Article de Pierre Boussel alias Pierre Lambert paru dans La Vérité, n° 462, 14 juin 1957, p. 1 et 2
AU procès intenté le 4 juin, l’avocat général a motivé sa volonté de voir la loi être appliquée dans toute sa rigueur contre les quatre rédacteurs de notre journal en présentant une distinction entre l’information (légitime) et la propagande (délictueuse).
Ceci parce qu’à peu près seuls dans toute la presse nous avons constamment tenu, face à la conspiration du silence organisée par la presse quotidienne et hebdomadaire autour du M.N.A., à faire connaître les positions de ce parti. Nous avons montré devant le tribunal, au sujet des récents massacres de Melouza, comment, une nouvelle fois, la presse avait menti par omission, en tronquant un communiqué du M.N.A. Et nous avons posé la question :
Est-il de notre devoir de rétablir la vérité ? Est-ce de l’information ou de la propagande ?
La journaliste française Claude Gérard, héroïne de la Résistance, qui,
seule parmi tous ses collègues, a eu le courage d’aller sur place en Algérie voir la vérité pour la dire, qui, par la suite, seule parmi tous les journalistes professant un « anticolonialisme » de bon aloi, a été incarcérée plusieurs mois (on ne peut sérieusement pas comparer l’arrestation d’une journée de R. Barrat), a parlé pour la première fois dans son bulletin « Inter-Afrique Presse », d’un « Lobby ». On sait que, sous ce vocable, se rassemblent aux Etats-Unis des intérêts particuliers pour assurer par des moyens divers, une pression sur les parlementaires américains aux fins de les amener à voter des lois favorables à ces mêmes intérêts.
Il serait exagéré d’écrire que le F.L.N. entretient, en France même, un tel lobby, quoique l’acharnement dans la mauvaise foi pourrait amener à le croire. Mais ce qu’il est possible d’affirmer, c’est, avec des moyens et des méthodes diverses, l’existence d’un « lobby » soi-disant anticolonialiste visant en fait à préserver la domination de l’impérialisme sur l’Algérie. Et ce lobby ne date pas d’hier. Les mêmes ont soutenu Ferhat Abbas contre Messali, puis les centralistes contre Messali, et enfin le F.L.N. contre le M.N.A. Les mêmes ont organisé la conspiration du silence contre les partisans de Messali et, quand la vérité parvient à percer, ils n’hésitent pas à colporter « en privé » des appréciations calomnieuses. Par exemple contre Claude Gérard. Dans ce lobby, il y a la direction du P.C.F. et ses amis progressistes. Rien que de très normal. Depuis toujours les staliniens ne pardonnent pas à Messali Hadj qui, rompant en 1924 avec le P.C.F. pour constituer une organisation nationaliste indépendante, n’a pas voulu subordonner sa lutte aux impératifs de la politique de Moscou, de les avoir liquidés politiquement non seulement en Algérie, mais dans toute l’Afrique du Nord. Les chefs du stalinisme français restent fidèles à eux-mêmes. En 1945, ils calomnient honteusement Messali en le qualifiant d’hitlérien, pour justifier le massacre de 45.000 Algériens du Constantinois. En 1956, ils ont voté les pouvoirs spéciaux de guerre totale. Le P.C.F. veut une place particulière dans le système politique de la préservation de la « Présence Française », c’est-à-dire du colonialisme : celle d’empêcher par tous les moyens le prolétariat français de manifester sa solidarité avec la Révolution Algérienne.
Il y a, également, les néo-colonialistes du « Monde ». Pour l’organe éclairé de la bourgeoisie française, qui possède une très claire conscience de la faiblesse de ses maîtres, et de la profondeur du mouvement de masses qui secoue la domination de l’impérialisme en Afrique du Nord, le choix est délibéré. Qu’on le veuille ou non, il faudra en arriver à traiter, estiment Beuve-Méry et ses collaborateurs, et il faut donc arriver à « monter » ceux qui accepteront de préserver l’essentiel des positions du colonialisme français, après avoir préalablement liquidé les obstacles à cette politique – ou premier rang desquels le M.N.A. et Messali Hadj, sans, pour autant, négliger ceux des responsables et militants F.L.N. qui n’accepteraient pas de voir leur lutte remettre en selle des Abbas, Farès, Mesbah, Kiouane et autres amis du « Monde ». Partisans avoués de la guerre et de la répression, pour autant que les conditions de la négociation avec ces interlocuteurs préfabriques ne sont pas réunies, Beuve-Méry et ses journalistes ne s’en sont jamais cachés. Ils désiraient seulement que guerre et répression soient menées d’une façon plus discrète afin de ne pas « entacher l’honneur de la France » colonialiste.
