Article de Gérard Gilles paru dans Recherches libertaires, n° 1, décembre 1966, p. 1-5
Notes de lecture sur « EROS et CIVILISATION », de H. Marcuse et « EROS et THANATOS », de O. Brown
Un biographe de Freud raconte que celui-ci, débarquant aux États-Unis, aurait déclaré à un ami qui l’accompagnait : « Nous leur apportons le poison ». Paroles qui semblent prophétiques quand on découvre les ravages que fait aujourd’hui la psychanalyse dans ce pays. Elle a échappe aux psychiatres, à qui elle était primitivement destinée, pour tomber entre les mains de tous, y compris de gens dont on peut se demander en quoi cet instrument peut leur être utile, tels les sociologues marxistes ou les théologiens protestants, — ce qui nous a valu les deux ouvrages traduits en français qui sont l’objet de la présente critique.
Malgré les horizons différents d’où sont issus les auteurs, ces deux ouvrages sont à mettre en parallèle. Ils ont en commun d’être fondés sur une incompréhension fondamentale du sens profond de la psychanalyse dont ils ne retiennent que des aspects parcellaires érigés au rang de dogme (1) et de préparer une philosophie de l’histoire radicalement utopique au prix d’une identification mythologique entre névrose et histoire. « L’histoire est la névrose de l’humanité » (O. Brown), d’où il découle que la fin de la névrose est la fin de l’histoire, fin de l’histoire qui s’identifie chez l’un (O. Brown) à la fin du monde et la résurrection des corps des chrétiens, et chez l’autre (Marcuse), à la fin de l’histoire par l’avènement de l’âge d’or communiste.
Enfin, ces deux ouvrages tendent, non à une authentique synthèse, mais à une identification dogmatique du marxisme et de la psychanalyse, l’une et l’autre doctrines réduites à des systèmes abstraits et dogmatiques. Une telle fusion, totalement désincarnée, est évidemment sans portée pratique, aucuns solution n’étant introduite au problème pratique : comment amener cette fin de la névrose – fin de l’histoire – à moins de faire confiance à l’évolution inéluctable de l’histoire, comme le croient certains marxistes (Marcuse est-il de ceux-là ?), ou à Dieu.
Ne croyant ni à l’histoire ni à Dieu, nous en sommes réduits à nous interroger sur les moyens.
L’ouvrage de Marcuse est construit autour d’une critique d’un article de Freud intitulé « Malaise dans le civilisation ». Si l’on en croit Marcuse, Freud opposerait, dans cet article, les instincts humains, appelés par ailleurs das Es, que l’on traduit couramment par le ça ou par le latinisme Id, à la civilisation ou la culture (le mot allemand die Kultur ne distinguant pas ces deux significations, la culture exigeant le refoulement des instincts du ça et leur sublimation.
On sait que Freud a opposé deux sortes d’instincts. Dans ses premières œuvres, il distingue les instincts ou pulsions (Trieb) sexuels orientés vers autrui et les instincts égoïstes orientés vers soi-même. Dans une deuxième partie de son œuvre, il distinguera la sexualité ou Eros, dans laquelle sont compris les instincts égoïstes ou narcissiques et les instincts de mort ou Thanatos. Dans cette deuxième conception, l’Eros représente un principe de conservation du moi (narcissisme) et de l’espèce (sexualité au sens premier) et le Thanatos un instinct d’autodestruction d’agressivité, les deux catégories pouvant se combiner dans la problématique du sadomasochisme.
D’antre part, Freud décrit l’homme dans une perspective historique dynamique et structurale. Perspective historique : l’homme, au cours de son enfance, passe par divers stades appelés oral, anal, phallique, œdipien, génital, ce dernier correspondant à l’adulte sain.
Perspective structurale : là encore, deux conceptions se superposent. Le premier Freud décrit l’âme humaine comme une Conscience flottant à la surface d’un inconscient. Entre les deux structures siège « la censure », formation empêchant les contenus inconscients de pénétrer la conscience autrement que sous forme de rêves, d’actes manqués, de symptômes névrotiques ou de délires, hallucinations et autres phénomènes morbides que la méthode psychanalytique permet d’interpréter et, par là, de tourner les résistances de la censure par des procédés que nous n’aborderons pas ici et qui relèvent de la technique psychothérapique. Le second Freud décrit au centre le moi, partie conscient, partie inconscient, assiégé par les forcés contradictoires des instincts du ça et d’une instance répressive, le surmoi, représentant de la morale inculquée à l’enfant. Le moi se défend, tant du ça que du surmoi et tente de s’adapter à la réalité tout en conciliant les exigences contradictoires du ça et du surmoi. Des rapports de ces trois instances, dépend l’état mental du sujet.
