Article de Maurice Joyeux paru dans Le Monde libertaire, n° 164, septembre-octobre 1970, p. 16
« Ecoutez, nous commencerons par provoquer des troubles, dit Verkhovensky… Je vous l’ai dit, nous pénétrons au plus profond du Peuple. Savez-vous que nous sommes déjà maintenant terriblement forts. Non seulement ceux qui égorgent et incendient travaillent pour nous, ceux qui manient le revolver à la manière classique ou bien les enragés qui se mettent à mordre… Je n’admets rien sans discipline. Je suis un gredin et non un socialiste, moi ! ha ! ha ! »
Dostoïevski – Les Possédés.
On a rarement vu une telle bestialité ! C’est par grappes que la mitraille fauche les êtres affolés qui fuient éperdus. Les obus lourds tracent des sillons sanglants dans la foule, les maisons s’écroulent ensevelissant sous les gravats hommes, femmes et enfants, blessés ou morts, réunis ainsi dans une apocalypse qui dépasse ce qu’avaient pu imaginer les prophéties de cerveaux dérangés qui depuis trois mille ans ont fait arrosé ce sol aride du sang de dizaines de générations.
Cette terre est une terre de roitelets, quelle que soit la religion dont ils se réclament et tous ces cultes ne sont que des rameaux du tronc commun qui est l’Ancien Testament, quelles que soient les structures politiques dont ils se sont dotés et qui ne sont rien d’autre que les moutures de celles des grands carnassiers de l’impérialisme qui oppriment le monde, quels que soient les buts qu’ils se fixent et qui ne sont rien d’autre que des interprétations lointaines des philosophies autoritaires, ces roitelets sont entourés de clients qui forment un clan et qui sont prêts à tout pour conserver leurs privilèges.
Jusqu’à ces dernières années, ces tyranneaux, qu’ils règnent en Egypte, on Syrie, en Jordanie ou autre part et quels que soient les titres officiels dont ils se parent, le vocabulaire qu’ils emploient, étaient les clients des impérialistes qui se partagent le monde et ils se maintenaient grâce à l’appui militaire que ces impérialistes leur garantissaient. Il y avait à ce soutien de régimes périmés ou de ces chancres issus des méthodes d’organisation de la vieille Europe deux raisons : La première c’était le pétrole, qui coule à la même cadence que le sang, la seconde le partage du monde issu de Yalta dont les frontières invisibles sillonnaient les déserts. Et bon an mal an cet équilibre instable se maintenait. La création de l’Etat d’Israël vint encore aggraver cette situation. Mais chaque fois qu’un de ces rapaces essayait de la rompre à son profit, soit par des livraisons d’armes, soit par des pressions économiques, soit encore par des interventions indirectes, les « grands », rétablissaient l’équilibre menacé. Les clans continuaient à prospérer sur la misère des masses, et le fellah à attendre patiemment la réalisation des promesses toujours prodiguées et jamais tenues. On reste stupéfait par exemple des sommes énormes, produit de l’extraction du pétrole, gaspillées dans les hochets de cours et dans l’armement des potentats camouflés derrière l’étiquette démocratique, voire socialiste. En un mot on appliquait la règle du jeu. Et c’est justement parce que cette règle du jeu a été rompue que nous assistons aujourd’hui à cette hécatombe monstrueuse.
La règle du jeu
Le massacre effroyable parmi les populations civiles, les destructions considérables auxquelles nous assistons et qui sont sans aucune commune mesure avec le nombre réel des combattants engagés, s’expliquent d’une part par la rupture ou plutôt le refus d’appliquer ces règles du jeu qui font que toutes luttes sociales se traduisent par la continuation sous une forme ou sous une autre de l’exploitation des masses par des classes et par de nouvelles stratégies mises au point par les adversaires. En ce sens on peut dire que cette guerre du Moyen-Orient est une préface aux luttes sauvages qui demain se livreront entre les conservateurs et les novateurs se disputant le pouvoir.