Dans le combat que le « Monde » mène contre Messali Hadj et le M.N.A., tous les moyens sont bons. Après avoir affirmé à longueur de colonnes l’inexistence du M.N.A. il découvre que celui-ci est en voie de liquidation (s’il est en voie de liquidation, c’est donc qu’il n’est pas inexistant). Pour une cause encore inconnue le « Monde » du 1er juin 1957 publie un long article de son envoyé spécial en Algérie sur une « province M.N.A. » (peut-être, Beuve-Méry n’étant pas présent, ses collaborateurs ont-ils sacrifié au sensationnel dans l’information) confirmant le reportage fait par Claude Gérard il y a tout juste un an. Immédiatement, à nouveau, dans les numéros suivants, silence complet sur les combattants messalistes de l’A.L.N. Plus encore : dans le même numéro, le « Monde » du 1er juin s’efforce de salir le M.N.A. en écrivant en première page :
« Dans une région où le M.N.A. conservait son influence, le F.L.N. massacre tous les hommes d’un village qui avait demandé la protection de nos troupes ».
Alors qu’en troisième page Chauvel note que :
« L’arrestation le 29 avril (de militants du M.N.A.) à Laghouat allait permettre au commandement français de démanteler l’organisation M.N.A. dans cette région. »
Curieuse façon de demander la « protection de NOS troupes » !
Démontons point par point le mécanisme de l’information tronquée : le « Monde » du 4 juin 1957 publie des extraits d’un appel du M.N.A. que nous reproduisons intégralement – en omettant quelques paragraphes significatifs. Deux exemples :
« Le gouvernement français et sa presse se précipitent avec avidité sur ce drame, cherchant à discréditer la lutte du peuple algérien pour son indépendance. Les Algériens et Algériennes n’ont que faire de la sollicitude empressée de ces gouvernants et de ces journalistes. Aujourd’hui ils prétendent que la population de Melouza aurait fait appel à la protection des troupes françaises. Comme si les troupes françaises d’occupation ne s’étaient pas cent fois souillées de crimes semblables ! Ils insultent à la mémoire de nos morts. »
Et voici le second :
« Quant à ceux qui prodiguent les bonnes paroles, ils citent par ailleurs les pouvoirs spéciaux de guerre totale contre le peuple algérien et, comme l’a montré l’affaire de Lyon, ils arment des tueurs, par ailleurs dirigeants de la C.G.T. pour attenter à la vie des patriotes algériens. »
Ce découpage du « Monde » est hautement révélateur. Le Front unique des défenseurs néo-colonialistes et staliniens de l’impérialisme français exige que ni « l’Humanité » ni « Libération » ne publient un mot de ce communiqué et que le « Monde » oublie l’information qu’il a publié un jour, sans jamais y revenir sur l’arrestation de militants F.L.N., membres de la C.A, de l’U.D. C.G.T. du Rhône, détenteurs d’un arsenal important qui devait servir « aux règlements de compte » !
Ce même jour, puis également le 6 juin, le « Monde » s’efforce de trouver (avec quelles difficultés !) une note discordante entre ce communiqué et ceux publiés par les représentants du M.N.A. à l’étranger Bouhafa et Moulay Merbah. Le premier a déclaré :
« Ce massacre ne saurait être que l’œuvre d’une main étrangère au service d’une idéologie étrangère dirigeant les forces destructrices d’un opportunisme politique et minant la lutte pour la liberté. Ce crime ne saurait entacher l’honneur du peuple algérien et celui de l’A.L.N. »
Où et en quoi ces communiqués publiés l’un à Paris, l’autre a New-York, sont-ils contradictoires ? N’accusent-ils pas l’un et l’autre, l’un les « pseudo patriotes », l’autre les « opportunistes », c’est-à-dire la même organisation ? Mais cette volonté du « Monde » procède d’un objectif précis qui se découvre avec le commentaire publié à la suite du communiqué de Moulay Merbah :
« Cette démarche du M.N.A. implique-t-elle que le mouvement revient sur son communiqué initial, aux termes duquel la responsabilité du massacre de Melouza incombait sans conteste aux pseudo-patriotes du F.L.N. ? »
L’opinion ouvrière et démocratique a été soulevée d’horreur par le massacre de Melouza. Il ne faut surtout pas que le F.L.N. soit seul impliqué dans cette affaire. Il faut par tous les moyens y associer le M.N.A. Pour les rédacteurs du « Monde », quand il est impossible de prendre ouvertement la défense des dirigeants F.L.N. chers à leur cœur (Abbas, Farès, etc.), il est indispensable que la Révolution Algérienne dans son ensemble soit assimilée à une bande de massacreurs !
