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Henry-Leconte : Dans le bagne matérialiste. Les prolétaires sont nés pour l’incrédulité

Article signé Henry-Leconte paru dans Masses, n° 7, 20 juin 1933, p. 6-7

Les orgues des cathédrales font plus que de chanter la gloire de Dieu ; elles exhalent aussi l’inquiétude de voir les masses échapper à l’envoûtement de leurs symphonies surnaturelles.

Mais la marche vers l’irreligieux matérialisme est irrévocable. L’Église ne se trompe pas lorsqu’elle voit dans l’évolution –je ne dis même pas la révolution — sa seule véritable ennemie. On peut même l’ériger en principe : L’EGLISE, POLITIQUEMENT, NE SE TROMPE JAMAIS. Une manière à peu près infaillible pour savoir où en est, à un moment précis, le corps social de son évolution, de ses crises de croissance, de ses soubresauts, de ses retours d’âge, c’est de regarder dans le camp des Dieux. Quand ceux-ci s’agitent dans leurs olympes et leurs empyrées, c’est que cela va mal du côté des hommes, que cela va mal pour les Dieux. Quand Zeus précipite du haut des cieux son vorace père (car Saturne dévorait ses enfants), quand le veau d’or remplace Jéhovah, quand les divinités du Nil l’emportent sur celles de Babylone, c’est qu’il se produit quelque chose de décisif parmi les hommes.

Jésus de Nazareth, si tendre dans sa solitude, si charmant à travers les poètes, et si horrible à travers ses prêtres, lui, le dernier des Dieux, voici que pâlit son visage, que tombe son crépuscule. Son éternité n’aura pas duré deux mille ans : les temps de l’incroyance sont arrivés.

Ceux qui travaillent de leurs mains étaient nés pour être incrédules. Qu’est-ce que croire, sinon croire aux miracles ? Qu’est-ce que prier, sinon se fier à la magie ? Il n’y a point de miracle dans le travail quotidien des hommes. Ce charron sait trop bien que cette barre d’acier, pour être ronde, ne lui fera pas grâce d’un seul coup de marteau, ni d’une seule étincelle de sa forge ; ce maçon doit à son entrepreneur un nombre strictement déterminé de coups de truelle ; et jamais ce casseur de pierres, sous la langue de feu du soleil, ne s’est vu faire l’escompte d’une seule crispation de son poing, ni d’une goutte de sueur sur son front.

La nature n’est qu’une immense machine, et le compte de ses forces est arrêté une fois pour toutes. Pas moyen de tricher lorsque le muscle humain et la sueur humaine affrontent les éléments. Donnant, donnant. Pour un coup de pioche, une pierre cassée, et non pas deux ; pour un bras qui tire, tant de mètres couverts et tant de poids tiré, pas un millimètre ni un milligramme de plus.

On dira qu’il y a les machines et que les machines font le travail pour les hommes. Mais qui construit les machines ? Faites votre calcul, la nature n’accorde point de prime. Les vingt chevaux-vapeur qui tirent ta voiture, bourgeois, ce sont quarante hommes invisibles qui, les muscles hypertrophiés et le visage pâli, la poussent par derrière.

L’univers matériel est un shylock qui ne pardonne pas : pour une livre d’or, il lui faut sa livre de chair.

A-t-on jamais vu, ailleurs que dans les fables, les dieux venir faire le travail des hommes, a-t-on jamais vu sur les chantiers les miracles se produire, ou la prière des équipes faire ce que seule pouvait faire leur sueur ?

Le prolétaire, cela, il ne le sait que trop. Dans cette froide comptabilité qui règle les échanges entre la nature et son effort, il sait qu’il n’entrera jamais un oubli, une défaillance qui allège sa peine et il sait que les dieux l’abandonnent à son destin.

