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A. Bertrand : L’assassinat d’Ahmed Bekhat

Article d’A. Bertrand paru dans La Nation socialiste, 2e année, nouvelle série, n° 2, novembre 1957, p. 3

Le 27 octobre on découvre dans un terrain vague de Colombes le corps d’Ahmed Bekhat, secrétaire général des Syndicats algériens U.S.T.A. Plus d’une centaine de militants de l’U.S.T.A. avaient déjà subi le même sort depuis quelques mois : secrétaires de sections d’entreprises, d’unions locales ou régionales, membres du Bureau National. Tous signent leur arrêt de mort en acceptant les fonctions pour lesquelles ils sont élus par leurs camarades. La grande presse de toute nuance qui consacre de si larges colonnes à nous entretenir des faits et gestes des chefs du F.L.N. lors de leurs déplacements qui les mènent des palaces au Caire à ceux de New York ne trouvent au maximum que quelques lignes pour signaler les « règlements de compte entre Algériens ». Elle se garde bien d’expliquer comment et pourquoi ces ouvriers sont assassinés.

Il a fallu que le secrétaire général de l’U.S.T.A. reçoive à son tour deux balles dans la nuque pour que les journaux se décident à donner quelques informations sur ces meurtres.

Tous les journaux, sauf un …

ETRANGE SILENCE …

L’ « Humanité » a fait exception. Dans sa première édition du 28 octobre, elle signale en quatre lignes sous la rubrique « Pêle-Mêle » la découverte du corps de Bekhat à Colombes. Dans l’édition suivante, ces quatre lignes ont sauté. La disparition de cette vingtaine de mots paraît encore plus étrange qu’un silence total. On pourrait en conclure que les dirigeants du Parti estiment que les militants communistes n’ont pas besoin d’être informés sur un fait divers sans importance (1).

Mais comment expliquer que l’« Humanité » trouve de la place, quelques jours plus tard, pour offrir à ses lecteurs des informations, avec photos à l’appui, sur l’Exposition Internationale des Chats, organisée par l’aristocratique « Cat Club » ?

Il est vrai que la vedette féline photographiée dans l’ « Huma » valait (ce qui n’était pas dit) quelques centaines de milliers de francs, ce que les Ahmed et Ali gagnent en un an.

Force est de constater que pour nos dirigeants, qui furent communistes, la mort d’un ouvrier charpentier algérien a moins d’importance que l’élection du plus beau chat persan.

THOREZ DOIT PARLER

En fait, la direction du Parti attache une grande importance aux divergences qui opposent les deux courants de la résistance algérienne. Elle a même opté pour une politique précise à ce sujet : elle a choisi, après avoir échoue dans la tentative de construire un parti communiste algérien représentatif, le F.L.N. contre le M.N.A.

Sans discuter pour le moment du bien-fondé de ce choix, il convient de remarquer que jamais la Direction n’a informé les militants à ce sujet. Jamais elle n’a expliqué les positions politiques respectives de ces deux mouvements, Or cette politique consiste à entretenir les meilleurs rapports avec le F.L.N. pour le conduire dans la voie des « démocraties populaires ». Il convient donc d’ignorer l’existence même du M.N.A. et encore plus l’assassinat de ses militants.

D’ailleurs, Thorez n’est pas contre l’assassinat comme méthode de règlement des divergences politiques. Il a jusqu’à présent approuvé tous ceux qui ont été commis en U.R.S.S. et dans les démocraties populaires. C’est une politique. Mais le silence n’en est pas une. Les militants du Parti ont le droit de savoir s’ils doivent approuver ou condamner les crimes du F.L.N.

PAS D’ACCORD

Nous autres, communistes démocratiques, ne sommes pas d’accord avec la direction du Parti. Nous estimons qu’il faut d’abord, publiquement, désavouer tous les crimes qui n’ont jamais été considérés dans le mouvement ouvrier comme un moyen de régler les divergences politiques. Il est impossible de soutenir l’action du F.L.N. s’il n’a pas d’abord pris l’engagement public de renoncer à de telles méthodes.

Bien entendu, cette condition est aussi valable pour le M.N.A. Mais une information objective oblige à reconnaître que le leader du M.N.A. Messali Hadj, a lancé un appel dans ce sens. C’est le F.L.N. qui, refusant d’abandonner le revolver comme argument politique, s’est au contraire glorifié d’avoir fait assassiner Ahmed Bekhat et ses camarades.

Nous ne sommes pas d’accord non plus sur l’appréciation de ces deux mouvements.

Le F.L.N., non seulement par la pratique de ses méthodes de gangsters mais aussi par sa conception de la « démocratie » (refus des élections au suffrage universel contrôlées internationalement, et affirmation du Parti Unique) évolue de plus en plus vers le « national-socialisme » du type Nasser.

Au contraire, le M.N.A. se réclame de principes qui sont très proches des nôtres. Ahmed Bekhat disait avant sa mort :

« Jamais il n’y aurait eu de guerre d’Algérie s’il y avait eu en France un véritable Parti communiste. Mais nous avons confiance dans la classe ouvrière française qui saura trouver elle-même sa voie vers le socialisme. Alors le peuple algérien et le peuple français pourront marcher ensemble, fraternellement unis, pour construire une société meilleure ».

Car son rêve, ce n’était pas l’Empire arabe, mais la victoire des travailleurs, la victoire d’une démocratie authentique. C’était cela sa « trahison ». Beaucoup d’autres avant lui, dans tous les pays du monde, ont vu interrompre le même rêve par deux balles dans la nuque.

IL FAUT AIDER LES TRAVAILLEURS ALGERIENS

Il est bien évident que le terrorisme aveugle du F.L.N., en s’intensifiant, risque de creuser un fossé profond entre les travailleurs algériens et français. Les « ultras » et fascistes de tout poil n’attendent qu’une occasion pour organiser des pogroms dans les quartiers algériens.

Camarades, nous n’avons pas le droit de laisser se préparer de tels crimes. Le Parti communiste peut beaucoup, si ses dirigeants le veulent, pour empêcher une telle catastrophe qui ne profitera qu’aux ennemis de la classe ouvrière.

C’est pourquoi il est urgent de prendre contact avec les militants ouvriers algériens, qu’ils soient F.L.N. ou M.N.A., U.G.T.A. ou U.S.T.A., pour leur exprimer à la fois votre solidarité et votre réprobation à l’égard de pratiques terroristes.

Mais vous devez faire plus, vous devez voter des résolutions condamnant les attentats et demandant à la Direction du Parti de prendre ses responsabilités.

Si la Direction du Parti continue à se taire, elle prend la terrible responsabilité d’apparaître demain comme complice. Les travailleurs communistes, eux, sont solidaires de tous les hommes qui luttent pour leur liberté. Mais ils savent qu’une politique qui, pour triompher, fait confiance aux gangsters apporte souvent la dictature mais jamais la Liberté.

A. BERTRAND.


(1) Nous avons relevé dernièrement une mise au point de la section de Lille du P.C., mise au point parue dans le journal « Liberté » et ayant trait aux attentats individuels.

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