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Michel Lesure : L’Opium des intellectuels

Article de Michel Lesure paru dans Le Monde libertaire, n° 13, décembre 1955, p. 3

La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit, c’est l’opium du peuple.

(K. MARX.)

FAISANT sienne la conception de Feuerbach sur l’esprit déiste, Marx la complétait en assignant à d’autres abstractions le soin de régler le sens des évolutions. C’est du commentaire des sophismes marxistes qu’est née la caste des clercs et des mandarins : les intellectuels dits de gauche, l’Intelligentsia, qu’il appartient à Raymond Aron de radiographier.

« L’Opium des Intellectuels », essai de la célèbre collection « Liberté de l’Esprit », a claqué sec parmi le bourgeonnement laborieux des nouvelles congrégations gauchistes. Les feux de paille de la publicité éteints, il semble nécessaire de pratiquer la relance auprès de ceux à qui est destiné l’ouvrage : les sympathisants sentimentaux du parti des Lumières qui symbolisa longtemps l’espoir.

L’intérêt du livre est des deux ordres, littéraire et technique. L’auteur de « l’Homme contre les tyrans », l’ancien éditorialiste de « Combat », aujourd’hui au « Figaro », reste en pleine possession d’une plume habile ; on cherche vainement l’ancien homme de gauche dont les confrères d’alors atteignent maintenant les limites du paradoxe en écrivant au nom d’un prolétariat qui ne les lit pas. Des « Temps Modernes » à « Esprit », en passant par Saint-Germain-des-Prés, on pense, on respire la révolution, on transpire de l’Ouvrier à majuscule, mais c’est Marie, Isis ou Vénus du matérialisme érigé en religion. Aron se penche constamment vers les faits présents, hors de toute phraséologie tortueuse ; la ligne latine, la cascade des démonstrations concises, les tournants de phrases inattendus, tout cela c’est Aron, et ce n’est pas la gauche embrouillée à dessein.

Mais, confortablement vautrés sur la litière des idées reçues, les intoxiqués du marxisme, du crypto-stalinisme – et j’en passe – ne manquent pas de se dresser dès que le blasphème effleure les reliques sacrées : gauche, prolétariat, révolution. Ce sera le fondement de l’essai, analyser la situation actuelle des mots transformés par l’usage. Et nous passons d’une gauche, mouvement de rénovation, jamais uni, à la topographie des bancs d’assemblée ; un prolétariat de plus en plus diffus recevant toujours la mission originelle d’une rédemption ; le 3e mythe, la révolution, donne alors lieu à un découpage systématique, du coup d’état à la révolution de palais, de l’auréole de la violence aux formes prosaïques de la réforme concrète. Libération idéelle au libération réelle ? L’attente d’un âge d’or, d’un jugement dernier, confine les intellectuels dans le refus de l’amélioration immédiate.

Certes, un document politique d’une telle audace et d’une telle autorité ne saurait être pris comme un décret sans appel, ceci n’étant d’ailleurs pas le projet de l’auteur. R. Aron prête cependant le flanc à critique dans sa profession de foi libérale ; la discussion se joue ici moins à l’échelle des opinions qu’à celle des possibilités : le libéralisme est-il viable ou non dans un monde mécanisé ? La querelle Sartre-Camus fait également l’objet d’un jugement sévère ; nous n’interviendrons que pour renvoyer R. Aron à l’admirable « Pensée de Midi », une des réponses à ses vœux :

« Choisir mes compagnons parmi ceux qui savent combattre sans haïr, et qui se refusent à trouver dans les luttes du Forum, le secret de la destination humaine. »

Refusant qu’on le classe à gauche ou à droite, réclamant la liberté de prédication pour les cultes dont il est prêt à combattre les excès, la venue du scepticisme qui éteint le fanatisme, R. Aron ne nous enseigne-t-il pas autre chose que les Nietzsche, Rolland ou Gide ? Si ; comme eux, parmi les illustres indépendants, le crime des crimes aux yeux des esclaves : être soi-même.

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