ENFIN il y a la transition, dans le lobby entre les staliniens et les néo-colonialistes. Gilles Martinent est en le présentant le plus qualifié, si l’on ose dire. Réaliste, terme adepte d’une nécessité historique qui l’a amené à justifier en 1945-1946 dans la « Revue Internationale » les crimes du Guépéou, ce mal nécessaire, il exécute n’importe quelle pirouette pour tenter de se retrouver sur ses pieds.
La position politique de Martinet a été résumée dans un numéro de « France Observateur » où, ayant constaté l’absence d’une bourgeoisie nationale en Algérie il affirmait cependant l’impossibilité du socialisme en Algérie, par suite de l’incapacité du prolétariat français à assumer ses tâches. Ceci, aux fins de justifier le maintien du colonialisme derrière une façade démocratique. Martinet s’il a quelque peu reculé dans son dernier article, a trouvé un autre argument : les bases matérielles du socialisme n’existent pas, le peuple algérien ne peut avancer dans la voie de la Révolution ! Argument typique de ce menchévisme qui contestait à Lénine et à Trotsky le droit d’abattre le capitalisme en Russie sous le même prétexte ! Piètre argument que les révolutions victorieuses en Chine ou au Vietnam ont pourtant réduit à néant.
Donc ce « novateur » apporte sa petite pierre à l’édifice du mensonge dressé contre le M.N.A. Il faudra revenir sur son article. Signalons cependant, pour bien montrer la convergence entre ses méthodes et celles du « Monde », quelques passages de l’article de Martinet :
« Mais ce qui est certain, c’est que son influence (celle du M.N.A.) s’est progressivement réduite et qu’il fait maintenant figure de parti nettement minoritaire. »
Tout lecteur peut reprendre la collection de « France Observateur » et sera convaincu que, dans le passé, le M.N.A. était quasiment inexistant : A présent son influence se « réduit progressivement » !
« Le M.N.A., a, il est vrai, également revendiqué d’autres chefs (hier Ben Boulaïd et plus récemment Haouès), mais ceux-ci se sont révélés comme étant en réalité des membres du F.L.N. »
Le Dr Fanon, porte-parole du F.L.N., si l’on en croit le « Monde », a présenté Haouès à Tunis. Mais Martinet, qui sait bien des choses, aurait pu peut-être indiquer que Ben Boulaïd, signalé comme participant à la réunion de la Soummam où le F.L.N., le 20 août 1956, aurait désigné son Conseil National, était mort depuis février 1956, victime d’un attentat organisé par le même F.L.N. Et Martinet, bien informé, comme ses collègues du « Monde » s’efforce de démontrer que les divergences entre F.L.N. et M.N.A. sont uniquement d’ordre tactique. Les objectifs seraient les mêmes. Paternellement Martinet s’adresse à ceux qui se réfèrent au programme socialiste de l’Etoile Nord-Africaine pour s’efforcer de déformer la nature des divergences :
« Mais ils omettent de dire que, depuis sa fondation, c’est-à-dire depuis 1954, le M.N.A. n’a pas publié un seul texte autorisant ce programme ou présentant de nouvelles perspectives socialistes. »
Martinet aurait pu ajouter que le dirigeant du M.N.A., Mohammed Maroc, avait été condamné à deux ans de prison pour avoir publié ce programme dans la « Voix du Peuple », organe du M.N.A., en 1955, et différents autres tracts et documents dont le contenu socialiste était très clair. Sans même parler des déclarations de Messali Hadj, il aurait pu en tout cas utilement assister au procès des trotskystes le 4 juin et, là, il aurait entendu Maroc définir clairement au nom du M.N.A et en sa qualité de témoin, les positions socialistes de son organisation qui, il faut d’ailleurs l’ajouter, ne s’identifient néanmoins pas avec la définition trotskyste. Mais Martinet préfère autre chose. Il préfère en balançant soigneusement son propos, écrire que :
« Messali court le risque de se voir abandonner par un certain nombre de ses partisans, mais cette faiblesse et cet isolement ne le conduiront pas nécessairement sur le chemin d’une « capitulation » ou d’un « ralliement » qui serait le désaveu de toute sa vie. »
Admirez le « nécessairement » !