Inspirée par la stratégie américaine en Indochine, l’armée, soucieuse de ménager ses troupes, détruit tout l’environnement où se décèle un foyer de résistance, c’est le massacre des populations civiles. Soucieux de se protéger de la puissance de feu de l’adversaire, les milices ou les groupes de partisans s’abritent au sein de la population qui sert de cible à la répression.
Comment en est-on arrivé chez les uns comme chez les autres à ce mépris effarant de la vie humaine, à cette stratégie dont des femmes, des enfants, des vieillards hors d’état de combattre font les frais ? Pourquoi ce mépris de ce qui fut longtemps la règle du jeu ? La réponse est simple. La règle du jeu, cette espèce de chevalerie, si tant est qu’on puisse parler de chevalerie lorsque les hommes s’étripent, qui consistait à ménager les innocents, relativement d’ailleurs ou tout au moins à faire semblant, aboutissait invariablement à avantager le pouvoir établi. C’est ce pouvoir qui choisissait le champ clos, qui édictait les morales restrictives, qui choisissait le moment. Le militaire aiguisait l’épée, le prêtre instituait les règles, le politique choisissait l’heure et les masses venaient donner dans le piège, s’y faire prendre car justement ces règles avaient pour but d’annihiler la puissance du nombre, l’imprévu de l’acte. Or, toute opposition révolutionnaire ou non, s’appuie sur les masses éternellement mécontentes de l’oppression qu’elles subissent. La règle du jeu n’était rien d’autre qu’une arme supplémentaire et efficace dans les mains du pouvoir en place.
Au Caire, sous l’œil attendri de leurs compères, Arafat et Hussein se sont donné l’accolade ! Il n’a manqué, pour célébrer ces retrouvailles, que les 10 000 morts et les 20 000 blessés de la boucherie ignoble perpétrée par ces SALIGAUDS.
Le Monde libertaire
Cette règle du jeu qui joua longtemps contre les révolutionnaires, authentiques ou pas, changea. La direction du monde se simplifia jusqu’à devenir une alternative entre deux peuples. Là où un d’entre eux est le plus fort, il écrase l’adversaire à coups de canon, là où il est le plus faible, il suscite contre lui des mouvements de masse. Stratégie appliquée avec toutes les graduations nécessaires au maintien de guerres qui gênent l’adversaire sans aller jusqu’au risque d’un affrontement mondial susceptible de dégénérer en guerre de destruction atomique, qui ne laisserait ni vainqueur ni vaincu mais simplement une terre ravagée.
C’est contre cette espèce d’entente des gouvernements mondiaux pour conserver au-delà des antagonismes qui les séparent leur privilège de représenter soit le pouvoir soit son opposition que des forces qui leur sont extérieures ont réagi et leur première réaction a été de refuser la règle du jeu.
On a refusé la règle du jeu à l’intérieur des pays capitalistes ou socialistes et ça a donné les journées d’émeute de 68 dans les pays capitalistes, la Tchécoslovaquie et la Roumanie, voire la Chine dans les pays dits socialistes. Et puis du plan national on est passé au plan international. On a refusé la règle du jeu et ça a été, à la réprobation des deux grands, les détournements d’avions et la politique des otages, puis l’effroyable affrontement en Jordanie, que ces mêmes puissances dominantes se sont efforcées de réduire.
L’affrontement entre Jordaniens et Palestiniens n’est rien d’autre que le refus de la règle du jeu imposée par les deux grands au mépris des aspirations justifiées ou pas des peuples ou plutôt des hommes qui les dominent.
Les coupables de cette tragédie ignoble, ce sont d’abord les Américains et les Russes qui, depuis vingt ans, entretiennent au Moyen-Orient des foyers de discorde, livrent des armements modernes aux potentats leurs clients, attisent les haines, découpent ces pays en nations, suscitent le patriotisme imbécile, les cultes abrutissants, les idéologies menteuses, caressent l’orgueil qui est le pain des pauvres et, nouveaux apprentis sorciers, se promènent avec des torches en criant au feu.
Les coupables également ce sont ceux pour qui le moyen qui est la lutte prend le pas sur le but qui est la libération de l’homme car alors le résultat de cette opération aboutit à une seule libération, la mort !