Enfin Freud distingue ce qu’il appelle les principes ; le principe de plaisir qui gouverne la vie du nourrisson, dans sa première conception, principe de le satisfaction immédiate du désir selon le schéma « pulsion insatisfaite entraîne tension douloureuse » (faim, désir sexuel). La satisfaction du désir entraîne le retour à l’équilibre. A ce principe s’oppose le principe de réalité qui gouverne la vie adulte : la vie ne permet pas la satisfaction immédiate du désir. Cette satisfaction s’adapte à la réalité, soit en différant la satisfaction, soit en satisfaisant le désir sur un mode imaginaire, soit encore en déplaçant le désir satisfait symboliquement (par exemple, un désir sexuel sera satisfait par des moyens en apparence fort éloignés de la sexualité, tel qu’activités sociales, intellectuelles, artistiques, – c’est la sublimation), soit par un symptôme névrotique ou un comportement pathologique. Le second Freud introduit un troisième principe en relation avec l’instinct de mort, le principe de nirvana qu’on peut définir comme une recherche de la cessation de toute excitation (2).
En relation avec ces schémas, nous pouvons définir les thèses de Marcuse et Brown. Pour Marcuse, le principe de réalité, contrairement à ce que croyait Freud, n’est pas obligatoirement répressif, et là se révèle le marxiste. C’est la société contemporaine qui fait que le principe de réalité s’oppose au principe de plaisir et il peut exister des sociétés où ces deux principes ne s’opposeront plus. Là, l’analyse de Marcuse isole un aspect simplifié de la doctrine de Freud. Replacé dans son contexte, le système des principes ne peut être interprété de la sorte. Pour Freud, le passage de la domination au principe de plaisir au principe de réalité n’est pas simplement dû au fait que l’homme vit dans telle ou telle forme sociale, mais est une nécessité du passage de l’état infantile à l’état adulte. Ceci est évident si on considère ce que Freud entend par sexualité ou Eros et instinct de mort ou Thanatos.
Le nouveau-né a une sexualité INDIFFERENCIEE : tout le corps est à la fois organe sexuel et objet sexuel. Le plaisir alimentaire, ou satisfaction de la faim, rend prédominent chez le nourrisson la zone buccale, d’où le nom de stade oral. Ensuite, à l’âge de l’apprentissage de la propreté, la zone anale devient prépondérante… C’est seulement à la puberté que l’appareil génital devient prépondérant et que l’objet désiré se stabilise, soit une personne du sexe opposé, soit une personne du même sexe, soit le propre corps (hétéro, homo ou auto-sexualité), tandis que la part d’énergie sexuelle, ou libido, non investie dans le comportement génital est sublimée ou transformée en symptôme névrotique chez le malade (3).
Un principe de réalité non répressif est une absurdité, non seulement sociale mais physiologique. Marcuse, sociologue marxiste, a commis l’erreur commune à la plupart des savants de sa discipline, de négliger l’aspect biologique du problème. Il a oublié que l’individu est un corps soumis à une évolution biologique et non seulement à des rapports sociaux.
L’erreur implicite de la thèse de Marcuse devient explicite chez O. Brown qui exprime clairement l’absurdité à laquelle conduit le raisonnement de Marcuse : le but de l’homme est d’être un enfant.
O. Brown reprend, des idées de Freud, l’opposition entre Eros et Thanatos, sexualité et instinct de mort, et centre son analyse sur le problème de l’analité. Pour lui, l’histoire est une névrose et le stade capitaliste de l’histoire correspond au stade anal de Freud (4). On sait que le stade anal se situe au moment où l’enfant apprend le propreté et qu’à des fixations et régressions vers ce stade anal du développement correspondent une structure névrotique, la névrose obsessionnelle, un type de personnalité dit caractère anal, caractérisé par des soucis exagérés d’ordre, de propreté et l’avarice. Freud y rattache même les perversions sexuelles sadiques et masochistes et certaines formes d’homosexualité.
