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Marceau Pivert : Albert Camus, « L’Homme révolté » (Gallimard)

Article de Marceau Pivert paru dans Correspondance Socialiste Internationale, n° 20, mai 1952, p. 12

LECTURES RECOMMANDEES

Albert CAMUS : « L’Homme révolté » (Gallimard).

Il serait souhaitable que chaque militant socialiste soit en mesure de lire, de méditer, de discuter et de mettre à profit le livre de Camus et plus particulièrement le chapitre « Révolte et Révolution » (pp. 302 à 309). Certains camarades m’ont dit avoir éprouvé une sorte de déception à cette lecture. C’est qu’ils y recherchaient peut-être un système doctrinal reposant, une sociologie politique toute faite, alors que Camus présente tout le contraire : une mise en état de défense individualiste, une autoprotection libertaire en face du « délire historique » dont le stalinisme illustre, hélas ! les terribles errements. Il propose donc plutôt une règle de conduite individuelle (mais qui devrait précisément valoir aussi pour la classe opprimée) infiniment plus dangereuse pour les dogmes et les systèmes que les armées et les échafauds : « vivre et faire vivre pour créer ce que nous sommes » au lieu de « tuer et de mourir pour produire l’être que nous ne sommes pas ».

C’est un livre qui « fait balle » au cœur même de notre époque barbare. Il faudra aller chercher à la source même de cette pensée authentiquement libertaire l’inspiration morale et politique de la renaissance nécessaire du socialisme et du syndicalisme révolutionnaires. Car « les nihilistes d’hier sont, aujourd’hui, sur les trônes ». Et « les pensées qui prétendant mener notre monde au nom de la révolution sont devenues, en réalité, des idéologies DE CONSENTEMENT, NON DE REVOLTE ».

(Observez avec quelle docilité effrayante tant de socialistes, de syndicalistes, de communistes, acceptent l’idée qu’il faut des armements, des casernes, des camps, pour faire la révolution … Et vous comprendrez mieux Albert Camus !) C’est pourquoi, lui, au moins – et nous le suivons volontiers dans cette voie) « parie pour la renaissance ». Car il n’y a pas d’autre choix : « courir à la mort » ou « renaître ». Ce que nous exprimons, nous, en ces termes : ou bien réaliser une société socialiste, d’hommes libres, ou bien sombrer dans la sauvagerie et la destruction.

Attention, cependant, à l’alternative que souligne Camus : « Tout révolutionnaire finit en oppresseur ou en hérétique. »

C’est en hérétiques permanents, en non-conformistes décidés, que doivent finalement se manifester les véritables révolutionnaires.

Et c’est aussi en internationalistes, en hommes sans frontières et sans préjugés de races, de castes, de religion ou de classe qu’ils doivent agir, car « la révolte est l’affirmation d’une nature commune à tous les hommes, QUI ECHAPPE AU MONDE DE LA PUISSANCE ».

Il suffirait sans doute que les révoltes des individus conscients s’organisent spontanément dans un mouvement général destructeur des vieilles structures et créateur de nouveaux rapports sociaux, pour que le passage à la révolution socialiste s’effectue sans avoir à se condamner, à renoncer à ses principes, comme l’a fait la fausse révolution totalitaire stalinienne. C’est cet aspect collectif des exigences révolutionnaires que Camus n’a pas traité parce que l’histoire ne lui a pas encore fourni d’exemple de cette forme civilisée de révolution. Mais précisément, si elle peut être atteinte, cette forme civilisée de révolution, socialiste, libertaire et internationaliste, elle doit commencer par se révéler dans le comportement des avant-gardes qui la préfigurent.

Dès qu’on aperçoit au sein de celles-ci cette « cohorte ricanante de petits rebelles, graine d’esclaves, qui finissent par s’offrir, aujourd’hui, sur tous les marchés d’Europe, à n’importe quelle servitude », on voit sa profiler le danger permanent de corruption : il ne s’agit plus, alors, ni de « révolte », ni de « révolution », mais de « rancune » et de « tyrannie ».

Il faut donc que les militants révolutionnaires commencent par comprendre et par admettre qu’ils se corrigent les uns les autres.

Et voici la conclusion étincelante et pleine de sève de ce grand livre :

« A cette heure ou chacun d’entre nous doit tendre l’arc pour refaire ses preuves, conquérir, dans et contre l’Histoire, ce qu’il possède déjà, la maigre moisson de ses champs, le bref amour de cette terre ; à l’heure où naît, enfin, un homme, il faut laisser l’époque à ses fureurs adolescentes. L’arc se tord, le bois crie. Au sommet de la plus haute tension va jaillir l’élan d’une droite flèche du trait le plus dur et le plus libre. »

M. P.

(Je préfère laisser de côté des critiques de détail. Ainsi, Camus parle des « marxistes », comme s’il n’y avait, chez les disciples de Marx, que des staliniens ou des dogmatiques répétant des formules figées. Il y a fort heureusement un marxisme vivant – et c’est la méthode qu’il pratique (qui n’est pas essentiellement différente de la méthode scientifique) qui nous permet sans doute de reconnaître en Camus un puissant allié naturel du socialisme libertaire.)

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