Ou encore :
« Leur méfiance (des véritables chefs du F.L.N.) ne s’étend pas seulement à Messali Hadj, mais aussi à ceux qui les ont ralliés, à Ferhat Abbas comme aux élus de la défunte assemblée algérienne. Ils ont besoin d’eux, ils sont fiers de leur raliement, etc. »
N’en jetez plus ! Mais si la méfiance de ceux qu’il qualifie de véritables chefs du F.L.N., donc, à ses yeux, de chefs de la Révolution algérienne à l’égard de Messali Hadj s’exerce de la façon que le massacre de Melouza montre – envers les réformistes ex – et futurs béniouiouis Farès, Madani, etc., elle s’exprime par leur intégration à la direction de leur mouvement ! Cela se passe de commentaires.
En fait, sous une forme typiquement stalinienne, procédant par allusions perfides, tout l’article de Martinet vise à démontrer que le « vieux » Messali ferait bien de faire place à ces jeunes et vigoureux réalistes, qui ont noms Kiouane, Yazid et autres. Avec le « Monde » et les staliniens il tend à faire accroire que :
« D’anciens villages M.N.A. peuvent être amenés à demander l’aide de l’armée française plutôt que d’avoir à rendre des comptes au F.L.N. », insinuant perfidement que Messali Hadj, malgré tout, sans l’être tout à fait serait tout de même un « Mikhaïlovitch ».
Fraude impudente, car toutes les informations démontrent que les combattants messalistes ne s’arment que de ce qu’ils prennent sur l’armée française, alors que le F.L.N. est « armé par l’étranger », comme l’écrit lui-même Martinet. Il suffit de lire la brochure du défunt Pyade sur la fable de l’aide russe à la lutte armée yougoslave pour montrer que l’essentiel de l’armement de Tito provenait des prises directes sur l’armée allemande, contrairement à Mikhaïlovitch, supérieurement armé par les Anglais !
FRANCE-SOIR » ne fournit que rarement des informations valables. Pour une fois, quoique enrobé d’un commentaire contestable, on peut lire dans le reportage de Jacques Chapuis cette information que le chef de la bande F.L.N. qui a organisé le massacre de Melouza a dit :
« Allah est le plus puissant là-haut, le front (F.L.N.) est le plus puissant ici-bas Il ne craint pas le gouvernement d’Alger. Comment vos petits douars pourraient-ils l’effrayer ? »
Cette parole porte la marque de l’authenticité la plus réelle. Elle exprime dans son fond la divergence de principes entre F.L.N. et M.N.A. Messali depuis trente ans combat pour rendre la « Parole à son peuple », pour le droit du peuple algérien à disposer de lui-même, pour des élections libres, pour la Constituante algérienne. Le F.L.N. cherche un compromis avec l’impérialisme qui, lui donnant une participation au pouvoir, une plus grande place de ce qui est réservé jusqu’à présent au domaine exclusif de l’impérialisme, comme l’écrivait Yazid en août 1954, dans un système où le colonialisme conserverait ses positions, a peur du peuple, refuse de permettre « aux petits douars » l’expression libre.
Authentique également – les déclarations faites par les accusés du M.N.A., à Alger et ailleurs, le montrent surabondamment – cette parole de Toumi Saïd, assassiné à Melouza :
« Moi, je suis messaliste, je le resterai même si je dois mourir ».
Les massacres de Melouza ne servent que la cause du colonialisme. Ils sont condamnés par tous ceux qui estiment que le peuple algérien combat pour disposer librement de son sort. Ils seront condamnés par les combattants sincères à quelque tendance nationaliste qu’ils appartiennent.