On comprend aisément, dans cette perspective, le rattachement du capitalisme à une problématique anale ; dans la symbolique freudienne l’argent symbolisant le merde, accumulation du capital symbole de rétention, le souci de l’ordre se traduisant en politique par l’ordre bourgeois : état répressif, police, légalisme… ; la problématique sado-masochiste par la guerre impérialiste, la problématique homosexuelle par l’attitude sexuelle de la morale bourgeoise : à la fois mépris de la femme et répression violente des actes homosexuels, cette double attitude aboutissant en fait à une répression de toute espèce de sexualité qui atteint son sommet dans le puritanisme, forme religieuse liée l’épanouissement du capitalisme dans sa forme ascendante.
Jusqu’ici nous pouvons suivre O. Brown, en lui reprochant simplement la forme trop abstraite et dogmatique de son exposé par trop détaché de l’histoire empirique. Sa thèse n’est pratiquement illustrée que par deux exemples : l’étude du problème anal chez Luther et chez Swift.
Cette thèse psychanalytique du capitalisme s’intègre dans une vision plus vaste de l’histoire connue comme une lutte manichéenne des deux principes de vie et de mort. Là encore, cette interprétation est parfaitement acceptable si on la considère comme une vision partielle de l’histoire vue sous l’angle particulier de la psychanalyse et n’excluent pas d’autres interprétations. L’histoire étant un phénomène humain, toute méthode qui permet de connaître un aspect quelconque de l’homme est applicable à l’histoire à condition de ne pas en faire une méthode exclusive. La réalité est en effet infiniment riche et complexe. La sexualité et l’instinct de mort étant des forces agissant en tout individu, ont leur place dans l’explication des phénomènes historiques. Mais O. Brown, hélas, non content d’avoir apporté une contribution à la philosophie de l’histoire, semble croire qu’il détient une clé universelle et finit, emporté par sa dialectique et se souvenant de ses origines chrétiennes, par sombrer dans l’utopie la plus absurde et quasi-délirante.
Constatant, comme Marcuse, que l’évolution de l’individu aboutit à la répression des instincts primitifs, d’une part, et au conflit des instincts de vie et de mort, d’autre part, ayant identifié, à la suite de certains psychanalystes, névrose et stade génital, ayant démontré qu’on pouvait décrire l’histoire comme une névrose, O. Brown va proposer un moyen des plus simplistes de supprimer tous ces conflits, de guérir la névrose, de finir l’histoire, de réconcilier Eros et Thanatos. Il faut, et il suffit, que l’homme reste un enfant soumis au principe de plaisir. Reprenant un mot de Freud, il sera un pervers polymorphe à la sexualité non génitale et même antérieure au stade anal, car, selon lui, c’est à ce stade que l’instinct de mort se fixe sur autrui, d’où l’agressivité et la peur de mourir. Pour l’auteur, arrêtons l’évolution avant ce stade et l’homme vivra heureux, satisfaisant ses instinct : indifférenciés et animé du désir de mourir qui lui fera, non seulement accepter joyeusement, mais désirer, le vieillissement et la mort finale.
Là encore, notre bon apôtre a oublié que ce n’est pas la société qui fait passe l’homme du stade de nouveau-né au stade adulte, mais son évolution biologique, et que le milieu familial et social ne fait que conditionner cette évolution vers une structure particulière de la personnalité, évolution dans laquelle intervient tant les conditionnements physiologiques que sociaux, sans oublier les choix personnels de la liberté de l’individu. Un être pour qui tout conditionnement social serait supprimé deviendrait tout simplement un animal, si, seulement il survivrait. Le retour à l’animalité, c’est d’ailleurs ce que parfois semble proposer O. Brown quand il écrit que, chez l’animal, les instincts de vie et de mort ne s’opposent pas mais s’harmonisent. Quant aux moyens de réaliser ce but, eh bien, faisons confiance à Dieu. N’est-il pas parlé, dans la Bible, de la résurrection des corps et du paradis terrestre !
Après avoir éreinté ces deux ouvrages, je voudrais terminer en esquissant une contribution libertaire à la solution du problème, posé par Freud, du conflit entre les instincts (de vie et de mort) et la civilisation. Pour nous, dont le réalisme a toujours été un trait dominant, il convient d’abord de rejeter toute solution utopique et de partir d’une analyse de l’homme réel : un individu évoluant de sa naissance à sa mort et engagé dans une société elle-même historique, évoluant depuis l’apparition de l’homo sapiens sur cette terre vers un destin imprévisible dans un avenir lointain.
