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Yves Dechézelles : La Gauche Française et les divisions de la Résistance Algérienne

Article d’Yves Dechézelles paru dans La Commune, n° 3, juin 1957, p. 5

Le massacre de Melouza a fixé brutalement l’attention sur la tragique division de la résistance algérienne. Pour la vérité et pour l’histoire, nous nous associerons à toutes initiatives qui auront pour but de faire l’entière lumière sur les circonstances qui ont préparé et entouré le massacre de trois cents villageois algériens. Mais faut-il suspendre tout jugement jusqu’au résultat d’une enquête impartiale ? Alors, il faudrait aussi nous taire sur les exactions et les crimes quotidiens de l’impérialisme. L’Histoire qui se fait, elle, n’attend pas. Nous n’avons jamais attendu, quant à nous, pour dénoncer tous les crimes, qu’ils soient racistes, colonialistes, fascistes ou staliniens. Et pourtant, de quelle immensité de moyens et de quelle foule de flagorneurs ont toujours disposé les détenteurs du pouvoir pour dissimuler la vérité ! Nous n’avons pas attendu non plus pour dénoncer, en pleine guerre civile espagnole, l’assassinat des valeureux militants de la F.A.I. et du P.O.U.M.

UN EPISODE DE LA GUERRE DES MAQUIS

Or, tout aujourd’hui révèle que la tragédie de Melouza constitue le plus sanglant épisode de la guerre des maquis F.L.N. et M.N.A. Un reportage nous avait appris, il y a plus d’un an, que toute la région du Sud-Ouest constantinois était parcourue par des groupes de l’A.L.N. liés politiquement au M.N.A. Bien que ce reportage ait été accompli au prix d’un rare courage, les cercles « avertis » de la gauche française l’avaient accueilli avec une moue dédaigneuse. D’aucuns même l’avaient qualifié d’imposture. Leur opinion était qu’il n’existait aucun groupe de combattants messalistes. Il faut croire cependant que le nom de Messali pour une foule de villageois de cette région comme de beaucoup d’autres est indissociable du patriotisme. La faute des habitants de Melouza aura été leur refus de se rallier au F.L.N. Plusieurs journalistes ont pu interroger le seul rescapé de la mosquée. Sommé de se rallier, le président de la Djemaa a déclaré : « Moi, je suis messaliste ; je le resterai même si je dois mourir » … « Nous tous avons approuvé ». Peu après, commença la fusillade.

Que le conflit F.L.N.- M.N.A. soit au centre du drame de Melouza, la lecture de la presse tout entière en fait foi. Ne parlons pas de « l’Humanité ». Le journal du parti qui a approuvé tous les crimes de Staline, qui a dénoncé Tito comme un traître, qui, lors de l’insurrection du Constantinois de 1945, a réclamé le châtiment suprême pour Messali et Ferhat Abbas, qui encore en mars 1956, votait la loi sur les pouvoirs spéciaux, s’est aligné sur la thèse du Caire et de Moscou.

Cette thèse d’après laquelle les habitants de Melouza auraient été tues par les Français ou leurs agents déguisés en fellaghas est si invraisemblable que les intellectuels les moins suspects de partialité à l’encontre du F.L.N. ont tenu aussitôt à lui exprimer publiquement leur réprobation. Si leur déclaration ne fait aucune allusion aux causes probables du massacre, c’est sans doute parce qu’ils se sont jugés insuffisamment informés à cet égard, ou encore parce qu’ils ont voulu placer leur condamnation au-dessus de toute considération politique ou même parce qu’ils ont pensé que leur avertissement serait mieux entendu par les dirigeants du F.L.N. Nous nous refusons à croire qu’ils aient voulu ignorer le caractère hautement significatif du fait que toute la population mâle d’un village, au surplus profondément nationaliste, a préféré mourir que de se rallier au F.L.N.

Mais pourquoi « Le Monde » a-t-il attendu Melouza pour révéler l’existence, non seulement de quelques groupes armés messalistes, mais de toute une province M.N.A. dans le Sud algérien ? Encore s’agit-il d’une région extrêmement vaste qui déborde largement sur l’Oranie et le Constantinois puisqu’elle irait d’Aflou, à l’ouest, à Biskra, à l’est, et d’Aumale-Boghari, au nord, à Ghardaia-Ouled Djellal, au sud. C’est au nom du M.N.A. dont le cachet rouge diffère du cachet vert du F.L.N. que se feraient les collectes et que se transmettraient les mots d’ordre. Jean-Francois Chauvel précise même que la plupart des documents saisis depuis un an dans toutes ces régions seraient des documents M.N.A. Ajoutons que les combattants faits prisonniers sont jugés par le Tribunal militaire d’Alger et qu’ils y proclament hautement leurs convictions.