Les bourgeois — la classe des maîtres — ceux, qui ordonnent le travail sans jamais le faire, ceux-là croient aux dieux, attendent les miracles, cultivent la magie. Une vieille rentière, économe et bigote, a enfermé l’année dernière, dans un vieux coffret familial en noyer vermoulu, dix actions des mines de pétrole de Tarascon ou de la Compagnie des Tramways du Zambèze ; en douze mois, ces actions, sans que personne y ait jamais touché, sans être sorties de ce coffret, ont changé quatre ou cinq fois de valeur. C’est proprement miraculeux, et je ne m’étonne pas qu’elle aille en entretenir dans ses prières tous les saints du paradis et tous les curés du chapitre. Voici un conducteur de peuple qui mène son peuple à la mort ou à la gloire (c’est la même chose) par des discours. N’est-ce pas tout simplement magique ? Un discours est une oraison, une oraison est une prière. (« Faire un discours » et « prier » se traduisent en latin par le même mot : « Orare ».) Une prière s’adresse toujours à un Dieu. Je défie que l’on me montre dans l’histoire un seul conducteur de peuple, à part Lénine, qui n’ait pas invoqué son Dieu et qui ne l’ait brandi avec les lanières de son fouet.

Tout ce que la bourgeoisie construit, elle le construit littéralement par mots, influence et magie, c’est-à-dire sans le contact des mains, sans l’effort mécanique et musculaire réservé à ses seuls esclaves. Même ses occupations les plus matérielles, les opérations économiques par exemple — ou, pour employer le terme courant, les affaires — se font en quelque sorte magiquement ; de deux hommes d’affaires, le plus habile est celui qui manie le mieux les influences, le vainqueur est toujours le plus sorcier.

Tout dans les affaires est une question de dosage plus ou moins savant d’aplomb, d’audace, de sous-entendus, de compliments bien placés, de dîners réussis, d’intonation, d’expression, de paroles, sans oublier les jeux de cravate et les effets de pochette : quand on a réussi à ce petit jeu, on est quelque chose comme roi des chemins de fer, des allumettes ou des saucisses chaudes : le reste, c’est l’armée des travailleurs qui le fait, des travailleurs qui ne peuvent compter, eux, ni sur le brillant de leur pochette, ni sur leurs paroles fleuries pour transporter les blocs, tirer les chaînes, souffler les verres, demander pitié au grisou.

C’est pourquoi, depuis toujours, le bourgeois, le pharisien prétend que Dieu est avec lui, qu’il est introduit dans ses secrets, et que la canaille n’a qu’à s’agenouiller ou mourir. Et c’est pourquoi la canaille de tous les siècles (au XXe siècle, la canaille c’est nous), chaque fois qu’elle s’est dressée contre ses maîtres, a dû se dresser contre leurs Dieux qui ne sont que la projection idéalisée, sublimisée, de leur maîtres dans le firmament.

En construisant la cité future (la cité socialiste), les prolétaires creusent le tombeau des dieux. La moindre esquisse de Spartakiade est un fil ajouté à la trame de leur linceul. On comprend l’inquiétude des bourgeois, l’effroi des joueurs d’influence, la panique des prêtres.

Et pourtant, en enterrant les dieux, ce sont mille espoirs séculaires que les hommes ensevelissent avec eux. L’espoir d’une vie plus juste, purifiée des passions du corps, vie de l’âme, hors de l’espace et du temps, dans l’éternité. Tous, jusqu’au moins crédule, jusqu’au plus athée, nous avons éprouvé un moment au moins l’inquiétude religieuse, le frisson spiritualiste. Et, devant les laideurs et l’injustice du monde, nous nous sommes dit souvent qu’il ne se pouvait pas qu’il n’existât pas un monde plus parfait où notre soif de justice pût un jour trouver à s’étancher.

Eh bien ! durant tous les siècles, et jusqu’à aujourd’hui, les prêtres de toutes les religions et de tous les pays, au lieu de le servir, ce besoin, de chercher à l’éclairer, au contraire, avec la complicité des maîtres de l’heure, ils ont cherché à l’exploiter et à y mettre plus de ténèbres. L’ennemi des prêtres, ce n’est point Satan, c’est la lumière. La croyance aux dieux, Satan compris (ce fidèle collaborateur de l’Église dont on ne compte plus les services), c’est sur la terre l’ordre assuré, l’ordre, c’est-à-dire les forts rendus plus forts et les faibles persuadés de se résigner à leur faiblesse. L’ordre, c’est-à-dire l’âme placée au-dessus du corps, l’esprit proclamé supérieur à la matière : traduisez, nous ne resterons pas longtemps dans le monde des corps et nous devons nous préparer à être dignes de vivre dans celui des âmes, car notre destin terrestre est court, mais notre état d’après la mort durera éternellement.