Nous savons, par la science biologique, que l’évolution est irréversible, que l’homme ne reviendra pas à l’animal et qu’un enfant est destiné à devenir un adulte, puis à vieillir plus ou moins rapidement et à mourir, du moins dans l’état actuel des sciences biologiques et de le médecine, et que la sexualité génitale est nécessaire à la reproduction des individus. Sur le plan de l’espèce, il importe peu qu’une friction seulement des individus se reproduisent, mais il est nécessaire qu’au moins un certain nombre d’individus le fassent. Pour aboutir à une solution du problème, il est indispensable de l’aborder par une toute autre méthode que Marcuse ou O. Brown.
Freud a découvert un certain nombres de faits : la sexualité infantile, les tendances destructrices, l’importance des problèmes sexuels et de l’agressivité dans la formation des névroses, l’importance de l’enfant dans la formation de la personnalité… A partir du matériel fourni par l’analyse des névroses selon sa méthode de psychanalyse, mise au point empiriquement, il a tenté d’édifier un système (nous dirions, aujourd’hui, des modèles) du psychisme humain. Influencé par les idées de son époque, il a bâti un système d’énergies, d’instincts, de principes, qui a évolué au cours de son œuvre pour aboutir au système des instances. Nos auteurs sont partis du système qu’ils ont encore simplifié et schématisé, pour raisonner à partir de ces schémas élémentaires sans se soucier des faits.
Or, dans l’œuvre de Freud, s’il y a quelque chose à rejeter, c’est justement le système. A la lumière des découvertes de la psychanalyse contemporaine on doit s’en débarrasser définitivement pour revenir à l’homme concret, l’individu, unité indivisible d’un corps et d’une conscience en situation dans son monde, monde matériel et monde social dans lequel se déroule son existence (5). Le problème est singulièrement déplacé. Il ne s’agit plus d’un conflit entre des abstractions que sont les instincts et la civilisation, mais du conflit entre l’homme réel, total, et une structure sociale concrète qui agit sur lui, tant par son idéologie que par des pressions beaucoup plus palpables. La solution du problème apparaît donc évidente : c’est celle du problème de l’aliénation de l’individu dans une structure sociale oppressive.
Ce n’est ni en retournant à l’enfance, ni en revenant à l’animalité, que le conflit trouvera sa solution, mais en supprimant l’exploitation et l’autorité par des voies révolutionnaires que l’aliénation sociale disparaîtra.
Ce qu’il s’agit de libérer, c’est la spontanéité créatrice de soi et du monde de chaque individu, c’est-à-dire qu’il faut permettre à l’individu adulte de réaliser librement l’ensemble des projets qui constituent son être dans une relation non oppressive avec autrui, et permettre à l’individu immaturé, l’enfant, de se créer librement selon son dynamisme propre, dans l’harmonie entre ses déterminismes individuels et le jaillissement de sa liberté personnelle, et non selon des modèles imposés par une morale autoritaire. En un mot, la solution du problème est dans l’instauration de l’anarchie.
Les découvertes de la psychanalyse de Freud, si on les replace dans leur dynamisme évolutif, éclairées à le lumière des progrès accomplis par la psychologie depuis la mort de Freud, conduisent inévitablement à cette conclusion. Des psychanalystes venus après Freud, il semble que seul son disciple et ami Wilhem Reich ait vraiment compris la portée révolutionnaire de l’œuvre du maître de Vienne et, jusqu’à ce jour, les seules synthèses de la psychanalyse et du socialisme révolutionnaire restent, d’une part, l’économie sexuelle de Reich, et, d’autre part, celle d’un mouvement extra-scientifique mais puissamment libertaire : le surréalisme, André Breton, poète et révolutionnaire intransigeant, ayant très tôt compris tout le parti que la cause de la liberté pouvait tirer de le psychanalyse et, plus tard, de certains aspects de l’œuvre de Marx remaniée par la confrontation avec la pensée de ces grands libertaires que furent Stirner et Nietzsche.
Gérard GILLES
(T.A.C.)
(1) Alors que Freud fut toujours un empirique, modifiant sans cesse ses conceptions en fonction des données de la clinique psychiatrique.
(2) Je renvoie le lecteur, qui désirerait approfondir ces questions, à l’ouvrage de Freud ou du psychanalyste de son choix, ce résumé étant des plus schématiques.
(3) Rappelons que la puberté est soumise à un déterminisme hormonal et non social.
(4) Là encore, je renvoie le lecteur à Freud, pour la définition des termes, afin de ne pas trahir sa pensée en lui attribuant mes interprétations personnelles, me contentant de quelques idées schématiques.
(5) Je reviendrai, dans un prochain article, sur ce que j’entends par individu.