Les services officiels connaissaient évidemment tous ces faits. La grande presse n’a guère pu les ignorer et si elle ne les a pas ignorés, ne doit-on pas supposer que son silence répondait au désir du gouvernement de négocier avec le seul F.L.N. ?

GILLES MARTINET AU SECOURS DE L’HISTOIRE

Pour Gilles Martinet, également, Melouza fait date. Il a choisi ce moment pour ouvrir dans « France-Observateur » un débat qui risque de diviser profondément la gauche française, j’entends celle qui a condamné avec la même force l’intervention alliée en Egypte et l’écrasement par les Russes de la révolution hongroise.

Jusqu’à ce jour, la prise de position de « France-Observateur » par rapport au F.L.N. et au M.N.A. n’avait été qu’implicite. Elle s’était traduite par d’étranges silences pour tout ce qui concerne le M.N.A. L’explication vient aujourd’hui. Le M.N.A. est un parti condamné par l’Histoire et l’Histoire est inexorable. Parfois même, elle prend pour s’accomplir le nom de Melouza.

La démonstration de Gilles Martinet s’appuie tout d’abord sur des considérations de fait : 80 % des maquis, affirme-t-il, sont pour le F.L.N. En outre, le Front dispose de tous les atouts militaires et diplomatiques. Grace à la Ligue arabe, au Maroc et à la Tunisie, le Front est maître de l’aide financière, des marchés, des voies de communication. Le ravitaillement en armes dépend de lui. Les maquis du M.N.A. seraient voués à la destruction.

Au surplus, ajoute Martinet, les programmes du F.L.N. et du M.N.A. sont presque identiques ; en tout cas, les divergences plus apparentes que réelles qui les séparent ne justifieraient pas le maintien de deux organisations séparées et rivales. Le M.N.A. devrait donc s’incliner. Ou ses militants n’auraient plus qu’un choix : mourir ou trahir. Et Martinet d’évoquer Tito et Mikhaïlovitch. Sombre épilogue à l’affaire de Melouza !

Mais, est-il bien sûr que les jeux soient faits ?

Certes, toute une série de facteurs ont jusqu’à ce jour joué contre le M.N.A. Parmi les plus importants figure, en effet, l’aide militaire, diplomatique, radiophonique que certains pays arabes ont fournie exclusivement au F.L.N.

Il est vrai que la non-admission de l’U.S.T.A. à la C.I.S.L., et cela à une voix près, celle du délégué tunisien, fut un échec grave, mais probablement provisoire, pour le M.N.A.

LE SILENCE SUR LE M.N.A.

Mais Martinet a oublié de noter un autre facteur : c’est le parti-pris de silence de la presse française, y compris de « France-Observateur », à l’égard du M.N.A. Qui donc a eu l’idée perfide d’écrire sous un cliché qui illustre l’article de Martinet : « Quand le M.N.A. pouvait encore organiser de grandes manifestations de rue à Paris » ?

Curieux usage de la dialectique ; l’on n’écrit qu’au passé sur les actions menées par un parti, mais c’est pour dire qu’il n’en est plus capable. A lire « France-Observateur » depuis un an, qui aurait pu se douter que des maquis messalistes eussent jamais existé ? L’on écrit aujourd’hui qu’ils constitueraient environ 20 % de l’ensemble, mais c’est pour ajouter qu’ils seraient en plein recul.

En vérité, le silence observé à l’égard du M.N.A. réside dès l’origine dans une option politique. Peu d’hommes en France, même parmi ceux qui se disent marxistes, ont pressenti l’ampleur de la révolution algérienne. Les amateurs de beaux programmes adaptés aux circonstances jugeaient encore possible, en 1955, de résoudre la crise algérienne par l’application loyale du Statut de 1947.

Dans le même temps, le gouvernement français écartait les propositions conciliantes de Ferhat Abbas et de Farès.

Mais devant l’ampleur des événements, la « gauche » française comprit qu’il faudrait aller beaucoup plus loin. Le Front avec tous ses alliés modérés lui apparut comme le seul interlocuteur possible. On laissa de côté les messalistes jugés trop intransigeants. C’est aussi ce que fit le gouvernement Mollet dont les représentants eurent plus de cinq conférences avec les délégués du F.L.N. Le compromis ne put être trouvé mais le F.L.N. fut renforcé dans sa prétention d’être considéré comme le seul interlocuteur valable.

METHODES ET POLITIQUES

Est-il possible aujourd’hui de ne point voir les différences profondes de politique et de méthodes qui séparent les deux mouvements rivaux ?

