Article d’Yves Dechézelles paru dans Perspectives socialistes, n° 25, juin 1959, p. 25-28
JUSQU’A une date relativement récente, il n’existait aucun document d’ensemble faisant ressortir l’ampleur des conséquences sociales de la guerre d’Algérie. Les renseignements dont l’on disposait, si révélateurs qu’ils soient, visaient le plus souvent des faits limités dans l’espace et le temps et résultaient en général de témoignages individuels et par là-même contestables. Aussi véridiques qu’ils fussent, une grande partie de l’opinion publique, intoxiquée par la propagande officielle et toujours sensible aux arguments chauvins, demeurait sceptique. De toute manière, des gens de bonne foi avaient toujours la ressource de penser que les faits relatés étaient exceptionnels.
Deux documents, publiés coup sur coup, indiscutables par leur origine et leur nature, ont jeté une immense lueur sur la dimension et le caractère dramatique des événements qui depuis près de cinq ans secouent l’Algérie. Il s’agit d’une part du rapport remis à M. Delouvrier, délégué général du Gouvernement en Algérie, par plusieurs hauts fonctionnaires et, d’autre part, du rapport rédigé par Mgr Rodhain, secrétaire général du Secours Catholique.
Rares sont les peuples dont les conditions d’existence déjà misérables ont subi d’aussi profondes atteintes au cours d’une guerre.
Rappelons d’abord quelques chiffres qui traduisaient la situation sociale du peuple algérien avant l’insurrection du 1er novembre 1954.
Une population économiquement pauvre…
D’après le recensement de 1954, la population d’Algérie se répartissait ainsi :
1.230.000 habitants d’origine européenne
8.301.000 autochtones.
L’agriculture constitue l’activité essentielle de l’Algérie. Suivant une statistique de 1940, les terres cultivables y étaient ainsi réparties :
2.720.000 ha. pour 25.000 propriétaires européens
7.672.000 ha. pour 532.000 propriétaires musulmans.
Encore ces chiffres traduisent-ils très imparfaitement la situation. Sur les 25.000 propriétaires européens, 7.500 possédaient moins de 10 ha. La terre n’était, en général, pour ces derniers (retraités, fonctionnaires, commerçants, professions libérales) qu’une ressource d’appoint.
Mais près de 75 % des terres exploitées par les colons européens ressortissaient de la grande propriété. Certaines exploitations agricoles dépassaient 10.000 et même 20.000 hectares.
Au surplus, la colonisation s’est emparée des terres les plus fertiles et les plus facilement irrigables. C’est ainsi que les plaines du littoral ont été consacrées aux cultures riches : agrumes, primeurs, vignes.
La viticulture occupe environ 300.000 hectares et représente en valeur plus du tiers de la production agricole totale. Les musulmans ne consomment point de vin ; la production vinicole, destinée à l’exportation, ne sert finalement qu’à concurrencer la viticulture française. Quant aux énormes revenus que tirent les colons de leurs vignobles, ils n’en réinvestissent en Algérie qu’une faible partie.
Les céréales constituent l’essentiel de l’alimentation des autochtones. Or, la production globale de blé n’a pas augmenté par rapport à ce qu’elle était avant la première guerre mondiale. La part revenant à chaque habitant a diminué dans la proportion de l’accroissement de la population. soit 5 quintaux par habitant en 1871, 4 en 1900, 2 et demi en 1940, 2 en 1954. Il en est de même pour l’orge et le maïs.
A l’opposé de la grande colonisation, se trouve le paysannat algérien. Il existe 532.000 propriétaires autochtones, mais la plupart sont des paysans pauvres qui ne disposent que d’un matériel agricole rudimentaire. Ils sont installés généralement sur des terres arides et rocailleuses.
Mais, plus misérables que les petits propriétaires sont les petits fellahs, occupants précaires, locataires, métayers, khammes, que leur travail suffit à peine à nourrir et, enfin, les salariés agricoles, la plupart du temps en chômage et, qui, pendant les périodes d’embauche travaillent de l’aube au crépuscule pour des salaires de famine. Le revenu moyen par habitant est un des plus bas du monde : 20.000 francs par an. Des dizaines de milliers de familles, kabyles notamment, ne subsisteraient pas sans l’envoi régulier des secours que leur adressent les 400.000 travailleurs algériens émigrés en France.
Les conditions de vie des musulmans des villes ne sont pas plus réjouissantes. Un grand nombre d’entre eux, entassés dans les bidonvilles, sont la plupart du temps réduits au chômage. Lorsqu’ils réussissent à trouver du travail. ils occupent les plus bas emplois, et leurs salaires sont très inférieurs aux taux pratiqués en France. Qu’il s’agisse des salaires, de la législation sociale, de la scolarisation, de l’habitat, sans parler des aspects politiques du problème, l’égalité proclamée entre citoyens de toutes origines est un mythe dérisoire.
… qui passe au régime concentrationnaire
C’est dans ce contexte social qu’a éclaté l’insurrection du 1er novembre 1954. Il faut toujours avoir présentes à l’esprit ces quelques données pour comprendre la dimension des événements d’Algérie, leurs conséquences dramatiques pour le peuple et l’extraordinaire combattivité des maquisards algériens.
Au départ, l’insurrection a été le fait de quelques centaines d’activistes armés de vieux fusils et de pétards inoffensifs. Il a fallu un climat politique et social singulièrement propice pour que l’insurrection s’installe rapidement dans les Aurès et en Kabylie et s’étende, de là et progressivement, à toutes les régions de l’Algérie malgré la puissance des moyens qui lui étaient opposés.
L’on connaît le processus essentiel de cette extension. Les maquisards ont trouvé un appui immédiat parmi les populations des bleds et des montagnes, depuis longtemps révoltées contre l’injustice et gagnées à la propagande nationaliste développée principalement par le M.T.L.D.
C’est ainsi que les villages, soupçonnés de ravitailler et d’abriter les groupes armés, ont fait l’objet de mesures collectives de répression : déplacements de populations, destructions de mechtas. Les jeunes, chassés de leurs villages et menacés par la répression, n’avaient qu’une idée en tête : rejoindre le maquis. C’est un même processus qui explique le développement de l’A.L.N. et l’extension de la répression.
Jusqu’à la publication du « rapport Delouvrier », l’on se doutait bien que les déplacements et regroupements de population constituaient des phénomènes d’une grande étendue. Mais personne n’aurait osé avancer des chiffres aussi élevés que ceux contenus dans le rapport.
Un million de personnes déplacées en Algérie, cela représenterait en France, compte tenu de l’importance respective des populations, 5 millions de paysans déracinés de leurs terres. Encore le chiffre d’un million est-il un minimum. D’après les indications contenues dans le rapport Rodhain, le chiffre global des personnes déplacées pourrait dépasser 1.500.000. C’est gigantesque.
Conditions de regroupement
Mais il y a lieu de distinguer plusieurs catégories de regroupés :
1°) Les regroupés ont été concentrés à proximité de leurs propres terres et sont autorisés à les cultiver. Cette catégorie représente 10 à 15 % des cas (rapport Delouvrier). Encore est-il précisé que dans les villages reconstitués où l’expérience paraît la mieux réussie, « les responsables ont néanmoins toujours admis qu’à leur avis le revenu par habitant avait de ce fait diminué d’un quart, sinon d’un tiers ».
2°) Dans le cas le plus fréquent, les regroupements ont été effectués de 5 à 30 km. des anciennes terres. Le regroupement a été opéré pour vider une zone interdite ou mal contrôlée.
Dans cette hypothèse, le commandement militaire organise, quand il les juge possible, des sorties collectives un ou deux jours par semaine pour permettre aux hommes d’aller effectuer quelques travaux agricoles.
La culture, et plus encore l’élevage, sont en grande partie paralysés.
« La disparition quasi totale de l’élevage, note le rapport Delouvrier, est une caractéristique commune des regroupements, elle implique que le lait, les œufs, la viande, sont pratiquement exclus du régime alimentaire des regroupés ».
Il y a aussi les regroupés qui n’ont plus du tout accès à leurs anciennes terres et qui relèvent de l’assistance, pure.
Tous ces centres de regroupement se caractérisent par le chômage quasi-généralisé, la misère et la mortalité élevée qui y sévissent.
« Les rations distribuées au titre de l’assistance sont fort maigres : dans un des cas observés, elles se limitaient à 11 kgs d’orge par adulte et par mois, ce qui est peu lorsqu’il y a des enfants en bas âge. Le plus grave en la matière est l’absence totale de régularité de ces prestations. Non officielles, dues à la bonne volonté d’un officier ou d’un fonctionnaire, elles sont parfois interrompues par le départ de leurs initiateurs. Dans un centre visité, les distributions, seules ressources du tiers des regroupements, ont mystérieusement cessé depuis un mois et demi. Les autres formes d’assistance, vestimentaire, sociale, et surtout médicale, sont l’objet des mêmes interruptions sans préavis. »
Quant à la situation sanitaire, elle est très généralement déplorable.
« Dans un village où 900 enfants ont été recensés, il en meurt près d’un par jour (vallée de la Soummam). Un village de l’Ouarsenis rassemble 1.100 personnes, dont près de 600 enfants. Il en est mort un (2 ans) au moment précis du passage de l’enquêteur : l’officier de la Section Administrative Spécialisée remarqua que c’était le troisième en quatre jours. Une loi empirique a été constatée. Lorsqu’un regroupement atteint 1.000 personnes, il y meurt à peu près un enfant tous les deux jours » …
… « Dans un des cas les plus tragiques rencontrés, un rapport médical précise que l’état physiologique de la population est tel que les médicaments n’agissent plus… »
3° Le rapport Rodhain distingue une autre catégorie de personnes déplacées. Il s’agit, en l’occurrence, des infiltrations clandestines vers les villes. Femmes, enfants, vieillards de villages menacés vont se réfugier chez ceux de leurs parents qui habitent la ville. La famille s’entasse dans des pièces exiguës pour héberger les nouveaux arrivants ; ou bien ces derniers vont grossir les bidonvilles. Ces réfugiés sont en général des improductifs sans aucune autre ressource.
D’après une statistique fournie par les mairies la population musulmane de 8 des principales villes d’Algérie. sauf Alger, a augmenté depuis 1956 de 243.000 unités. Or, c’est l’agglomération algéroise qui a certainement recueilli le plus de réfugiés. Encore, cette statistique ne fait-elle état que des réfugiés dont l’existence a été révélée aux autorités, ce qui est loin d’être toujours le cas.
Une effroyable saignée
Ainsi, deux documents précis et irréfutables donnent l’énorme dimension d’un des problèmes dramatiques de la guerre d’Algérie : celui des réfugiés.
Mais il est d’autres aspects non moins dramatiques, et d’abord celui des tués au combat et des victimes civiles de la guerre. Au mois de mai 1956, Charles Claus s’efforçait, dans un article de « France-Observateur », d’évaluer le nombre des rebelles tués. En partant des communiqués officiels publiés par la presse, il aboutissait à un chiffre d’environ 50.000 musulmans morts au cours d’opérations de guerre ou de répression, contre environ 1.000 européens tués au combat ou victimes du terrorisme.
Ces chiffres datent de plus de trois ans. Mais la guerre d’Algérie a pris depuis un caractère de plus en plus meurtrier. L’on peut aujourd’hui, sans aucune exagération, parler de plusieurs centaines de milliers de morts. Le rapport Rodhain souligne le fait que le nombre des « veuves » dans les centres de regroupement est considérable. Et les veuves ne sont pas seulement nombreuses dans les centres de regroupement.
Il y a aussi le grave problème des camps de concentration. Il en existe dans toutes les régions de l’Algérie. Rares sont les familles dont un ou plusieurs membres n’ont pas séjourné dans ce que l’administration désigne discrètement sous le nom de « centres d’hébergement ». Il en est de même en ce qui concerne les prisons. C’est par dizaines de milliers que se comptent les détenus. Les prisons d’Algérie sont si pleines que l’administration pénitentiaire a dû transférer de nombreux condamnés dans les prisons de France. Tous ces détenus des camps et des prisons avaient généralement une famille désormais privée de ressources.
L’on peut affirmer, sans risque d’erreur grave, si l’on ajoute au nombre des personnes déplacées et regroupées les chiffres des tués, des disparus, des détenus des prisons et des camps de concentration, que le total des victimes de la guerre d’Algérie s’élève au minimum à deux millions sur une population autochtone d’un peu plus de huit millions d’habitants.
Si le droit d’un peuple à la liberté se mesurait à l’immensité des sacrifices consentis pour elle, le peuple algérien serait sans doute le premier à la mériter. Jusqu’à ce jour, il a surmonté les pires épreuves. Ni la mort de centaines de milliers de jeunes gens, ni les arrestations en masse, ni le déracinement des populations pratiqué systématiquement et à une échelle presque inconcevable avec l’accord de M. Lacoste, ni la misère atroce et généralisée n’ont pu vaincre sa résistance.
La vérité sur les méthodes employées est maintenant connue. Aucun Français ne pourra plus désormais invoquer son ignorance.
Les états-majors du colonialisme ont très certainement calculé qu’au-delà de certaines limites, la terreur et la misère viennent à bout de la volonté d’un peuple. S’il devait en être ainsi, le peuple français en porterait la honte et il subirait rapidement le même sort. Aussi bien, d’ailleurs, la lutte en Algérie reprendrait tôt ou tard.
Mais, pour l’heure, la guerre d’Algérie continue et étend ses ravages et ses souffrances. Des milliers de jeunes continuent de combattre et de mourir. Un peuple crève de souffrance et de misère pour la liberté.
Cette idée, en France, est-elle morte ?
YVES DECHEZELLES.