Les coupables ce sont les « réalistes » qui parce qu’il faut bien tenir compte d’une situation de fait livrent aux potentats également méprisables les masses éternellement trompée, éternellement saignées.
La seule solution possible c’est l’utopie !
L’utopie révolutionnaire ?
Au Moyen-Orient, il n’y a pas de solution juive, de solution palestinienne, pas de solution arabe, pas de solution américaine, chinoise, russe, car chacune de ces solutions suppose l’écrasement des autres et par conséquent le rejaillissement des révoltes fomentées par les minorités opprimées. Au Moyen-Orient il n’y a pas de solution de force. Au Moyen-Orient la seule solution c’est l’accord entre les parties et cet accord suppose que soient écartés les intérêts impérialistes, les intérêts de clans, les intérêts de sectes, cet accord suppose la destruction des régimes autoritaires quels qu’ils soient. Cet accord suppose le retour aux principes du socialisme révolutionnaire, libertaire, utopique. Car l’utopie c’est d’abord la rupture complète avec tous les éléments qui en se superposant ont rendu le problème insoluble.
Oui, je vois sur les lèvres des forts en thème le sourire supérieur des imbéciles. Le socialisme n’est pas possible dans l’environnement du Moyen-Orient. Il faudra des dizaines d’années, des centaines d’années pour que les haines s’apaisent, pour que les intérêts particuliers s’effacent devant l’intérêt général des populations. C’est bien possible, c’est probablement vrai, mais c’est la seule solution possible. Toutes les autres, qu’elles soient russe, chinoise ou américaine, perpétueront le massacre et le temps donnera à ce massacre une dimension planétaire !
Ce qu’il faut combattre c’est l’impérialisme des grands Etats, ce sont les intérêts capitalistes. Ce qu’il faut chasser c’est le clan des féodaux qui exploitent les hommes avec des moyens ancestraux. Ce qu’il faut empêcher de s’installer c’est le clan de la bureau-technocratie politique qui s’apprête à prendre la relève. L’ennemi, là comme ailleurs, c’est le prêtre, le militaire, le politicien, le capitaliste étranger ou autochtone. Et pour chasser cette vermine qui grouille sur le peuple en haillons du Moyen-Orient, il faut constituer un mouvement socialiste, un vrai mouvement socialiste, libertaire, égalitaire, fédéraliste, qui rassemble dans son sein les hommes venant de tous les horizons. Un parti laïque, un parti internationaliste, un parti qui, au-dessus des races, des cultes, des frontières, constituera une mosaïque des hommes unis par un contrat socialiste et se refusant à être un pion pour les idéologies qui se partagent le monde. Un parti socialiste qui extirpe de son sein les agents des intérêts étrangers, un parti de suppression des classes et de castes. Un parti qui renonce à faire des masses de la chair à canon, à fabriquer des martyrs. Un parti qui désagrégera l’Etat et la société de l’intérieur. Un parti qui ait suffisamment le respect de l’homme pour l’informer des vrais voies du socialisme libertaire. Un parti qui n’existe nulle part au Moyen-Orient malgré les déclarations tapageuses des potentats syriens, jordaniens, irakiens, égyptiens et israéliens, etc.
Solution difficile, longue, mais qui aura au moins un mérite, c’est de refuser les aventures sanglantes qui donnent du prestige aux chefs et conduisent les hommes au massacre.
Les hommes, aujourd’hui, veulent se libérer, refusent la règle du jeu. Pour les maintenir dans l’obéissance, tous les impérialistes sans aucune exception sont prêts au massacre.
Les événements de Jordanie sont une préface à ce qui guette l’humanité si les hommes continuent à servir de pions aux équipes qui se disputent le pouvoir sur toute la surface du globe.
A ceux-là qui entraînent les hommes vers des charniers « au nom du réalisme capitaliste ou socialiste » il faut opposer l’utopie socialiste, antiétatique, antimilitariste, anti-religieuse, libertaire et égalitaire !