En construisant la cité socialiste et en décrétant l’incrédulité, le prolétaire en fera-t-il un bagne matérialiste ? Me permettra-t-on ici une petite confession ? Depuis que je suis devenu décidément et irrémédiablement matérialiste, cela ne va pas sans quelque peine : je pense à la mort avec crudité (une crudité presque baudelairienne). Elle a perdu pour moi ce halo de poésie qui faisait jouer autour des crânes vides et des tibias pulvérisés, je ne sais quelle féerie spirituelle, faite à la fois d’orgueil, d’humilité, d’espoir, et de peur. A présent, non seulement je ne demande pas que l’on me prouve l’existence de l’âme et son immortalité, mais cette question ne m’intéresse plus.

On sait comment Paul Claudel, mystique invétéré, est venu au catholicisme. Il avait commencé par être raisonnable, c’est-à-dire matérialiste. Mais il étouffait dans son « bagne », et il ne doit qu’à la fable chrétienne d’avoir échappé à une lente asphyxie. Depuis il est devenu l’un des trois ou quatre poètes les plus « cotés » de droite, et ce qui achève de le confirmer (qu’il est à droite), c’est qu’il exerce la profession d’ambassadeur (Tokyo, Washington, Bruxelles). Il suffit de lire du Claudel pour oublier que le peuple existe. Si la religion concerne le peuple, c’est uniquement parce qu’elle est faite contre le peuple.

L’enseignement marxiste nous fait pénétrer dans le bagne matérialiste ? Soit. Ce sera l’honneur des révolutionnaires de regarder pour la première fois, depuis que l’aventure humaine a commencé, le monde et les choses et les hommes en face, d’examiner avec des yeux secs, sans la chassie de la superstition, sans le télescope de la foi, sans les verres fumés de la peur, les rouages du monde et leur implacable déterminisme.

Qu’est-ce que le matérialisme ? C’est de regarder le monde tel qu’il est. Si le matérialisme est un bagne, c’est que le monde est un bagne. Qu’est-ce qu’on y perd ? D’inconsistants mirages et de lourdes chaînes. Qu’est-ce qu’on peut y gagner ? C’est, sachant que l’univers est une machine où tout s’explique, se compense, se répond, de ne pas craindre d’y mettre la main, certains que nos doigts ne seront pas pris dans la gueule d’un dieu ou d’un démon. Les « chiens de garde » (1) ne sont pas seulement en chair et en os. Il y a aussi ceux de toutes formes et de toutes sortes, que les maîtres ont cachés dans les interstices du monde physique, de la Morale et de la Loi pour décourager les esclaves de s’y aventurer.

Être socialiste, c’est se sentir prêt à mettre la main à la manette. L’homme doit s’exorciser de ses fantômes : dieux et diables, sophistes, maîtres, bourgeois et prêtres. Il y a pour cela un moment difficile, la transition se traduit par un vide douloureux de la conscience : chacun de nous, et même les plus décidés à souffler tout de suite les flambeaux qui vont s’éteindre sans retour, entretiennent encore des dieux intérieurs dont ils ne pourraient pas parler sans honte.

Quand, avec Karl Liebknecht, on dit que l’ennemi est au dedans, cela ne veut pas dire seulement qu’il se trouve au dedans des nations sous la forme des classes qui les mènent, mais aussi dans l’individu sous la forme de dieux mourants ou morts et dont les cadavres encore chauds dégagent une dangereuse et obsédante phosphorescence.

HENRY-LECONTE.


(1) Cette expression de Paul Nizan a fait justement fortune.

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