quel deal avec le pouvoir ?
Attention aux faux-frères !
* Célèbre faux, antisémite, rédigé par la police tsariste en 1910, démarqué de Maurice Joly, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu.