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La Guerre d’Algérie : Danger mortel pour la liberté

Editorial paru dans Nouvelle Gauche, 1ère année, n° 5, 10 juin 1956, p. 1-2

LA guerre à outrance en Algérie, tel est le choix auquel Guy Mollet, qui s’était engagé à négocier la paix, s’est laissé entraîner sous la pression de la pire réaction.

Ce choix, qui risque d’avoir des conséquences catastrophiques pour l’avenir, est un danger mortel pour la liberté.

Le tableau de la répression en Algérie était déjà bien sombre sous Jacques Soustelle. La gauche avait justement critiqué le vote de la loi sur l’état d’urgence qui avait permis de prendre d’innombrables sanctions administratives telles que celles pratiquées sous l’occupation : résidence forcée, interdiction de séjour, création sous la dénomination de « centres d’hébergement » de véritables camps de concentration. De plus, les tribunaux militaires avaient été substitués aux cours d’assises pour juger ceux ayant pris une part quelconque aux événements.


APRES la victoire électorale du Front Républicain, la répression s’est considérablement intensifiée. La loi sur l’état d’urgence n’est plus en vigueur. Mais la loi sur les pouvoirs spéciaux a fait du Gouverneur Général de l’Algérie un dictateur absolu. La liberté individuelle n’existe plus. Tous les jours les arrestations ont lieu par centaines ; les détenus sont entassés dans les prisons, à tel point que leur santé est dangereusement menacée. Les camps de concentration se peuplent de plus en plus. De nouveaux sont en voie de création. Quant aux tribunaux militaires, ils fonctionnent dans des conditions et à un rythme qui retirent aux accusés toute garantie véritable de défense. On a inauguré ce que l’on peut appeler la procédure de « flagrant délit criminel ». Les maquisards pris les armes à la main (mais combien d’entre eux ont la vie sauve ?) ou même de simples suspects sont traduits dans les plus courts délais, parfois en moins de huit jours, devant le tribunal militaire. Les accusés n’ont pas le temps de choisir un avocat. La peine de mort a presque la valeur d’un rite.

Encore n’est-ce là que l’aspect judiciaire de la répression. Son aspect policier et militaire est encore bien plus redoutable. Combien de victimes innocentes ont fait les ratissages, les exécutions sommaires, les bombardements et les incendies de mechtas ? Une simple addition de chiffres de tués donnés chaque jour par la presse algérienne depuis novembre 1954 aboutit à un total de plusieurs dizaines de milliers de victimes.


L’ALGERIE, la répression est passée en France. La chasse au faciès y est systématiquement organisée. Les rafles, les perquisitions, de vastes coups de filet sur des quartiers entiers sont suivis de nombreuses arrestations de travailleurs algériens, La seule détention d’un tract, d’une vignette du M.N.A. le simple fait d’avoir pris part à une manifestation ou d’avoir, dans le passé, rendu visite à Messali Hadj suffisent pour entrainer des poursuites. Inculpés de reconstitution de ligue dissoute ou d’atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat, placés immédiatement sous mandat de dépôt, les Algériens coupables de faits même anodins sont régulièrement condamnés à plusieurs mois de prison. Les travailleurs nord-africains en France, qui vivaient déjà comme des parias, sont traqués et persécutés à merci.


MAIS la répression ne se limite pas aux nationalistes algériens. Du moment qu’on poursuit et qu’on intensifie la guerre, les mots de négociation et de paix sont devenus tabous. Le 6 février à Alger et le procès des fuites ont produit leur plein effet d’intimidation à l’égard du gouvernement.

Il a fallu que le Front Républicain soit au pouvoir pour qu’un tel afflux de poursuite soit possible contre la gauche. Les premières victimes désignées appartiennent évidemment aux petits groupes d’extrême-gauche ; Fontenis, Caron, Joulain du Libertaire sont condamnés régulièrement à de fortes amendes et à des mois de prison avec sursis pour de simples articles. Si, par ailleurs, le sursis est annulé, ces militants très estimés dans leurs syndicats respectifs devront faire un long stage dans les geôles. Rappelons que l’année dernière leur camarade Pierre Morain avait été condamné par la Cour de Douai à un an de prison, qu’il a accompli, pour le simple fait d’avoir défile le 1er mai 1955, à Lille, dans les rangs des travailleurs algériens.