Il ne suffit pas, pour en juger, de comparer des textes de programmes ; il faut savoir comment sont composés les partis qui les ont exprimés. Les opportunistes et les bourgeois qui se sont ralliés au F.L.N. ont eu pour but de sauver leur vie et leurs biens et non point de contribuer à faire une révolution sociale. On sous-estime un peu trop vite le rôle de la bourgeoisie dans l’Algérie future. Il n’est pas impossible que sur les dépouilles de la bourgeoisie coloniale se constitue rapidement une nouvelle bourgeoisie algérienne.

Le M.N.A. ne comporte à cet égard aucune ambiguïté. Son homogénéité est beaucoup plus grande. Il n’a pas voulu pratiquer la politique des ralliements. Il n’y a pas de fossé dans ce parti entre les « politiques » et les « hommes de la résistance pure ».

Le F.L.N. et le M.N.A. se distinguent aussi par les méthodes.

L’anticolonialisme intransigeant des messalistes se réfère à des principes démocratiques. Il est antiraciste et antifasciste. Pour le M.N.A., les Européens d’Algérie sont des Algériens au même titre que les autres. Le M.N.A. est opposé au terrorisme aveugle destiné à créer un sentiment général d’insécurité chez les Européens. Il n’apparaît pas non plus que les maquis M.N.A. aient cherché à s’imposer par la terreur en massacrant les villageois réfractaires.

Dans la situation actuelle de l’Algérie, dans l’état d’exaspération qu’a provoqué dans les masses algériennes la répression aveugle, il a fallu au M.N.A. une rare fermeté idéologique et une forte cohésion de ses militants pour résister à certaines tentations. C’est grâce à ces traits qui sont ceux d’un parti révolutionnaire et démocratique que le M.N.A. a pu tenir en dépit de tous les facteurs contraires et que son heure arrive.

Martinet a eu raison de noter que ce n’est pas par hasard si l’idée d’indépendance est toujours étroitement associée à celle de la révolution algérienne. Telle a été la pensée constante de Messali et du M.N.A. Il est vrai aussi que le nouveau pouvoir aura à résoudre des contradictions tenant au caractère arriéré de l’économie algérienne et de son industrie peu développée. « Il faudra donc trouver des formes transitoires qui tentent de concilier l’appel aux capitaux étrangers et l’exercice effectif du pouvoir par le peuple. »

NASSER ET MESSALI

De là, Martinet entrevoit la possibilité pour résoudre ces contradictions, d’une véritable démocratie – encore que très différente de la nôtre – mais aussi d’un régime autoritaire comparable à celui de Nasser.

Voila en effet un vrai problème, mais la position de Martinet en est un autre.

Ne sait-on donc point que la raison profonde, initiale de la division des nationalistes algériens après novembre 1954 a été la volonté de Messali et de ses amis de maintenir à tout prix l’indépendance de leur parti par rapport au régime de Nasser ?

Ne sont-ce pas certaines méthodes telles que celles de Melouza qui préparent le terrain à un régime autoritaire en même temps qu’elles renforcent le camp des ultras, qu’elles aggravent la répression, reculent la solution du problème algérien et accroissent les menaces du fascisme en France. Tout cela pour aboutir peut-être à un nouveau Yalta ?

Le M.N.A. a proposé un règlement démocratique de la crise algérienne sans abandonner pour autant son programme d’indépendance. L’on prétend que son point de vue est proche de celui de Mollet ; mais en même temps c’est lui qui, par sa surenchère, fournirait des arguments aux jusqu’auboutistes français.

L’on évoque le nom même de Mikhaïlovitch. Mais qui donc a eu des conversations avec des représentants de Guy Mollet et s’il a été question avec eux de liquider un parti, n’est-ce pas le M.N.A. qui était visé ?

L’on comprend mieux aujourd’hui le silence de certains journaux. Considéré comme trop intransigeant et non réaliste, le M.N.A. avait été écarté des conversations secrètes. Mais l’on pensait bien qu’en butte à tant de facteurs contraires, l’histoire le rejetterait sans bruit.

Après le drame de Melouza, le silence est devenu impossible. Il était trop clair que le M.N.A. existait. L’on pouvait espérer que « France-Observateur » rendrait justice à un parti qui, contre vents et marées et malgré la folie du colonialisme, a maintenu des références communes avec les révolutionnaires et les démocrates français.

L’article de Martinet nous apparaît comme un curieux exercice de dialectique. A défaut d’objectivité, il a au moins un mérite. Mieux vaut que le silence un parti-pris « dialectiquement » formulé.

Yves DECHEZELLES.

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