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Pierre Naville : L’indépendance de l’Algérie

Article de Pierre Naville paru dans La Nouvelle Revue Marxiste, n° 3, février-avril 1962, p. 3-6

A l’heure où j’écris, le gouvernement français et le G.P.R.A. ont repris et font aboutir une négociation qui doit consacrer un peu plus tard l’indépendance de l’Algérie. La conclusion d’un cessez-le-feu, comme au Vietnam, atteste qu’il s’agit de la fin d’une guerre, tout autant que du début d’une révolution.

Militairement, ce cessez-le-feu est un armistice qui prélude immédiatement à la paix : les troupes françaises, en effet, se retireront peu à peu, au profit d’une « force locale », et d’une large concession de terrain aux forces algériennes. Les troupes algériennes massées en Tunisie et au Maroc resteront sur place jusqu’à la proclamation des résultats du référendum. Ainsi la paix sera-t-elle assurée par la volonté mutuelle de ne plus recourir aux armes pour assurer l’auto-détermination de la population. Le cessez-le-feu, qui apparait alors comme un compromis sur le terrain, devient tout de même une conclusion. Il consacre une victoire : celle du peuple algérien autochtone, qui a atteint le but précis que ses chefs lui assignaient, l’indépendance nationale.

Il est clair que le compromis militaire entre l’Armée française et le F.L.N. n’a été possible que parce que de Gaulle et la haute administration de l’Etat ont eux-mêmes passé un autre compromis avec les chefs de l’Armée et le grand capitalisme français. Ces deux compromis n’ouvrent pas les mêmes perspectives. En Algérie, l’opposition furieuse de l’O.A.S. et des Français décidés à prolonger la guerre en une guérilla interdisant la pacification, se heurte à une résistance populaire tellement massive et puissante, devant une opinion internationale hostile, que ses jours sont comptés. Aussi bien va-t-elle se battre pour transférer en France, aussi résolument et largement que possible comme elle l’a déjà entrepris, ses méthodes de lutte et une partie de ses objectifs actuels.

La prolongation de son action en Algérie ne peut qu’accélérer l’accession totale au pouvoir des Algériens, selon la logique de l’accord sanctionné par le référendum. Elle peut entraîner pendant un certain temps une anarchie des pouvoirs et de la vie économique, « congoliser » le Maghreb central, Mais, le cessez-le-feu signé, l’armée peu à peu rembarquée, elle n’a pas la possibilité de renverser le cours des choses en faveur de « l’Algérie française ». Sur le terrain, le compromis joue contre elle.

Par contre, en France, l’O.A.S. et ceux qui la soutiennent peuvent espérer faire tourner le second compromis en leur faveur, c’est-à-dire ébranler l’accord tacite ou secret que de Gaulle et ses hommes ont passé avec les chefs de l’Armée et les grands dirigeants bourgeois, en s’appuyant sur l’irritante poussière des mécontentements petits-bourgeois. Autrement dit, l’indépendance algérienne ouvre en métropole une phase de conflits politiques et sociaux qui ne s’apaiseront pas dans une simple « rénovation de la démocratie » bourgeoise.

Dans la phase où nous sommes, l’O.A.S. et les groupes fascistes qui gravitent autour d’elle ont recours au terrorisme d’intimidation, à la menace appuyée d’exemples, à une pression qui cherche à retarder l’échéance d’accords. Tous les extrémistes chauvins ont agi de même lorsqu’ils voulaient entraver la conclusion d’une paix extérieure et intérieure jugée défavorable. Le référendum, et les élections qui suivront l’accord avec le G.P.R.A., l’O.A.S. espère certainement empêcher qu’ils n’aient lieu tels que de Gaulle et l’U.N.R. les souhaitent, c’est-à-dire comme un triomphe des principes de la Ve République. Le fascisme militaire, dont l’O.A.S. n’est que l’arme terroriste clandestine, jettera tout son poids dans la balance pour devenir au grand jour ce qu’il est encore secrètement : le pouvoir anti-ouvrier, anti-populaire, anti-socialiste, nourri de la Constitution issue du 13 Mai. Il lui faut pour cela activer la guerre civile, et passer du terrorisme d’intimidation au terrorisme politique de masse, celui même qu’il a exercé de longues années en Algérie. Son but, de mieux en mieux avoué, c’est un corporatisme d’Etat, imité de Pétain, mais d’un Pétain qui aurait bien appris la leçon d’Hitler. La fureur et la cruauté barbare de ses agents actuels présagent assez de ce que pourrait être leur déchainement au pouvoir : une sanglante contre-révolution sous couleur de lutte contre le socialisme et le communisme. Mais pour y parvenir, il faudrait que le fascisme militaire sorte de la clandestinité, sache agiter les masses, se présente au grand jour de la lutte sociale, affiche des buts politiques qui dépassent l’exigence anachronique de l’Algérie française. Et c’est là que commencent pour lui les difficultés.