Les trotskystes de toutes tendances sont également l’objet de nombreuses poursuites judiciaires, Simonne Minguet, Raymond Bouvet, Pierre Frank ont fait un mois de détention préventive et sont toujours inculpés. Leur crime : des paquets de journaux du F.L.N., qui n’étaient même pas ouverts au moment de la perquisition, leur ont été adressés. Janine Weill, de la Nouvelle Gauche, a subi le même sort pour avoir reçu, à son insu, un paquet de journaux à son ancienne adresse postale.

Des inculpations d’atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat ont été notifiées aux responsables, ou soi-disant tels, de la Vérité, notamment à Daniel Renard, Lambert, Just, Gérard Bloch et même à ceux qui, comme Lequenne et Bleibtreu, ont quitté le P.C.I. depuis un an et demi. Il semble que le gouvernement attache une grande importance à la disparition de la Vérité.

Mais les petits groupes d’extrême-gauche ne sont pas les seuls visés. Un grand coup contre la gauche a été tenté par l’arrestation de Claude Bourdet, le 31 mars 1956. L’émotion produite a été telle qu’on a dû le relâcher. Cependant, l’inculpation par le juge militaire du chef de démoralisation de l’armée subsiste. Motif de l’inculpation : Claude Bourdet a fait campagne dans France Observateur pour la négociation et la paix en Algérie. L’arrestation de Bourdet, montée par les colonialistes, avait pour but de prévenir toute initiative du gouvernement en vue d’une négociation éventuelle. Sur ce plan, l’opération a réussi.

Ont suivi : l’inculpation du Professeur Mandouze, suspendu se ses cours à la Faculté, auquel échoit l’honneur d’être à Alger l’homme le plus haï des colonialistes en raison de ses sympathies pro-musulmanes.

La perquisition ridicule opérée chez le Professeur Marrou, coupable d’avoir écrit pour Le Monde un article favorable à la négociation.

L’arrestation de Lambotte, à la suite de son reportage dans L’Humanité.

L’arrestation de M. de Maisonseul, directeur départemental de l’Urbanisme.

L’arrestation à Paris de Claude Gérard à la suite de ses articles publiés dans le quotidien de l’Istiqlal El Alam et l’hebdomadaire socialiste Demain.

Ces deux dernières arrestations sont particulièrement. symptomatiques de l’impuissance totale du gouvernement en face des entreprises de plus en plus audacieuses des colonialistes et des fascistes.

CLAUDE GÉRARD est en prison parce que, dans le but d’informer objectivement l’opinion sur la réalité algérienne, elle n’a pas hésité à se rendre dans les maquis M.N.A. Elle a pu constater l’importance de ces maquis, l’état d’esprit des combattants qui distinguent nettement entre le peuple français et le colonialisme ; elle s’est efforcée de déterminer les chances et les bases d’une négociation. Elle a agi comme une journaliste probe et courageuse.

Ses titres dans la Résistance, le martyre qu’elle a subi sous l’occupation, rien n’a compté. Les anciens vichystes l’accusent de trahison. Le fait que le reportage avait été publié dans Demain souligne l’audace des colonialistes. Comme pour Barrat, l’affaire a été déclenchée d’Alger.

Quant à Jean de Maisonseul, son arrestation dépasse l’imagination. Architecte et peintre, cet esprit sensible s’était donné pour mission de réaliser la trêve civile, à la suite de l’appel lancé par Albert Camus.

Il a voulu sauver des victimes innocentes, européennes ou musulmanes. Pour messieurs les colonialistes, quelle abominable trahison !

Assisterons-nous, avec la guerre d’Algérie, à la mort de la liberté ? A en juger d’après le spectacle donné depuis trois mois par le gouvernement, nous pourrions sérieusement le redouter.

Le réveil populaire heureusement se prépare. Les travailleurs imposeront la paix en Algérie et ne laisseront pas assassiner la liberté.

NOUVELLE GAUCHE.

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