Car ce plan va à l’encontre de certains intérêts bourgeois, sans parler de la résistance croissante que son exécution suscite dans les masses travailleuses. Le fascisme ne peut se borner, vis-à-vis des capitalistes et de l’Etat, au racket, aux exactions et aux hold-up. Il lui faut la collaboration, les subventions massives, les collusions, l’appui décidé de grands financiers et de grands industriels, en France et à l’étranger. Il lui faut aussi au moins la complicité d’une partie des gérants du « secteur public ». Or, les grandes affaires sont loin de partager aujourd’hui tous les espoirs de l’O.A.S. D’abord, elles fructifient suffisamment sans qu’il soit besoin de risquer des troubles qui affaibliraient leur essor ; elles ont même compris qu’une entente économique avec la nouvelle Afrique du Nord peut leur apporter des profits sérieux. Ensuite, ces affaires sont largement engagées dans le Marché Commun, dont elles deviennent de plus en plus solidaires, et où elles ne peuvent mettre en balance leur position avec une VIe République encore aléatoire (et c’est en partie pour ébranler cette position que l’O.A.S. s’efforce de devenir « européenne » par extension à la Belgique, à l’Italie et à l’Allemagne). Enfin, le capitalisme et l’Etat français, en dépit d’une balance des comptes et du commerce positives, et des grandiloquences de de Gaulle, restent liés au capitalisme nord-américain, et le savent. Le franc est solide, mais non à toute épreuve. Voilà de grandes raisons pour l’O.A.S. de marquer le pas, même à coup d’explosions et d’assassinats.

En outre, il est clair que l’action terroriste de l’O.A.S. et le déchaînement de la police suscitent une réaction croissante dans les masses populaires, qui commencent à prendre conscience des effets à long terme du 13 mai. Si ces masses savent aussi trouver la voie d’une alliance avec celles du Maghreb et de l’Europe, elles seront invincibles, et deviendront peut-être victorieuses dans la voie du socialisme. C’est pourquoi tous les fascistes sont aujourd’hui à la recherche d’une formule pour former un front anti-socialiste (qu’ils appellent anti-communiste). Il se peut qu’impuissants dans la voie du terrorisme d’intimidation, clandestin, ils recourent à l’action publique. De multiples associations maniées par des réactionnaires leur ont ouvert la voie. Des partis de la droite classique aussi, de même que les poujadistes, et en dernier lieu l’embryon de parti fasciste monté par Trinquier. Tout cela montre assez qu’il faut se préparer à affronter de vastes batailles politiques et sociales, sous le signe contraire : celui du rassemblement et de la mobilisation dans un front socialiste qui sera l’armature d’une action étendue à tous les démocrates qui refusent de voir le pays soumis à de nouveaux Hitler.

10 Mars 1962.

Pierre NAVILLE.

P. S. – L’accord entre le gouvernement français et le G.P.R.A. a été signé le 18 mars à Evian. Le cessez-le-feu est intervenu le 19 mars. Ainsi s’ouvre une nouvelle période de l’histoire de France et de l’histoire de l’Afrique du Nord. Les textes de l’accord, qui engagent sérieusement l’avenir, posent de nombreux problèmes nouveaux que nous examinerons prochainement.

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